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Eurodéputé et ancien Premier ministre de la Roumanie, Dacian Cioloș plaide pour une PAC rebâtie à la mesure des enjeux sociaux et environnementaux qu’elle ne peut plus contourner. Entretien exclusif.
La PAC a fortement évolué depuis ses origines, en particulier avec la réforme de 1992. Considérez-vous que cette réforme post-2020 fait entrer la PAC dans un nouveau paradigme social et environnemental ?
Dacian Cioloș – Hélas, non. Il s’agit d’un ajustement de ce qui a été entamé avec la réforme de 2013. C’est alors qu’on a commencé à parler de la diversité des agricultures européennes, après l’achèvement de l’élargissement. La réforme de la PAC aujourd’hui sur la table va un peu plus loin. Elle entend en particulier donner davantage de responsabilités aux États membres dans sa mise en œuvre car, à défaut, la gestion de la PAC risquerait de devenir encore plus complexe. Mais il faut éviter les distorsions, et sur ce point la Commission était allée trop loin.
Initialement, la proposition a été formulée par la précédente Commission européenne, où j’ai siégé en tant que commissaire à l’Agriculture et au Développement rural, il y a déjà plusieurs années. Fallait-il retourner le texte à la Commission von der Leyen pour y inclure d’autres propositions, alignées sur le Pacte vert et la transformation digitale ? Cela a été envisagé, mais nous avons décidé d’entériner la modification proposée afin de ne pas perdre de temps. Cette réforme n’est pas celle dont nous aurions le plus besoin, mais elle n’en reste pas moins nécessaire.
Quels mécanismes de la future PAC permettraient malgré tout de la faire converger avec le Pacte vert et la stratégie dite « De la ferme à la table » ?
La nouvelle PAC offre davantage de consistance à des éco-régimes – des dispositifs destinés à récompenser les pratiques vertueuses, mais définis par les États membres – de manière à les rapprocher du premier pilier de la PAC : les aides directes aux agriculteurs. Les éco-régimes devraient ainsi financer des transformations en agriculture qui cadrent avec les objectifs du Pacte vert. Nous souhaitons parvenir à une situation où la relation entre les agriculteurs et l’environnement ne soit plus faite de contraintes et d’obligations, mais de motivations.
La pression des marchés internationaux n’est plus tant l’enjeu que la bonne gestion des ressources naturelles.
L’environnement, c’est l’intérêt des agriculteurs à long terme, y compris économique. Atteindre un changement de paradigme supposerait de rompre avec la logique des premier et second piliers et de repenser complètement la manière dont la PAC devrait soutenir tous les acteurs impliqués, en phase avec les attentes sociétales. Pour l’heure, utilisons les éco-régimes, puis, avec le temps restant en fin de mandat, amorçons une vraie réflexion sur une PAC entièrement rebâtie.
L’architecture actuelle de la PAC ne serait donc plus adaptée aux enjeux présents ?
La PAC actuelle repose sur un premier pilier qui fournit des subventions, et un deuxième pilier qui soutient une politique de transformation agricole, d’investissement et d’innovation. D’autres enjeux se posent ensuite, comme le revenu des agriculteurs. Ce point n’a pas été traité de façon structurelle, mais de manière conjoncturelle avec des aides de crise. Or on ne s’est pas posé la question de savoir si le système pouvait assurer un revenu stable et prévisible aux agriculteurs.
Cependant, aujourd’hui, l’enjeu majeur de l’agriculture européenne n’est pas tant la pression des marchés internationaux et des échanges commerciaux, comme il y a quinze ans, que celui de la qualité et de la sûreté des aliments et, avec lui, de la bonne gestion des ressources naturelles. À ce titre, une taxe carbone aux frontières, imposée aux produits qui ne respectent pas les normes environnementales, est actuellement discutée. Cela aurait été inimaginable il y a dix ou quinze ans !
Dans une même logique, les accords commerciaux avec la Chine et le Mercosur seront sans doute rejetés au Parlement de Strasbourg s’ils ne respectent pas certains objectifs environnementaux, mais aussi des impératifs sociaux comme l’interdiction du travail des enfants ou de l’emploi non-déclaré. La solution n’est pas, ou plus seulement, d’augmenter les subventions.
Comment articuler cette ambition d’ensemble à la prise en compte des disparités des modèles agricoles européens ?
Parler d’une seule voix ne veut pas dire soutenir un seul modèle. La diversité des systèmes agricoles européens est une richesse, pas une faiblesse, et elle répond à la diversité des systèmes alimentaires. Le domaine de l’alimentation n’est pas le lieu d’un marché uniforme mais de marchés locaux, de marchés de produits de qualité, de marchés de produits peu chers, de marchés de produits transformés et d’exportation. Il existe donc différents systèmes de production ajustés à ces marchés qui doivent pouvoir coexister sur le marché unique européen.
