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Reconnues pour la qualité de leurs produits et leur rôle environnemental, les petites exploitations agricoles sont aussi créatrices d’emplois. La PAC dispose pour les promouvoir de certains leviers qui mériteraient d’être davantage investis.
Les petites exploitations agricoles, parfois baptisées « petites fermes », sont classiquement identifiées par leur taille de surface agricole utile, soit en général moins de cinq hectares. Pourtant, deux hectares de maraîchage peuvent générer plus de revenu que trente hectares de céréales. Les économistes préfèrent donc parler de la taille économique de l’exploitation, qui correspond à son potentiel de valeur produite, évalué à partir de sa surface, de ses types de production et de sa localisation. En France, une exploitation est considérée comme petite lorsque son potentiel de production est inférieur à 25 000 euros par an1.
Le recensement agricole de 2010 (celui de 2020 ne sera exploitable qu’en 2022) recense près de 179 000 petites exploitations, qui représentent 36 % de l’ensemble des exploitations de l’Hexagone. Elles se retrouvent dans tous les systèmes de culture ou d’élevage, bien que plus nombreuses en proportion en élevages bovins allaitants, ovins, caprins et autres herbivores, ainsi qu’en cultures fruitières et grandes cultures. Elles sont particulièrement concentrées dans les zones périurbaines, où le coût élevé du foncier limite l’agrandissement, et à proximité des bassins de consommation propices aux systèmes de vente directe ou en circuit court. Elles sont aussi relativement nombreuses en montagne, où les soutiens publics à l’agriculture contre la désertification sont importants.
Les petites exploitations en France contribuent davantage à l’emploi que les autres toutes productions confondues.
En moyenne, la surface agricole des petites exploitations en France est de 11 hectares, contre 56 pour la moyenne nationale. En cumulé, elles occupent 7 % de la surface agricole française et 13 % des actifs. Elles contribuent davantage à l’emploi que les autres, à raison de 1,7 fois plus d’unités de travail annuel (UTA) par hectare, toutes productions confondues. Cette contribution à l’emploi repose très largement sur le travail du chef d’exploitation, dont les UTA représentent en l’occurrence 72 % du total. Le reste est assuré par de la main-d’œuvre familiale (18 %), de la main-d’œuvre salariée permanente (6 %), saisonnière (4 %), des entreprises de travaux agricoles (ETA) et des coopératives d’utilisation de matériel agricole (Cuma, 1 %)2. Malgré un ratio travail-surface élevé, le temps de travail moyen sur les petites exploitations n’est que d’un mi-temps, contre en moyenne deux temps complets ailleurs. Ce chiffre tient à une forte proportion de petits exploitants retraités et de pluriactifs.
Dans ces cas de figure intervient assez fréquemment le recours aux saisonniers ainsi qu’aux ETA et aux Cuma. Ces dernières jouent un rôle important pour les petites exploitations manquant de matériel, de temps et même de pratiques, le plus souvent pour des actions ponctuelles comme le débroussaillage, le broyage ou encore la récolte. Une frange très minoritaire de petites exploitations s’inscrit dans des formules dites « tout Cuma » ou de « gérance d’exploitation ou de domaine » assurées par les ETA. Le travail est alors complètement externalisé.
À l’opposé de ce modèle, 24 % des petites exploitations sont dirigées par des chefs d’exploitation qui ne sont ni pluriactifs, ni retraités, et concentrent à eux seuls 50 % des UTA travaillées par l’ensemble de leurs homologues. C’est ici que le temps de travail total est le plus élevé et la proportion de salariés permanents, la plus forte. Cette configuration s’applique en particulier aux exploitants qui se tournent vers des activités de valorisation en transformant une partie de leur production (confitures ou fromages par exemple), et en vendant sous signes de qualité – Agriculture biologique (AB), Appellation d’origine protégée (AOP), Label rouges – et en circuit court.
