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Dossier : Richesse : les nouveaux indicateurs

Nouveaux indicateurs De la parole aux actes

Les indicateurs façonnent le réel et structurent notre vision du monde. Le Forum international pour le bien-vivre 2022 s’est donné pour mission d’accélérer ce changement de boussoles et de traduire en actes un nouveau modèle de développement. Retour sur les cinq défis à relever.


1 Le défi démocratique

Définir de nouveaux indicateurs n’est certainement pas qu’une question technique. Ils disent ce à quoi nous accordons de la valeur, ils définissent la façon d’analyser notre société, et donnent le cap aux décisions. Chacun d’entre nous est concerné et légitime pour délibérer sur « ce qui compte » et sur « comment on le compte ».

Comment mettre en œuvre un véritable processus collaboratif, associant acteurs et intérêts souvent divergents ? Comment dépasser les seules consultations non contraignantes ou enquêtes sur les préférences individuelles, pour construire du commun, base d’une décision collective ?

Il s’agit de délibérer sur les « seuils de suffisance », selon le terme utilisé par le Bhoutan dans la construction de son indicateur phare, le Gross National Happiness (GNH, ou « Bonheur national brut »). De décider, collectivement, comment, pour reprendre les mots de Gandhi, « vivre tous simplement pour que tous puissent simplement vivre », dans les limites planétaires à ne pas dépasser pour préserver notre écosystème1.

2 Le défi du temps long

Ce défi est celui de prendre au sérieux le constat de l’incompatibilité entre notre modèle de développement, basé sur la croissance économique à courte vue et le respect de nos écosystèmes. Comme l’a montré Nicholas Georgescu-Roegen2, une croissance économique matérielle infinie est impossible sur une Terre limitée, puisque la reproduction de la vie se fait sur une échelle de temps long qui n’est pas celle de la décision humaine.

Prendre en compte ce temps long suppose de se détacher des seuls indicateurs économiques court-termistes, pour penser l’investissement à long terme sur des activités vitales. Cela implique d’intégrer les enjeux écologiques, comme le propose le Donut, mis en œuvre à l’échelle de la Région Bruxelles capitale.

Cela demande également, sans doute, et comme le propose Patrick Viveret, de « s’attaquer à la suprématie de l’unité de compte commune au PIB, à l’échange, au crédit et à la fiscalité, c’est-à-dire à la monnaie elle-même », pour penser des unités de compte qui considèrent autant la valeur sociale et environnementale de l’activité que le temps long – citons par exemple une création monétaire conditionnée à des critères écologiques.


3 Le défi des interdépendances

Au temps long, qui représente l’interdépendance entre présent et futur, viennent se joindre deux autres formes d’interdépendances qu’il est nécessaire de prendre en compte. Pour Fiona Ottaviani et Eléonore Lavoine, « intégrer ces interdépendances [est la condition pour] appréhender la complexité des situations et concevoir des réponses couplées sur différents enjeux (crise climatique, inégalités galopantes, etc) ».

Il s’agit tout d’abord de considérer l’impact des actions menées en un lieu sur les autres territoires de la planète. Pour reprendre les mots de Bruno Latour, cela revient à « prendre en charge, pour chaque sujet, pour chaque territoire, le monde où l’on vit en le reliant explicitement au monde dont on vit.3 » En d’autres termes, intégrer la soutenabilité de tous les territoires de la planète, en interrogeant notamment l’extraction de matières premières nécessaires à notre propre consommation. Il s’agit, en définitive, de prendre conscience de notre responsabilité vis-à-vis du monde.

Le deuxième enjeu est de ne pas tomber dans la tentation d’une juxtaposition des indicateurs et des diagnostics (social, environnemental, économique), ne permettant pas de penser l’interaction entre ces champs.

Un indicateur peut masquer des situations socio-environnementales médiocres derrière de « bons » résultats économiques.

Très concrètement, un indicateur additionnant ces trois dimensions en un seul résultat synthétique ne permet pas de prendre la mesure de la situation réelle : il peut masquer des situations sociales ou environnementales médiocres derrière de « bons » résultats économiques.

Au-delà de cet exemple, il s’agit également de prendre en compte les interactions entre domaines. Les conséquences des problèmes environnementaux (accès à l’énergie, à l’alimentation, à l’eau, efforts d’adaptation sur les modes de transport, etc.) viennent peser en premier lieu sur les plus précaires. Comme le souligne Ramzig Keucheyan4, la notion d’« inégalités écologiques » permet de montrer que les différentes catégories de population ne sont pas égales face au changement climatique.

4 Le défi des inégalités

Cela nous amène à la question des inégalités sociales. Il s’agit ici non seulement de ne laisser personne « tomber en dessous du plancher social », mais également d’affronter la question de la répartition des richesses. Le rapport d’Oxfam de 20215 montre que les 10 % les plus riches de la population mondiale sont responsables de 52 % des émissions de CO2 cumulées.

Vivian Labrie pose ce qui devrait être une évidence : « L’amélioration des revenus et des conditions de vie du cinquième le plus pauvre de la population passe avant l’amélioration des revenus et des conditions de vie du cinquième le plus riche. Si simple et pourtant si difficile à introduire, ce principe d’action est assez incontournable pour apprendre à vivre autrement. »

Il s’agit de penser des indicateurs qui intègrent la question des conditions de vie et du bien-être de la population.

Concrètement, cela demande de penser des indicateurs qui intègrent la question des conditions de vie et du bien-être de la population, comme l’indicateur Ibest, mis en place par la Métropole de Grenoble. Cela suppose également de ne pas s’arrêter sur des indicateurs basés sur des moyennes, mais de considérer l’échelle des revenus et de pointer les disparités.

