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Au nom d’une PAC plus égalitaire et humaine, des voix plaident en faveur d’aides européennes calculées non plus en fonction du nombre d’hectares, mais du nombre de personnes employées. La solution n’est pourtant pas sans effets indésirables.
Les agriculteurs français et européens sont devenus, pour une grande majorité d’entre eux, fortement dépendants des soutiens budgétaires alloués dans le cadre de la PAC. Cette situation s’explique, dans une large mesure, par l’histoire1, plus précisément par le remplacement progressif, à compter du début des années 1990, de la politique des prix garantis à la charge du consommateur par une politique d’aides budgétaires à la charge du contribuable.
Ce processus de remplacement est achevé, et les aides directes de soutien aux revenus agricoles, initialement versées pour compenser les pertes de revenus induites par la baisse des prix garantis, représentent aujourd’hui l’essentiel du soutien budgétaire aux agriculteurs. Elles sont désormais découplées, c’est-à-dire déconnectées des choix et des niveaux de production. Elles ne sont versées que si les agriculteurs respectent des conditions minimales, en réalité peu contraignantes, de bonnes pratiques visant notamment à protéger l’environnement.
Allouer les aides en fonction des emplois transformerait radicalement l’instrumentation de la PAC.
Le soutien budgétaire ne se résume pas aux seules aides directes découplées. La palette des autres instruments inclut des aides maintenues couplées, des aides additionnelles en faveur des jeunes agriculteurs, des indemnités de compensation des handicaps naturels ou encore des aides spécifiquement ciblées sur la protection de l’environnement et du climat.
La PAC est donc d’une grande complexité2, ce qui ne doit pas surprendre dans un contexte où les ambitions qu’elle poursuit sont multiples. Cette politique vise, en effet, à satisfaire des préoccupations à la fois économiques, environnementales et sociales. Ces rouages complexes, une distribution toujours inégale des soutiens budgétaires et l’incapacité de cette politique à améliorer significativement l’état de l’environnement dans les agroécosystèmes conduisent de nombreux observateurs à proposer d’allouer les aides de la PAC en fonction des emplois. Une telle réorientation transformerait radicalement l’instrumentation de la PAC.
Le budget de la PAC représentait environ 35 % du budget de l’UE en 2020, soit 0,34 % du revenu national brut européen. Au fil du temps, cette part a diminué : elle était de 65 % au début des années 1980. En 2020, les dépenses de la PAC s’élevaient à 58 milliards d’euros, ceci sans prendre en compte les financements issus des États membres (augmentés de 20 % dans le cas de la France). Rapporté à la population de l’UE, le budget de la PAC équivaut donc à environ 110 euros par habitant et par an.
Cette politique revêt une certaine dimension sociale dans le sens où le coût de la PAC est supporté par une partie seulement des citoyens – les contribuables qui paient l’impôt – et non par l’ensemble des Européens. Pour acheter leurs produits alimentaires, les consommateurs bénéficient de prix plus faibles que ce qu’ils seraient en l’absence des soutiens budgétaires endossés par les seuls contribuables. Rapporté aux neuf millions d’emplois à temps plein relevant des exploitations agricoles européennes, le montant des dépenses de la PAC équivaut en moyenne à environ 6 400 euros par an et par emploi agricole.
La France, premier bénéficiaire du budget de la PAC, ne se situe qu’au cinquième rang quant aux emplois agricoles.
Le lien entre les volumes de la production et les aides de la PAC est clair : les dix États membres de l’UE produisant le plus de biens agricoles (78 % de la production finale de l’UE) captent 79 % du budget de la PAC. À l’autre extrémité, les dix pays qui produisent le moins, soit 5 % de la production finale, reçoivent 6 % des fonds. La relation entre les emplois et les aides de la PAC est beaucoup moins nette. Ainsi la France, qui occupe le premier rang des bénéficiaires du budget de la PAC avec 16,4 % du total européen, ne se situe qu’au cinquième rang quant aux emplois agricoles, avec 708 000 « équivalents temps plein », loin derrière la Pologne (1,65 million), la Roumanie (1,64 million), l’Italie (897 000) et l’Espagne (822 000).
