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En novembre 2010, l’Iso (Organisation internationale de normalisation) publiait des lignes directrices sur la responsabilité sociétale des organisations : un texte dont la nature est inédite, et qui a fait l’objet d’un processus d’élaboration tout à fait original. Inédit, car il vise à codifier les rapports entre les organisations (principalement économiques) et les sociétés civiles, aux niveaux nationaux comme au niveau mondial. Original, car la démarche a associé une grande diversité d’acteurs à une échelle internationale dans la recherche d’un consensus susceptible de recueillir l’accord du plus grand nombre. Ce processus mérite d’être analysé avec attention : malgré ses imperfections, l’expérience et les leçons à en tirer peuvent servir de référence pour de futures négociations sur la régulation des activités économiques.
Bien que les normes Iso revêtent un caractère volontaire, elles résultent d’un accord entre producteurs et consommateurs (ou utilisateurs), ce qui, dans le monde, leur confère une place quasi-incontournable pour les milieux professionnels en matière de spécifications techniques. Cependant, ce qui s’impose dans le domaine technique n’a pas d’équivalent dans un domaine marqué par le « social » (au sens large) ou le « sociétal ». L’Iso en a bien eu conscience lorsqu’elle a décidé d’élaborer des lignes directrices sur la responsabilité sociale des organisations. Aussi a-t-elle dérogé à ses propres règles d’élaboration de normes en réunissant un groupe de travail composé de délégations nationales à partir de six catégories de « stakeholders » (parties prenantes) : gouvernements, entreprises, syndicats de salariés, consommateurs, ONG, consultants et enseignants-chercheurs. Cette diversité assurait au processus d’élaboration une assise plurielle, à partir de compétences différenciées, l’Iso ne jouant qu’un rôle de catalyseur.
Aux côtés des industriels et des consommateurs réglementairement associés pour la production des normes Iso, figuraient ainsi pour la première fois quatre groupes d’acteurs distincts – dont les gouvernements, placés sur un pied d’égalité avec les autres. Une quarantaine de « groupes de liaison » ont été ajoutés : des organisations internationales particulièrement actives pendant le processus, allant d’organismes des Nations unies à des ONG, en passant par des fédérations professionnelles et des instances régionales (Union européenne), sans oublier la Confédération syndicale internationale et l’Organisation internationale des employeurs.
L’Organisation internationale du travail (OIT) a d’abord manifesté un certain mécontentement à l’égard de l’Iso, qui venait ainsi, au moins sur les questions relatives aux droits humains au travail et aux relations employeurs-salariés, empiéter sur ses prérogatives. Après une période de tension, les deux organisations sont parvenues à un accord, l’Iso accordant à l’OIT un statut de « partenaire privilégié », avec un siège dans le groupe de rédaction et un quasi droit de veto sur les productions du groupe de travail.
Le processus, qui a duré cinq années et abouti en 2010, s’est avéré complexe. Sous la houlette d’une présidence, l’élaboration reposait sur un groupe de travail composé de délégations d’une soixantaine de pays et des groupes de liaison. Chaque délégation nationale pouvait être composée de six experts et de six observateurs (un par catégorie de parties prenantes). Ce sont ainsi entre 300 et 500 participants, d’origines géographiques et professionnelles très diverses, qui se sont retrouvés au moins une semaine par an, pendant cinq ans, en assemblée plénière. Le groupe de travail déléguait à des groupes techniques (en fait un seul groupe, à partir de 2008 : l’IDTF, Integrated Draft Task Force) le soin de préparer les sessions plénières, d’analyser les commentaires sur les versions proposées, de rédiger de nouvelles propositions, d’animer les réunions et de diriger les négociations. La vingtaine de personnes qui en ont fait partie ont joué un rôle décisif : non seulement ils pilotaient le processus, mais c’est eux qui appréciaient le degré des consensus.
Le consensus est la règle de décision à l’Iso : c’est la condition pour que se poursuivent les travaux. Il ne signifie pas unanimité, mais suppose un large accord sans que ne se manifestent des oppositions irréductibles. Son appréciation reste néanmoins une affaire d’intuition. Le passage en force étant a priori exclu, il faut tout l’art de la négociation, l’attention vigilante et la patience des animateurs pour parvenir à des compromis entre des positions souvent très éloignées, venant de participants sans expérience des enceintes diplomatiques et qui, souvent, n’ont jamais participé à un processus de normalisation.