Côté pratique, cela suppose des actions différenciées selon les catégories de population. Il ne s’agit pas seulement de couvrir les besoins vitaux (c’est-à-dire ne laisser personne sous le plancher social), mais aussi de définir et appliquer les plafonds (de revenus et de modes de vie) souhaitables pour rester dans ce que Kate Raworth appelle « l’espace juste et sûr pour l’humanité ». Ainsi, on prendra en compte une autre forme d’interdépendance, l’interdépendance entre humains. Ou, pour reprendre les mots des sagesses africaines, l’ubuntu : « Je suis parce que tu es. »

5 Le défi des droits de la nature

Je termine par le défi qui conditionne la possibilité même de vie sur Terre. Comment transformer notre vision du monde, changer d’indicateurs pour prendre la pleine mesure de cette planète qui nous accueille ?

Pour Alberto Acosta, « il est grand temps de comprendre la nature comme une condition fondamentale de notre existence et, par conséquent, comme la base des droits et libertés collectifs et individuels. Tout comme la liberté individuelle ne peut s’exercer que dans le respect des mêmes droits pour les autres êtres humains, la liberté individuelle et collective ne peuvent s’exercer que dans le respect des droits de la nature. »

Dans la pratique des indicateurs, cela pose la question de la hiérarchisation de l’importance des indicateurs écologiques face aux indicateurs économiques. Cela nous amène aussi sur le terrain des droits, en donnant une personnalité juridique à des entités naturelles (voir l’interview de Pascal Ferren), pour ne donner aux humains que le droit à une utilisation écologiquement durable. Alberto Acosta parle de « droits existentiels ». Des premières expériences existent6, sur différents continents.

L’enjeu fondamental se situe dans la reconnaissance de nouvelles interdépendances.

Acosta nous alerte : « La tâche n’est pas facile. [Le] “droit d’avoir des droits” a toujours été obtenu par des luttes politiques pour changer les représentations, les coutumes et les lois qui nient les droits. » Cela passe donc aussi par un changement de notre rapport au monde, la reconnaissance de nouvelles interdépendances qui rétablissent la relation entre les humains, la Terre-mère et les autres êtres avec qui nous partageons la planète.

Le manifeste « Prendre le cap du bien-vivre : compter ce qui compte », propose à ses signataires de constituer un réseau pour relever ces défis, continuer à chercher, innover, expérimenter, mettre en œuvre, pour réussir à réorienter notre trajectoire humaine vers une société socialement juste et écologiquement soutenable, solidairement, aux quatre coins de la planète. C’est pourquoi je propose à chacune et à chacun – citoyen, chercheur, élu, agent de collectivités ou du secteur économique – de le signer et de participer à l’aventure ! 

 

Pour aller + loin
  • Le manifeste du ForumLe manifeste « Prendre le cap du bien-vivre : compter ce qui compte », proposé à signature lors de la clôture du deuxième Forum international pour le bien-vivre, pointe l’importance de réinvestir le champ des indicateurs. Il propose d’accélérer le changement de boussole et de traduire en actes le bien-vivre. À retrouver sur www.capbienvivre.org

 

Dossiers de la Revue Projet

  • « Qui décide de ce qui compte ? »,
    Revue Projet, n° 331, 2012.
  • « Comment mesurer le bien-vivre ? »,
    Revue Projet, n° 362, 2018.

À venir dans l’espace Variations de la Revue Projet, des articles en lien avec le Forum international pour le bien-vivre 2022.

H. Poissonnier, « Entreprise et bien commun : quelle contribution ? »
J.-P. Sagadou, « Ubuntu : une philosophie de l’interdépendance »
R. E. Folikoué, « La co-étance, un paradigme pour mieux consommer »
F. Argoud, « Bien-vivre. Enquête en écolieu »

 

 

Glossaire

  • Boussole : instrument servant à indiquer des directions possibles
  • Convention : accord sur une représentation partagée du monde commun
  • Données : sources initiales d’information
  • Évaluation : l’évaluation est une opération de jugement sur la valeur d’une action
  • Indicateur : « une statistique à laquelle on attache une importance particulière pour la connaissance, le jugement et/ou l’action » (Paierez, 2002)
  • Indice : agrégation de plusieurs indicateurs ayant des unités différentes (euros, pourcentage, etc.) pour l’exprimer sur une échelle de 0 à 100
  • Mesurer : mise en chiffres de la convention
  • Monétarisation : fait de donner une valeur économique en monnaie à un phénomène
  • Observation : l’observation permet de mieux connaître et comprendre une situation
  • Performatif : est performatif quelque chose (indicateurs, théories, etc.) qui participe à la transformation des représentations et de l’action des personnes
  • Quantification : correspond au fait de convenir et de mesurer (Desrosières et Kott, 2005)
  • Variable : donnée sur laquelle porte l’indicateur
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1 Les limites planétaires sont les seuils que l’humanité ne devrait pas dépasser pour ne pas compromettre l’équilibre des écosystèmes à l’échelle planétaire. Ce concept a été proposé en 2009 par une équipe internationale de 26 chercheurs. On considère aujourd’hui que l’on a franchi six de ces neuf limites.

2 Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance. Entropie, écologie, économie, éditions Sang de la Terre, 2020 [1979].

3 Bruno Latour, Où atterrir ? Comment atterrir en politique, La Découverte, 2017.

4 Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille, Zones, 2014.

5 Oxfam, Le virus des inégalités, rapport 2021.

6 Victor David, « La lente consécration de la nature, sujet de droit », Revue juridique de l’environnement, vol. 37, n° 3, 2012.


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