La dépendance des exploitations agricoles françaises aux aides directes de la PAC est très hétérogène selon les secteurs productifs et, par voie de conséquence, selon les régions en fonction de leur spécialisation productive. Ainsi, le montant des aides directes par emploi agricole (mesuré en unités de travail annuel, ou UTA), qui s’élève en moyenne nationale à 15 400 euros, varie de moins de 3 000 euros pour les exploitations viticoles, horticoles et maraîchères à 19 000 euros pour les exploitations laitières, 25 000 euros pour les exploitations céréalières et 37 100 euros pour les exploitations spécialisées en viande bovine.
Le remplacement des modalités actuelles d’attribution des aides directes de la PAC par un montant proportionnel aux emplois agricoles familiaux et salariés aurait des implications économiques majeures. Se pose en premier lieu la question des emplois à retenir comme base de calcul. Les choix retenus modifieraient les impacts redistributifs d’aides directes assises sur le facteur travail. Emplois actuels ou emplois d’une période de référence passée ? Emplois mesurés en équivalents temps plein ou tenant compte de façon non proportionnelle des temps partiels ou du travail saisonnier ? Prise en compte des seuls emplois agricoles ou des emplois indirects en amont et en aval des exploitations agricoles ? La simplicité d’une aide assise sur les emplois n’est qu’apparente.
Imaginons un premier scénario où l’aide unique à l’actif agricole serait appliquée à l’échelle de l’UE. Un tel dispositif conduirait à redéfinir les enveloppes budgétaires de la PAC dont bénéficie aujourd’hui chaque État membre. La France en sortirait largement perdante, avec une division par 2,5 des fonds totaux perçus. Cette situation prévaudrait aussi dans plusieurs pays de l’Europe du Nord, dont l’Allemagne et le Danemark, où la productivité du travail est élevée et où les productions historiquement soutenues par la PAC sont bien ancrées. Un transfert massif s’opérerait alors vers les pays de l’Europe centrale et orientale, où les aides directes de la PAC ont été historiquement fixées à un niveau bas par les autorités communautaires.
Aide à l’actif / Aide à l’hectare
©Philippine Brenac
Imaginons maintenant un second scénario où l’aide unique à l’actif agricole serait appliquée à l’échelle de la France dans le cadre des enveloppes budgétaires actuelles. Les transferts entre États membres n’auraient plus lieu, ouvrant à n’en pas douter la porte à de vifs débats entre pays. Il en résulterait néanmoins de très profondes réallocations entre secteurs productifs nationaux. Aujourd’hui, chaque emploi agricole bénéfice en moyenne de 15 400 euros d’aides directes. Les exploitations les plus bénéficiaires de la réforme seraient alors celles qui perçoivent aujourd’hui le moins d’aides directes, comme les exploitations viticoles qui gagneraient 13 500 euros d’aides directes additionnelles par emploi agricole. Inversement, les exploitations qui perdraient le plus seraient les exploitations de bovins viande – avec une réduction de 21 700 euros d’aides directes par emploi agricole – lesquelles ont le niveau de revenu par UTA non salariée le plus faible (15 900 euros), parmi tous les types d’exploitations considérés.
Si la mise en œuvre d’une aide identique par actif agricole ne semble pas opportune tant à l’échelle de l’UE que d’un État membre, une redistribution des aides directes prenant davantage en considération les emplois est néanmoins souhaitable3. Plusieurs instruments de l’actuelle PAC peuvent être mobilisés à cette fin. Il s’agit, par exemple, du paiement redistributif qui permet d’allouer plus d’aides directes sur les premiers hectares d’une exploitation4, ou du plafonnement des aides directes par exploitation. Par ailleurs, les aides climatiques et environnementales de la PAC, celles de l’éco-régime comme celles relevant du deuxième pilier dévolu au développement rural, pourraient être différenciées positivement selon des critères d’emploi pour peu que les impacts écologiques des mesures soient au rendez-vous.
1 Jean-Pierre Butault, Les soutiens à l'agriculture. Théorie, histoire, mesure, éditions Quae, 2004.
2 Cécile Détang-Dessendre, Quelle politique agricole commune demain ?, éditions Quae, 2020.
3 Collectif Inrae-AgroParisTech, The Green Deal and the CAP: policy implications to adapt farming practices and to preserve the EU's natural resources, rapport pour le Parlement européen, 2020.
4 Vincent Chatellier, « Le paiement redistributif et le plafonnement des aides directes : deux outils de la PAC favorables aux petites exploitations agricoles françaises ? », Économie rurale N°372, 2020.