En principe, chaque délégation nationale s’appuyait sur des « comités-miroirs nationaux », constitués, à l’image des délégations, de représentants de chaque partie prenante. Naturellement, leur existence et leur vitalité ont été très variables selon les cas. Le comité-miroir français (qui a tenu une trentaine de réunions plénières en cinq ans), où se débattait le vote de la France à chaque étape1, a probablement été l’un des plus actifs. Tous les pays étaient invités à participer et leur nombre a plus que doublé entre le début et la fin du processus, passant de 43 à 91.
Les commentaires sur les versions successives proposées par le groupe de travail ont été très nombreux : entre 2 000 et 7 200 pour chacune des six versions ayant donné lieu à commentaires2, soit un total de plus de 25 000. Ils représentent une véritable mine d’informations reflétant la diversité des appréhensions, des compréhensions, des préoccupations et des pratiques à propos de la responsabilité sociale, selon les pays et les acteurs.
L’Iso a cherché à mettre toutes les chances de son côté pour garantir la légitimité d’une démarche qui n’était pas acquise d’avance: groupe de travail avec des membres nombreux, experts venant de tous horizons socioprofessionnels, place importante faite aux organisations de la société civile, large représentation d’organisations internationales, démultiplication des discussions au niveau des pays, préoccupation de la diversité linguistique, processus de délibération permettant une large expression… Cet agencement cependant, n’est pas exempt de limites.
Malgré l’innovation qu’ont constituée les « task force » linguistiques3, la prégnance de la langue anglaise gêne bien entendu l’expression des ressortissants de pays non-anglophones, surtout lors de discussions portant sur des nuances terminologiques et lexicologiques. À travers la langue, surtout, ce sont la culture et le mode de pensée anglo-saxons qui, de fait, s’imposent. On a ainsi relevé qu’une quarantaine de termes ou de locutions-clés utilisés dans la norme soulevaient des difficultés de traduction dans toutes les autres langues. La majeure partie des interventions orales étaient d’ailleurs le fait de personnes originaires de pays anglo-saxons ou ayant fait des études supérieures dans ces pays.
Le processus soulève aussi des questions de représentativité. L’Iso a fait un effort pour que les pays en développement soient représentés et le nombre de leurs représentants s’est accru au fil du temps (de 110 en 2005 dans les assemblées plénières à environ 250 en 2010, contre 120 à 140 originaires des pays développés). L’écart numérique ne doit cependant pas faire illusion : à l’exception de quelques grands pays comme la Chine, l’Inde et le Brésil, l’influence des pays développés est restée prédominante. En atteste la composition du groupe de rédaction, pièce maîtresse du dispositif. La présence aux réunions a pu soulever des difficultés financières aussi pour certains, notamment les pays pauvres et les ONG, chaque participant devant trouver ses propres moyens de financement – malgré quelques bourses accordées par l’Iso.
En 2008, sur 64 pays représentés, 30 n’avaient qu’un seul représentant et seulement 7 avaient une délégation complète (au moins 6 experts). En 2010, 64 pays (sur 91 membres du groupe de travail) étaient représentés par au moins un expert, 22 n’avaient qu’un seul délégué et 6 seulement une délégation complète. Du côté des groupes de liaison, on observait un assez fort absentéisme : 27 sur 42 étaient représentés et on notait particulièrement l’absence des organisations des Nations unies (hors OIT et Global Compact).
Il est arrivé, par ailleurs, que des délégués changent de catégorie (partie prenante, groupe de liaison) d’une réunion à l’autre, au gré des places disponibles dans les délégations. Il s’est ainsi formé au fil des ans un corps d’experts (100 à 150 personnes) qui ont porté l’élaboration de la norme, sans qu’on ait toujours déterminé avec précision de qui provenait leur mandat. En particulier, les consultants constituaient de loin le groupe le plus nombreux et certains y ont vu un risque de dévoiement du processus.
Les enjeux dépendaient plus des clivages entre parties prenantes qu’entre pays.
Chaque délégué se trouvait donc à la fois représentant de son pays et d’une catégorie de stakeholder. Cette ambivalence a pu soulever quelques problèmes. Les groupes de stakeholders, en effet, ont pris progressivement de l’importance : dès 2007, ils se réunirent quotidiennement lors des assemblées plénières pour se concerter et pouvoir porter une parole commune devant l’assemblée. Dès lors, les enjeux de la négociation paraissaient dépendre beaucoup plus des clivages entre groupes de parties prenantes qu’entre pays4. Ce choix d’accorder la priorité aux discussions dans les groupes de parties prenantes permettait d’élargir les points de vue, mais reléguait les conceptions nationales au second plan. Celles-ci sont revenues en force en 2009, motivées par le fait que le vote devait se faire par pays : les prises de position ont pris, à partir de ce moment, un caractère plus politique.
