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Dossier : Alimentation : l’autre affaire du siècle

Ukraine Bombe alimentaire

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L’alimentation de plus de deux milliards d’individus dépend de la Russie et de l’Ukraine. Les autres pays exportateurs ne pourront compenser seuls les déséquilibres suscités par la guerre.


L’invasion de l’Ukraine par la Russie a replacé l’alimentation au cœur des préoccupations mondiales, alors que les deux pays engagés dans les combats sont d’importants producteurs et exportateurs de céréales et d’oléoprotéagineux. Dotés de terres noires très fertiles (tchernozem), ces deux États du bassin de la mer Noire concentrent 15 % de la production mondiale de blé tendre et 30 % des exportations de cette ressource, utilisée notamment pour la fabrication du pain.

L’offensive russe du 24 février 2022 a marqué un coup d’arrêt à ces échanges et à la mise en disponibilité de denrées alimentaires de base. La déstabilisation des marchés mondiaux et la volatilité des prix font alors réapparaître le spectre de l’insécurité alimentaire dans les pays dépendants des ressources ukrainiennes et russes, tandis que les conséquences de la crise du Covid-19 se font toujours ressentir.

Depuis la chute de l’URSS et le début du XXIe siècle, et à la suite de l’embargo alimentaire décrété par la Russie en 2014, le développement de cultures agricoles stratégiques a constitué un véritable moteur de croissance en Russie et en Ukraine. Bénéficiant d’investissements étrangers, surtout pour les semences, ces politiques ont porté leurs fruits : la production agricole ukrainienne occupe aujourd’hui 30 millions d’hectares (à titre comparatif, la production française en occupe 26 millions). Les besoins intérieurs étant faibles (44 millions d’habitants), le pays dégage d’importants surplus lui permettant de se positionner sur les marchés mondiaux.

En vingt ans, l’Ukraine a multiplié ses exportations agricoles par six en volume et par douze en valeur.

Avant l’invasion russe, l’Ukraine exportait ainsi 80 millions de tonnes de grandes cultures (céréales, protéagineux, oléagineux) sur les 110 millions qu’elle produisait. Par comparaison, la France exporte la moitié de ses 80 millions de tonnes. En vingt ans, l’Ukraine a multiplié ses exportations agricoles par six en volume et par douze en valeur. Cette performance lui a permis de devenir une pièce maîtresse du commerce, notamment du blé, dont les exportations représentent 12 % du total mondial (soit, en moyenne, 20 millions de tonnes par an).

La Russie, elle, pèse pour 18 % des exportations mondiales de blé. L’importance de ces deux pays sur les marchés agricoles concerne aussi d’autres productions : la Russie est le premier exportateur d’avoine, de seigle, d’orge et de sarrasin, tandis que l’Ukraine représente 20 % des exportations mondiales de maïs, 20-25 % de l’orge et du colza, et 50 % du tournesol.

Importations en danger

La guerre est donc venue déstabiliser ces exportations et les équilibres habituels sur les marchés mondiaux, notamment à cause de l’immobilisation des ports ukrainiens en mer Noire – principalement Odessa, Mykolaïv, Chornomorsk et Yuzhny, uniques voies de sortie maritimes des denrées agricoles du pays. Alors que l’Ukraine a enregistré une récolte record en 2021, on estime qu’un million de tonnes d’orge, deux millions de tonnes d’oléagineux, sept millions de tonnes de blé et 15 millions de tonnes de maïs sont bloquées à quai depuis le début du conflit.

Outre la décision ukrainienne d’interdire les exportations de blé pour garantir au maximum la sécurité alimentaire de sa population, la chute des exportations s’explique en partie par l’utilisation de l’alimentation comme outil géopolitique et stratégique par la Russie. En décrétant un embargo sur plusieurs produits à l’export, la Russie pourrait conditionner l’envoi de ces ressources au soutien (ou à la neutralité) des pays à l’égard des actions de Vladimir Poutine en Ukraine.

Ces tensions sur les marchés agricoles ne sont pas sans risque pour l’alimentation mondiale, alors que la dépendance au blé est croissante : environ 800 millions de tonnes sont consommées chaque année dans le monde contre 600 millions au début du XXIe siècle. Face à l’importance des exportations russes et ukrainiennes, les équilibres alimentaires sont remis en question. Vingt-sept pays dépendent à plus de 50 % de l’origine russe ou ukrainienne pour leurs importations de blé – soit 750 millions de personnes – et près de cinquante pays en dépendent à plus de 30 % – soit 1,3 milliard de personnes.

Le blé a vu ses prix s’envoler depuis le début de la guerre, atteignant début avril 360 euros la tonne.

Toutefois, les conséquences et les niveaux de dépendance n’ont pas la même intensité et donc la même gravité selon les lieux. Les plus touchés se concentrent majoritairement au Moyen-Orient, en Afrique (du Nord, subsaharienne et de l’Est, surtout) et en Asie du Sud-Est, en raison notamment de grands écarts entre la production et la consommation. L’Égypte, par exemple, plus gros importateur de blé (90 % provient de Russie et d’Ukraine), produisait, en 2020 et 2021, neuf millions de tonnes de blé pour une consommation de 20 millions de tonnes.

