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Les ambitions du Pacte vert européen se concrétiseront-elles grâce à la nouvelle PAC ? Elles appellent en tout cas des interventions des autorités publiques beaucoup plus fortes dans les secteurs agricole et alimentaire.
La Commission européenne, présidée par Ursula von der Leyen pour la période 2019-2024, a entériné en 2019 le Pacte vert européen, avec une ambition renouvelée en matière de politiques climatiques et environnementales. Émise en mai 2020, la stratégie « De la ferme à la table » (F2FS) développe les objectifs et les actions du Pacte vert pour le secteur alimentaire et agricole, en cohérence avec la stratégie sur la biodiversité à l’horizon 2030 et la proposition de règlement destiné à atteindre la neutralité climatique en 2050, rendue publique au même moment.
Dans son discours sur l’état de l’UE du 16 septembre 2020, la présidente de la Commission a présenté des objectifs renforcés en faveur de l’atténuation du changement climatique. Par rapport aux niveaux de 1990, la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) doit atteindre 55 % au lieu de 40 % d’ici à 2030. D’ici à juin 2021, néanmoins, la Commission réexaminera et, si nécessaire, révisera les instruments politiques pertinents pour parvenir à ce but.
Les objectifs quantitatifs de la F2FS pour 2030 visent principalement l’agriculture avec la réduction de l’utilisation d’engrais de 20 % ; la réduction des pesticides et des antibiotiques vétérinaires de 50 % ; des terres agricoles dédiées à agriculture biologique à hauteur de 25 % ; enfin, 10 % des terres agricoles en couverts semi-naturels tels que les haies, mares et jachères. Or seules les tendances de l’agriculture biologique et de l’usage des antibiotiques sont favorables, quoique nettement insuffisantes, au regard de ces objectifs à moins de dix ans.
L’étiquetage des produits ne garantira pas seul un meilleur équilibre des menus.
Concernant l’alimentation, la F2FS cible une réduction de moitié de l’obésité actuellement en croissance. Elle en appelle également à une transition juste, conciliant une alimentation saine et durable accessible à tous, donc bon marché, et de meilleurs revenus pour les agriculteurs. Les moyens politiques et financiers déployés dans cette perspective misent beaucoup sur le progrès technique, des gains d’efficacité et l’information des consommateurs.
La F2FS mentionne notamment la promotion et l’intensification de la production durable, le numérique, les modèles commerciaux circulaires, la réduction des pertes et gaspillages alimentaires et la finance verte concernant la tarification du carbone dans le secteur agricole. Pourtant, si la stratégie pour la biodiversité évoque une possible taxation des produits phytosanitaires, cet instrument ne figure pas dans la F2FS.
Plus généralement, celle-ci sous-estime les contradictions entre certains objectifs du Pacte vert, comme, d’un côté, une alimentation bon marché et davantage de revenus agricoles, et de l’autre, les exigences assorties au climat et à la biodiversité. La convergence entre les objectifs climatiques et une alimentation moins dotée en calories, graisses et protéines animales est certes soulignée. Or l’étiquetage nutritionnel et environnemental des produits ne garantira pas seul un meilleur équilibre des menus.
Bien des indices incitent par ailleurs à la prudence. L’utilisation de pesticides est en augmentation depuis 2011, en parallèle du développement rapide de l’agriculture biologique. Comme quoi l’un n’empêche pas l’autre. Quant à la consommation par habitant de protéines totales issues de produits animaux, elle demeure relativement stable dans l’UE depuis 2000. En diminution de 24 % entre 1990 et 2013, les émissions agricoles ont augmenté de 4 % entre 2013 et 2017, avec des tendances similaires pour les émissions provenant de la production animale et de la fertilisation des sols. Les émissions nettes liées au changement d’affectation des terres au sein de l’UE ont diminué de 30 % entre 1990 et 2014, et n’ont guère évolué depuis. Jusqu’en 2013, l’amélioration de la productivité apparente des engrais et du bétail a augmenté les productions associées et réduit en même temps les émissions de GES. Cette tendance n’a désormais plus cours.