C’est au sein de ce type de petites exploitations que se développe un modèle à la fois générateur d’emplois et inscrit dans la transition agroécologique. Loin d’être majoritaire, il ne rassemble que 18 % des petites exploitations environ, mais il apparaît porteur d’innovation et susceptible de représenter à terme une alternative au modèle dominant. Les exploitants concernés sont souvent installés hors cadre familial après une reconversion professionnelle. Beaucoup déclarent faire un choix de vie guidé par des considérations éthiques, impliquant le respect de l’environnement et le lien avec la nature.
Le manque de capital pour acheter des terres compte parmi les obstacles, tout comme le manque de reconnaissance du reste de la profession.
Dans ce modèle se développent des ateliers de production associant fréquemment petit élevage et productions végétales (poules ou ruchers et maraîchage). À la vente en circuit court de produits généralement transformés s’ajoutent l’hébergement à la ferme ou l’accueil de scolaires. Les petites exploitations françaises qui épousent ce schéma figurent comme les plus créatrices d’emplois salariés permanents.
L’orientation vers ces créneaux de production à forte valeur ajoutée s’explique en grande partie par la petite surface occupée, où les exploitants s’installent par choix, mais aussi par contrainte. Certains confient leurs difficultés à accéder au foncier pour s’établir ou s’agrandir. Le manque de capital pour acheter des terres compte parmi les obstacles, tout comme le manque de reconnaissance du reste de la profession. Ces petites exploitations pourvoient néanmoins au renouvellement de générations dans un contexte où le modèle familial fortement capitalistique se transmet de plus en plus difficilement et où les reprises familiales déclinent.
Dans les années 1960, l’exploitation familiale à deux unités de travail humain (UTH), faisant ainsi vivre un couple et ses enfants, constituait le modèle à défendre, même si la relation au foncier n’était pas directement affichée. À cette époque, et malgré leur surface restreinte, les petites fermes paysannes étaient regardées comme un frein au nécessaire agrandissement des exploitations en voie de modernisation qui adoptaient la mécanisation, l’usage des engrais de synthèse et les semences améliorées. Considérées comme trop peu productives, elles avaient le choix entre se moderniser et disparaître, et il était attendu des paysans qu’ils se convertissent en exploitants. La profession agricole elle-même a contribué à ce processus au prix d’une politique élaborée conjointement avec les syndicats modernisateurs et la puissance publique.
En Italie et en Grèce, de petites structures ont servi de refuge à des travailleurs frappés par la crise économique de la fin des années 2000.
Les petites exploitations sont revenues sur le devant de la scène depuis quelques années. La société civile s’intéresse au rôle qu’elles peuvent jouer dans l’occupation du territoire, l’entretien des paysages et des ressources, et la préservation de la biodiversité. Les politiques publiques, qui les ont longtemps négligées, reconnaissent leur apport à l’échelle européenne comme à l’échelle française. Leur implication dans les circuits courts et les marchés locaux est valorisée. Elles participent à l’attractivité des territoires et au maintien d’une partie de la population au sein de zones éloignées. Elles permettent également le maintien de l’emploi agricole et, parfois, créent de l’emploi salarié. En Italie et en Grèce, elles ont même servi de refuge à des travailleurs frappés par la crise économique de la fin des années 2000. Tous ces bénéfices environnementaux, sociaux et économiques, réels ou supposés, méritent d’interroger un meilleur soutien à de petites exploitations contribuant au bien public.
La réforme de la PAC de 2014 a été plus favorable à la petite agriculture, notamment sous l’impulsion du Commissaire européen à l’agriculture de l’époque, Dacian Cioloș (cf. entretien « Une autre PAC est possible » dans ce même dossier). Depuis lors, les États membres doivent faire converger le montant des aides au revenu distribuées à l’hectare, initialement très hétérogène, vers une moyenne nationale. La France a également choisi d’activer le paiement redistributif, qui offre une surprime pour les 52 premiers hectares de chaque exploitation. Or cet effort n’a pas été déployé autant que prévu et les inégalités d’attribution des aides restent élevées. En moyenne et par UTA, les grandes et moyennes exploitations touchent trois fois plus d’aides au revenu. Cet écart se retrouve dans tous les systèmes de production.