Cette diversité concerne tout autant les exploitations. En Roumanie, par exemple, il y a les grandes exploitations de plaine pouvant compter des milliers d’hectares et la petite agriculture de Transylvanie ou du nord de la Moldavie. Mais j’observe, plus de dix ans après l’adhésion des pays d’Europe centrale et orientale à l’UE, que chacun de ces modèles, si on lui donne les leviers adaptés, parvient à évoluer pour répondre à une demande. Certaines grandes exploitations, autrefois dans une recherche d’extension, réduisent à présent leur surface de travail et investissent dans la transformation au sein d’une filière courte, parfois à grande échelle.
Ce qu’il faut à tout prix éviter, c’est de se retrouver avec vingt-sept politiques agricoles.
Des problèmes subsistent néanmoins dans l’accès à l’information, à la formation, au financement de l’innovation, aux connaissances et à la technologie. Et il y a toujours des disparités d’approches entre la production agricole et la ruralité. Or on ne peut pas avoir un modèle agricole durable, que ce soit au Nord ou au Sud, que ce soit en petite agriculture ou en agriculture intensive, s’il n’y a pas un lien minimum entre les pratiques agricoles et la vie rurale. Les dispositifs consistant à découpler la production agricole de la réalité rurale, sociale et territoriale étaient dans cette mesure voués à l’échec.
La subsidiarité accrue confiée aux États membres suscite à son tour de fortes craintes de distorsions de concurrence, entre États et au sein des États. Les partagez-vous ?
Ce qu’il faut à tout prix éviter, c’est de se retrouver avec vingt-sept politiques agricoles. Le renforcement de la subsidiarité devrait garantir une meilleure répartition des tâches entre les échelons européen, national, régional, dans la gestion administrative de la PAC. Mais en l’absence d’objectifs communs bien définis, il y a en effet un risque de renationalisation et de concurrence entre les différents types d’agriculture et les façons de les soutenir. Les négociations en cours sur la PAC doivent empêcher que la subsidiarité ne nous mène à affaiblir la politique européenne. Bien sûr, un État membre essaiera toujours d’avoir une marge de manœuvre la plus large possible, de prendre l’argent et de le gérer comme bon lui semble.
Certains responsables peuvent gagner à court terme mais, à long terme, les problèmes induits par ce genre d’attitudes ne pourront être résolus au niveau national. Certains États qui se réjouissaient au départ de ce renforcement du national commencent d’ailleurs à s’en rendre compte. Ils s’aperçoivent que trop de subsidiarité peut favoriser ceux qui pratiquent une agriculture hyper spécialisée, et donc focaliser les aides vers un seul modèle agricole, au détriment de la diversité. Leurs représentants reviennent aujourd’hui nous dire : « Il faut qu’on discute les objectifs de la pratique agricole introduits dans les éco-régimes, la gestion des aides couplées, la compensation des services rendus par les agriculteurs à l’environnement. »
Il n’est plus possible de fonder la définition du revenu de l’agriculteur sur une politique de subvention publique.
J’espère que le futur accord de la PAC post-2020 réduira les risques. Le contexte révèle aussi que le soutien à la PAC atteint ses limites, avec, à l’avenir, un risque encore plus grand de démantèlement de la PAC ou de sa dilution dans d’autres politiques, sanitaires, environnementales, industrielles, etc. Le thème de l’agriculture et, plus largement, de la ruralité, remobilise les opinions publiques.
Comment l’UE peut-elle associer davantage ses citoyens au débat ?
Il faut d’abord préciser que l’agriculture est liée à la ruralité de manière plus ou moins forte. Dans certains pays prédomine l’articulation rural-urbain et l’agriculture est considérée comme une activité économique en milieu rural, mais avec un impact sur le territoire, l’eau et la qualité de la vie de ce milieu. Aux Pays-Bas et au Danemark, un modèle d’agriculture intensive de plus en plus spécialisée attire un rejet grandissant des habitants du milieu rural à cause de la pollution qu’il génère et du peu d’emplois qu’il crée.
À l’autre extrême, dans certaines régions, la ruralité ne peut se concevoir sans activité agricole. Or l’activité agricole, c’est aussi les externalités vis-à-vis de la communauté et de l’environnement. Certaines régions roumaines ont plus de similitudes avec des territoires italiens, polonais ou français qu’avec d’autres en Roumanie. Pour toutes ces raisons, je suis de moins en moins convaincu que l’échelon national soit le plus adapté pour s’emparer du sujet.
Le groupe parlementaire européen que je préside s’apprête à lancer une conférence sur le futur de l’Europe, entendue non seulement en tant qu’institution mais en tant qu’objectif et outil pour faire évoluer la société. Ce cadre conviendrait à une réflexion sur la diversité des agricultures et des systèmes alimentaires à l’échelle européenne, en tenant compte des spécificités régionales.
Imaginons qu’aux prochaines élections européennes, dans trois ans, des listes transnationales portent des objectifs sur la ruralité, l’agriculture et l’alimentation.
De là pourrait advenir un vrai changement de paradigme de la PAC, qui ne se résumerait plus au partage du gâteau entre États membres. Le changement de génération jouera aussi pour beaucoup. Dans l’immédiat, il n’est plus possible de faire reposer la définition du revenu de l’agriculteur sur une politique de subvention publique telle que pratiquée actuellement, sans prendre en considération l’utilité sociale et environnementale de l’activité agricole.