Quelle que soit la politique choisie, changer cette donne entraînera d’importants coûts d’adaptation et des pertes de bien-être. Ces répercussions toucheront particulièrement les agriculteurs dépendant des pesticides, les éleveurs absorbant une grande partie des productions végétales et les consommateurs à faible revenu. Dans le nord-est de la France, une taxe de 200 % sur les pesticides serait nécessaire pour réduire de moitié leur utilisation pour les céréales, les oléagineux et les protéagineux, à supposer que les agriculteurs maîtrisent les systèmes de production à faible niveau d’intrants. Cela entraînerait une baisse de rendement moindre, mais significative.
Dans l’état actuel de la demande alimentaire et des politiques commerciales, une telle taxe aurait un effet néfaste sur le climat en raison des changements d’utilisation des terres en dehors de l’UE. En effet, une partie de la baisse de production de l’UE engendrée par la baisse des pesticides serait comblée par la mise en culture de surfaces naturelles et l’accroissement de la fertilisation en Asie et en Amérique.
L’ambition du Pacte vert suppose des interventions plus fortes des autorités publiques dans le secteur agricole.
Concilier baisse des pesticides et climat nécessite donc un changement du régime alimentaire moyen dans le sens d’une moindre demande de denrées agricoles – c’est-à-dire avec moins de calories et moins de produits issus de l’élevage. Pour les gros mangeurs risquant l’obésité, en Europe et dans le monde, cela est compatible avec une meilleure santé, en contrepartie d’une baisse des plaisirs de la table. Évidemment, les populations risquant la sous-nutrition ont au contraire besoin d’un changement de régime inverse, qui dépend moins de la PAC que de la distribution des revenus et souvent, dans les pays pauvres, de l’accès des petits paysans à la terre et à l’eau.
Les changements de régime alimentaire de l’Européen moyen exigeraient des taux d’imposition assez élevés, supérieurs aux prix de référence actuels pour la réduction des GES, tels que la contribution énergie climat. Cependant, combiner les objectifs climatiques ou ayant trait à la biodiversité et à la santé augmentera le coût des aliments, déjà conjointement supporté par le consommateur et le contribuable. L’ambition du Pacte vert suppose des interventions beaucoup plus fortes de la part des autorités publiques dans le secteur agricole et alimentaire. De même, il faudrait des politiques plus volontaristes en matière de commerce international et face aux inégalités sociales pour élever l’UE au rang de leader mondial dans ces domaines.
La PAC a longtemps figuré comme un pilier de la construction européenne et comme l’une des plus ambitieuses politiques communautaires. Au cours de la dernière décennie, cette ambition commune s’est fortement émoussée. Les trois années d’élaboration de la PAC post-2020 ont montré combien les États membres ne partageaient plus les mêmes objectifs. En 2018, la Commission n’a pu avancer qu’une proposition limitée à un bien modeste dénominateur commun et à une gouvernance hautement décentralisée de la PAC. Les amendements du Conseil des ministres et du Parlement européens ont encore accentué cette subsidiarité et, au passage, revu à la baisse la modeste ambition environnementale que la Commission avait initialement introduite dans son texte.
Les États membres disposent d’une très grande liberté d’action dans l’élaboration de leurs plans stratégiques nationaux (PSN), financés par le budget européen. Cette latitude prévaudra, y compris pour obtenir des aides sous des conditions environnementales peu contraignantes, bien loin des ambitions du Pacte vert. La coordination et l’alignement des vingt-sept PSN, conçus indépendamment les uns des autres, risque de rester lettre morte. Si la subsidiarité aide souvent à traiter efficacement des problèmes locaux, elle ne convient pas à des questions aussi globales que le climat et la biodiversité.
Les politiques d’atténuation du dérèglement climatique ont longtemps exclu l’agriculture.