Selon certains modèles réalisés aux échelles française et européenne, une répartition des aides en fonction de l’emploi pourrait freiner l’érosion du travail agricole. Ce passage à l’aide à l’actif (cf. l’article « L'hectare ou l'employé ? » de Vincent Chatellier et Hervé Guyomard dans ce même dossier) aurait néanmoins de fortes conséquences dans la répartition des enveloppes budgétaires entre systèmes de production, mais aussi entre États membres. Prévoir, malgré tout, qu’une partie des aides au revenu soit distribuée en fonction des actifs agricoles pourrait constituer une incitation efficace au maintien, voire à la création d’emploi (salarié ou non), y compris pour les petites exploitations.
Cette proposition ne figure pas à l’ordre du jour des négociations de la future PAC. Plus réaliste, la diminution du seuil de 52 hectares du paiement redistributif permettrait, à budget égal, d’aider proportionnellement davantage les petites exploitations et ainsi de faciliter le maintien de l’emploi qui s’y exerce. Il pourrait apparaître également pertinent de cibler des soutiens spécifiques aux exploitations en fonction de leur contribution à la société, en facilitant l’emploi dans de petites exploitations inscrites dans une démarche de transition agroécologique. Le ciblage n’en est pas moins une gymnastique complexe et coûteuse. Alourdi de charges administratives et de contrôles supplémentaires, ce choix pourrait pénaliser les petits exploitants pour qui les coûts de montage d’un dossier d’aides se comparent aux montants qu’ils espèrent toucher.
Depuis 2014, la Commission propose aux États membres d’activer un dispositif d’aide forfaitaire annuelle par exploitation, qui remplace les aides au revenu par hectare, et s’octroie sans conditions ni contrôles. En contrepartie, les exploitants optant pour ce programme ne touchent pas plus de 1 250 euros par an. Par définition, ce dispositif se destine plutôt aux petites exploitations. Il n’est pas ouvert actuellement en France et son application dépendra des négociations à Bruxelles sur la future PAC et du plan stratégique national (PSN) à venir, qui établira la mise en œuvre de la PAC dans l’Hexagone.
Telle quelle, cette enveloppe de 1 250 euros se justifierait pour une partie des petites exploitations agricoles qui ne bénéficient que de très peu d’aides, voire d’aucune. Elle ne peut néanmoins constituer une vraie aide au revenu et encore moins une incitation à la création d’emplois salariés. Des simulations montrent qu’un tiers des exploitations agricoles françaises (hors retraités) pourraient être intéressées par des programmes d’aides assortis de conditions d’emploi pour un montant donné de 3 000 euros par an et par exploitation3. Leur mise en œuvre appellerait une augmentation du budget des aides au revenu de l’ordre de 90 millions d’euros, soit 1,3 % de l’enveloppe actuelle. Ce calcul, bien qu’à prendre avec précaution, pourrait ouvrir aux petites exploitations un horizon prometteur.
1 La taille économique mesurée par le potentiel de production (ou « production brute standard ») ignore néanmoins les activités de valorisation comme la diversification (transformation à la ferme ou hébergement en gîte rural par exemple), les signes officiels de qualité ou encore les ventes en circuit court
2 Voir à ce propos l’entretien avec Luc Vermeulen "Quand les machines créent des emplois" dans ce même dossier.
3 Ces simulations ont été conduites dans un travail mené par Pauline Lécole, Raphaële Préget et Sophie Thoyer (Institut Agro et Inrae, CEE-M). Deux conditions ont été testées. (1) Employer une ou plusieurs personnes de manière permanente ou saisonnière (apprentis compris), pour un temps de travail cumulé d’au moins deux mois par an. (2) Employer au moins une personne à un tiers de temps de manière permanente ou un apprenti à l’année.