Sur un certain nombre de points-clés, la norme marque des avancées par rapport à des approches préexistantes5. Ainsi, le principe de précaution a fini par être intégré dans les parties relatives à la protection de l’environnement et des consommateurs, malgré l’opposition des États-Unis6. Alors qu’il était quasiment absent au début des discussions, le développement durable a été admis comme un objectif transversal. De même, le principe de « redevabilité » (accountability) a fait une entrée remarquée, soulignant ainsi que toute organisation n’existe et ne se développe que par son encastrement dans la société et qu’elle a donc des dettes à son égard. La responsabilité sociétale, elle-même, est conçue comme une démarche holistique qui ne saurait dissocier les différentes dimensions (sociales, environnementales, éthiques…) qui la composent. Le texte dépasse les conceptions anciennes de la responsabilité des organisations, en rappelant que la philanthropie ne saurait être utilisée comme un substitut à l’intégration de la responsabilité sociale dans le cœur du management. Enfin, l’Iso 26000 énonce que la responsabilité sociétale suppose l’exercice du devoir de vigilance (due diligence) dans la sphère d’influence d’une organisation, ouvrant ainsi la voie, par exemple, à la responsabilisation des sociétés mères vis-à-vis de leurs filiales et de leurs sous-traitants.
L’Iso 26000 ouvre la voie à la responsabilisation des sociétés vis-à-vis de leurs filiales et de leurs sous-traitants.
En fin de compte, malgré la présence inédite dans ce processus de représentants de la société civile, le contenu du texte reste marqué par les préoccupations des entreprises et par la langue des affaires – la majeure partie des participants évoluant dans ce monde. Si on relève une grande insistance sur le dialogue avec les parties prenantes, le texte est pratiquement muet sur la contribution des organisations à la production de biens communs ou de valeurs publiques. Sa principale faiblesse cependant réside dans son statut, une concession faite aux États-Unis : en effet, cette norme ne peut théoriquement pas être interprétée comme une « norme internationale », au sens des Accords de Marrakech ayant établi l’Organisation mondiale du commerce. Elle n’est destinée ni à servir de base à une action en justice, ni à être citée comme une preuve de l’évolution du droit coutumier international.
L’élaboration de l’Iso 26000 n’aurait pas été aussi complète, ni aussi aboutie, si l’on n’avait réuni que des représentants de gouvernements.
Pour conclure, on reconnaîtra que le cénacle qui réunissait les acteurs conviés à élaborer l’Iso 26000 comprenait un large éventail de préoccupations. Malgré les difficultés inhérentes à cette démarche originale, l’Iso a réussi le pari de légitimer le processus d’élaboration de la norme. Celle-ci n’allait pas de soi, venant d’un organisme international privé qui ne s’était encore jamais aventuré sur un terrain de nature politique. Iso 26000 est aujourd’hui le seul texte de portée mondiale, et le plus complet, en matière de responsabilité sociétale. Ses principes, repris par l’Onu, l’OCDE ou l’Union européenne constituent une référence incontournable pour toute organisation s’engageant dans la mise en œuvre d’une politique de responsabilité sociétale. L’élaboration n’aurait pas été aussi complète, ni aussi aboutie, si l’on n’avait réuni que des représentants de gouvernements. Cette expérience a donc aussi révélé, de manière inattendue, une efficacité que les processus intergouvernementaux de type onusien n’ont pas toujours ! Elle ouvre une voie nouvelle pour des discussions à des échelles nationales et internationales.
1 Sur un total de 163 membres de l’Iso en juin 2010, 104 disposaient du droit de vote.
2 Il y a eu, au total, une quinzaine de versions et sous-versions.
3 Francophone, hispanophone, germanophone, arabophone, russophone.
4 Cela ne signifie pas que chaque groupe était homogène : si ce fut le cas pour les consommateurs, les syndicats et dans une certaine mesure les consultants et enseignants-chercheurs, les gouvernements et les entreprises ont souvent eu des difficultés à trouver un terrain d’entente.
5 Par exemple, le Livre vert de la Commission européenne sur la responsabilité sociale des entreprises, publié en 2001.
6 Principale raison du vote négatif des États-Unis.