D’autres pays s’inquiètent de la chute des importations, dont le Yémen et la Tunisie, dépendants à 40 % des exportations de blé russe et ukrainien, le Liban à 70 % et la Turquie à 80 %. Alors que les équilibres agricoles et alimentaires étaient déjà fragilisés dans ces pays – guerre au Yémen, inflation à 6 % en Tunisie, croissance de la population, diminution des récoltes en raison des sécheresses –, l’augmentation des prix des ressources de base, causée par l’emballement des marchés mondiaux et l’anticipation des volumes d’export à l’arrêt, déstabilise davantage les populations.

Le blé, céréale de base pour 35 % de la population mondiale, a ainsi vu ses prix s’envoler depuis le début de la guerre, atteignant début avril 360 euros la tonne (150 euros au printemps 2020, 280 euros avant le conflit). Ces hausses interviennent dans un contexte global déjà tendu après deux années de crise sanitaire, entre perte de pouvoir d’achat, inflation, augmentation du prix des denrées, difficultés logistiques et de main-d’œuvre.

De fait, la guerre en Ukraine est venue aggraver les instabilités alimentaires et agricoles mondiales déjà présentes avant le 24 février. Selon la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), en 2020, deux milliards de personnes n’ont pas eu accès à une nourriture adéquate et près d’un million souffrait de la faim. Si les exportations de céréales russes et ukrainiennes ne reprennent pas, la FAO estime que 8 à 13 millions de personnes supplémentaires dans le monde risqueraient de souffrir de sous-nutrition en 2022-2023.

Fausse aubaine

Face à l’urgence de la situation et la crainte de soulèvements populaires, certains pays, comme l’Égypte, augmentent les subventions continuer à se nourrir. Le risque est encore plus élevé dans les pays d’Afrique subsaharienne ou de l’Ouest, fortement dépendants du blé russe et ukrainien, où les subventions publiques sont inexistantes et les stocks de céréales assez bas. Enfin, les Ukrainiens demeurent les premiers touchés par les conséquences de la guerre et par le risque de crise alimentaire.

Pour limiter les conséquences de l’invasion russe sur l’alimentation, des mesures d’urgence sont mises en place, comme l’initiative « Farm » (Food and Agriculture Resilience Mission) lancée par la France, qui vise à garantir la sécurité alimentaire des pays les plus vulnérables. La chute des exportations ukrainiennes peut d’ailleurs être perçue comme une aubaine pour certains pays exportateurs, qui peuvent se positionner sur les marchés mondiaux pour combler les manques (Brésil, États-Unis, Inde, Australie, etc.). Toutefois, les rééquilibrages commerciaux et les opportunités qui en découlent traduisent des tensions et peuvent fragiliser la sécurité alimentaire de millions de personnes.

Il est peu envisageable de remplacer rapidement les variables de dépendance et d’augmenter la production. 

Si ces marchés alternatifs proposent des prix trop élevés, les États importateurs seront incapables de diversifier leurs sources d’approvisionnement et de satisfaire les besoins internes. Dans ce contexte, des mesures sont mises en place pour augmenter les productions nationales, destinées à la consommation interne ou à l’export. Mais il est difficilement envisageable de remplacer rapidement les variables de dépendance et d’augmenter la production, l’agriculture se jouant sur des temps longs et les coûts environnementaux ne devant pas être négligés.

Le succès de ces politiques agricoles et la diminution du risque d’insécurité alimentaire à court et moyen termes sont également conditionnés par les possibles effets en cascade causés par les pénuries d’engrais (perte de compétitivité des agriculteurs, diminution des productions). L’Union européenne, qui dépend à 25 % de la Russie pour ses approvisionnements en engrais (azote, potasse, phosphate, gaz) pourrait ainsi voir ses filières d’élevage pénalisées par la hausse des prix et le manque de ressources, volailles et porcs étant nourris de soja, maïs, blé, tournesol et orge.

Ainsi, la guerre en Ukraine constitue une bombe pour l’alimentation mondiale. Ses conséquences à court, moyen et long termes sur l’alimentation dépendront de la durée des combats, des réactions et solidarités internationales, de la rapidité du rééquilibrage des marchés mondiaux et de la qualité des récoltes à venir. L’incertitude climatique renforce ici les craintes. Un accident climatique pourrait se payer de graves conséquences sur la sécurité alimentaire mondiale. 

Pour aller + loin

Sébastien Abis, Matthieu Brun, « Alimentation. Les nouvelles frontières », Le Déméter 2022, Iris édition, 2022.

FAO, Fida, OMS, PAM et Unicef, L’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde, FAO, 2021.

Jean-Jacques Hervé, Hervé Le Stum, « Sibérie, futur grenier à grains du monde ? », in Le Déméter 2021, IRIS éditions, 2021.

Sébastien Abis, Géopolitique du blé. Un produit vital pour la sécurité mondiale, Iris/Armand Colin, 2015.

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