Alors que les politiques d’atténuation du dérèglement climatique ont longtemps exclu l’agriculture, les directives de l’UE réglementent les polluants de l’eau et de l’air provenant des exploitations depuis les années 1990. Pour renforcer leur mise en œuvre décevante par les États membres, la PAC a progressivement intégré certaines de leurs exigences avec une conditionnalité peu contraignante en plus du soutien direct des pratiques respectueuses de l’environnement et de l’agriculture biologique. Malgré ces efforts et l’amélioration localement de certains indicateurs, le cadre politique, les outils et le budget ne sont pas au niveau des enjeux1.
Les propositions législatives pour la future PAC vont pourtant plus loin avec un nouveau système de paiement, l’éco-régime, consacré au climat et à l’environnement. Or, outre que s’appliquera le principe, problématique en soi, de responsabilité accrue confiée aux États membres, ce corpus souffre de contradictions entre ses objectifs et n’établit pas de hiérarchie entre eux, à l’image des PAC antérieures. Par ailleurs, la plupart des autres mesures de la PAC sont maintenues quels que soient leurs succès passés, sans modification des outils politiques ou du budget aptes à les rendre plus incitatives.
Le maintien des aides couplées au nombre de ruminants est un exemple de cette incohérence. Ces aides sont facultatives pour les États membres, mais la plupart les utilisent, anticipant ou constatant que les autres les utilisent aussi. Discutables sur le plan climatique et alimentaire, ces aides n’ont amélioré ni les performances techniques ni les performances économiques des exploitations bénéficiaires. Le soutien public à leur production s’est évaporé en baisses de prix en faveur des industries aval et des consommateurs. En conséquence, le revenu par agriculteur n’a pu être maintenu que par la réduction massive du nombre d’exploitants et de travailleurs agricoles, grâce à des équipements fortement soutenus par les aides à l’investissement de la PAC, gérées par des régions en concurrence les unes avec les autres.
La PAC est devenue au fil du temps un guichet principal dont l’objectif ne semble plus être que de soutenir les revenus agricoles tous azimuts, au gré des revendications et du poids des différentes filières agroalimentaires. Avec peu de légitimité en termes sociaux, au vu de la très inégale distribution des aides, désormais plus ou moins proportionnelles à la surface détenue. Ces aides ont également peu de légitimité en termes de fourniture de « biens publics », tant les programmes environnementaux en représentent une part faible. En France, les mesures agro-environnementales représentent quelque 400 millions d’euros sur les 15 milliards de transferts publics et allègements d’impôts aux agriculteurs, dont 9 milliards relèvent de la PAC.
L’importance du budget agricole européen semble principalement venir du fait que les aides représentent une part élevée et croissante dans les revenus d’agriculteurs de moins en moins nombreux. Parviendra-t-on à convertir la PAC en instrument de transformation plutôt que d’accompagnement ? Des propositions ont été formulées afin de replacer l’emploi et le développement des compétences agricoles au cœur de la transition écologique2.
De même, des éco-régimes bien articulés à une conditionnalité renforcée pourraient contribuer au Pacte vert, sans recourir aux taxes, dans le cadre de la nouvelle PAC. Ceci suppose d’adosser conditionnalité et éco-régimes aux objectifs de la F2FS, d’établir une coordination forte entre les États membres et de mettre en place des politiques alimentaire et commerciale cohérentes, afin d’éviter les fuites de pollutions au travers d’importations agricoles ou alimentaires accrues.
Pour l’heure, la PAC est en passe de devenir une enveloppe que les États membres pourront utiliser pour mener des politiques très différentes. La subsidiarité est poussée à un point tel que des distorsions de concurrence sont à craindre. Un risque de course au moins-disant environnemental et climatique se dessine hélas. L’écart entre la nouvelle PAC et le Pacte vert n’en serait que plus grand.
La stratégie « De la ferme à la table », adoptée à Bruxelles en avril 2020 dans
le sillage du Pacte vert, fixe pour 2030 des objectifs ambitieux « pour un système alimentaire équitable, sain et respectueux de l’environnement ».