Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Nous traversons actuellement une double crise : une crise de l’emploi et une crise du travail. La crise de l’emploi semble la mieux connue. Le taux de chômage est devenu l’un des indicateurs dont les évolutions sont les plus scrutées, même si les chiffres officiels (2,9 millions de personnes en France métropolitaine au quatrième trimestre 2012) sont très différents du total des inscrits à Pôle emploi (5,3 millions à la même époque) et relativement éloignés de la perception qu’en a la population. Estimé à 10,4 % de la population métropolitaine active en 2013, le taux officiel flirte ainsi avec son record de 1997 (10,8 % aux deux premiers trimestres). Le phénomène dit « halo du chômage1 » n’a fait que s’amplifier : aux personnes recherchant un emploi et sans aucune activité, on doit ajouter celles cherchant du travail tout en exerçant des activités réduites. Il faut aussi prendre en compte celles dont les trajectoires mêlent contrats très courts ou périodes d’intérim et celles en sous-emploi2 (5,3 % des personnes en emploi). Enfin, pour prendre la mesure de cette crise, on doit prendre en considération la « déstabilisation des stables3 » : outre les personnes en emploi « précaire » (12,3 % de la population en emploi), une partie de celles en CDI ne sont plus véritablement protégées, en raison des licenciements (dont seule une toute petite partie fait l’objet d’un plan de sauvegarde de l’emploi), des fermetures et liquidations d’entreprises et, désormais, du grand nombre de ruptures conventionnelles (320 000 en 2012, soit 16 % des fins de CDI). En 2007 déjà, la France était l’un des pays où s’exprimait le plus fortement la crainte de perdre son emploi et ne pas en retrouver un à compétence égale.
Suite aux nouvelles formes d’organisation du travail4 et à un nouveau type de management (notamment dans le secteur public), la crise de l’emploi se double d’un véritable malaise et d’une perte de sens du travail. Les Français présentent des niveaux de stress, de fatigue et d’insatisfaction au travail parmi les plus élevés sur le Vieux Continent. La dernière enquête sur les conditions de travail en Europe, menée par la Fondation de Dublin, a confirmé les travaux que nous avions présentés en 2008 avec Lucie Davoine5. Déjà les Français étaient les plus nombreux à déclarer qu’ils étaient souvent stressés au travail, que leur travail les empêchait de consacrer le temps nécessaire à leur famille et à leur couple, que leurs chances de promotions étaient faibles et leur salaire peu élevé. Une enquête consacrée par Radio France au sens du travail a mis en évidence, plus spécifiquement, que les cadres et professions intermédiaires du service public (sans nécessairement être fonctionnaires) – population diplômée extrêmement attachée au travail et à ses valeurs – désespéraient de celui-ci et déclaraient des états de fatigue et des souhaits de retrait très élevés. Cette enquête impute cette perte de sens à l’obsession actuelle pour la rentabilité et la productivité, qui empêche d’effectuer un travail de qualité. Partout l’on se plaint du caractère déshumanisant et inefficace des indicateurs mobilisés par le management et de leur inaptitude à mesurer les capacités des salariés. Dans le même temps, les Français restent, de loin, ceux dont les attentes à l’égard du travail sont les plus fortes : le considérant comme très important, ils sont également les plus nombreux à en plébisciter l’intérêt, les jeunes plus encore que les autres.
La perte de sens du travail est imputée à l’obsession actuelle pour la rentabilité et la productivité, qui empêche d’effectuer un travail de qualité.
En dépit de cette double crise, nombre d’économistes et d’institutions réclament, plus que jamais, un allégement de la protection de l’emploi, c’est-à-dire un assouplissement des règles qui encadrent l’embauche et le licenciement des salariés, considérées comme autant de rigidités empêchant les ajustements nécessaires de s’opérer sur le marché du travail. Malgré les destructions d’emplois, l’idée continue à progresser que l’augmentation du taux et de la durée du chômage proviendrait des réticences des employeurs à embaucher et de leur crainte de ne pouvoir se séparer de leurs salariés. Faciliter la séparation serait ainsi le meilleur remède pour lutter contre les destructions d’emplois… C’est sur ce fondement que se sont déployés des dispositifs comme la rupture conventionnelle en 2008 et, plus récemment, les mesures inscrites dans l’Accord national interprofessionnel et dans la loi de sécurisation de l’emploi de 2013. C’est dans la même perspective que s’inscrivent les discours récurrents prônant la modération salariale, la diminution permanente du coût du travail, du niveau d’indemnisation du chômage ou des minima sociaux, comme un des moyens de sortir de la crise. Au cœur de cette rhétorique se trouve une croyance : le chômage serait non pas un défi collectif mais un défaut individuel, de l’ordre de la paresse. Pour le combattre, il faudrait inciter, voire obliger les individus à revenir sur le marché du travail. De cette conviction découlent les propositions visant à récompenser ceux qui reprennent des quotités plus importantes d’emploi (RSA-activité) et à rendre à nouveau dégressives les indemnités chômage. Dans une telle configuration, renouvelée dans les années 1990 et portée par des institutions internationales comme l’OCDE, le travail est une « désutilité », les individus ont naturellement tendance à lui préférer le « loisir » : il faut donc mettre en place des incitations ou des sanctions pour qu’ils acceptent de reprendre un emploi. Le recul par rapport au statut du travail promu par la Déclaration de Philadelphie, affirmant que « le travail n’est pas une marchandise », est complet ! De même que le décalage entre les attentes posées sur le travail (principalement des attentes de réalisation et d’expression de soi) et la représentation du travail proposée par l’économie.
Outre la politique de contrats aidés – indispensable – et les espoirs placés dans la facilitation des ruptures de contrat, le principal levier pour lutter contre le chômage reste aujourd’hui, aux yeux du gouvernement comme d’une partie des partenaires sociaux6, le retour de la croissance.
Peut-on s’accorder le luxe d’attendre ce retour, quand nous ignorons s’il aura lieu ? L’examen des courbes de la croissance en France et en Europe sur une longue période laisse à penser que la forte croissance des Trente Glorieuses a constitué une exception, une sorte de parenthèse, et que la saturation de l’équipement de base des ménages connue alors ne se reproduira pas. La croissance connaît une baisse tendancielle depuis… 1968 (voir graphique).