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Y a-t-il d’autres leviers que la croissance pour créer des emplois, notamment dans un contexte de crise ?
Monique Boutrand – Ce n’est pas une crise, c’est une mutation que nous vivons. Mais, même si les paradigmes changent, une société ne peut pas se fixer la décroissance comme horizon. Elle peut en revanche miser sur de nouveaux terrains d’emploi au lieu de persister dans des secteurs industriels en déclin. Avec l’automobile, c’est un fleuron qu’on défend, une marque de notre société, mais ce qu’il faudrait développer aujourd’hui, ce sont d’autres formes de mobilité – transports en commun, véhicules alternatifs… À titre d’exemple, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) travaille actuellement, dans une de ses sections, sur une filière dont on parle trop peu, l’économie circulaire : comment réutiliser au lieu de détruire ? Contrairement à certains pays du Nord de l’Europe, la France a peu investi dans ce domaine, pourtant propice aux inventions, à l’ingénierie, à la création de nouveaux emplois et de savoir-faire plus locaux.
François Malhaire – Nous vivons à crédit depuis quarante ans : en France, le dernier budget de l’État à l’équilibre remonte à 1974 ! D’où une stagnation du Pib, qui risque de perdurer pendant encore au moins dix ans – le temps qu’il a fallu à l’Allemagne ou à la Scandinavie pour opérer les changements nécessaires. Cette crise masque des situations contrastées : quand les emplois diminuent dans l’agriculture, l’automobile ou la sidérurgie, d’autres secteurs au contraire se développent, dans la santé, l’informatique, le luxe ou l’aéronautique… Comment agir sur l’emploi dans un tel contexte ? D’abord par la recherche et développement : il s’agit de renforcer les liens entre les universités et les entreprises, comme le font l’Université de Stanford, Cambridge, le MIT ou, en France, Paris Tech. Ensuite par la création d’entreprises, en répondant aux nouveaux besoins humains, qui sont multiples. Les petites entreprises sont ici les premières sources d’emplois. On gagnerait aussi à développer les systèmes d’apprentissage, comme en Allemagne. Enfin, regardons où se situe la croissance : les relations industrielles, les services, le commerce vers la Chine, la Corée, Taïwan, vers certains pays du Golfe, le Brésil ou l’Inde, cela peut créer des emplois !
« Comment agir sur l’emploi ? D’abord par la recherche et développement : il s’agit de renforcer les liens entre les universités et les entreprises. » F. Malhaire
Comment gérer au mieux les baisses d’activité pour sauvegarder l’emploi ?
M. Boutrand – La conversion du site de Bosch, il y a quelques années, est un cas emblématique. L’entreprise était investie sur un secteur qui périclitait (les moteurs diesel). À l’initiative de la section CFDT, le comité d’entreprise a demandé au cabinet Syndex d’évaluer les compétences de chacun (pas uniquement celles exercées dans son poste) et les atouts du site, élaborant un « CV de site ». L’objectif ? Oser imaginer, avec les salariés, une autre activité, si possible sur le même lieu, avec les mêmes personnes. Dans la négociation, la CFDT a obtenu de la Fondation Bosch qu’elle accompagne la reconversion du site vers la production de panneaux photovoltaïques. Avec les mêmes gens, sur le même lieu. La contrepartie consentie par les salariés (37 heures au lieu de 35, à salaire constant) a provoqué une levée de boucliers des autres syndicats. La filière est aujourd’hui malheureusement victime du dumping chinois. Mais ce type de pratiques permet des mobilités, pourvu que les partenaires sociaux, qui jouent ici un rôle central, ne s’arc-boutent pas sur l’existant et sur des acquis sans étudier d’autres perspectives.
La gestion des baisses temporaires d’activité au niveau d’un bassin d’emploi, dont on a beaucoup parlé, n’a guère été pratiquée à ma connaissance. Il y a bien eu quelques expériences, comme dans la métallurgie en Rhône-Alpes, où des salariés ont pu, sans rompre leur contrat de travail, aller dans l’entreprise d’à côté en fonction des fluctuations d’activité. Mais dans l’ensemble, on n’observe que très peu de coopération entre entreprises. Chacune gère d’abord ses propres contraintes. Une autre expérience intéressante est celle de Saint-Gobain. L’entreprise a proposé à ses salariés seniors – une population particulièrement vulnérable au chômage – de rejoindre, à titre expérimental et sur la base du volontariat, un autre service ou un sous-traitant. L’entreprise, cherchant par là à se faire reconnaître auprès des PME comme un acteur responsable sur des territoires, a ainsi ouvert, pour certains, de nouveaux horizons, de nouvelles envies. Même si, en volume, l’exercice reste anecdotique, il a le potentiel de redynamiser des employés en même temps que d’aérer le marché du travail.
F. Malhaire – Les fermetures de sites sont hélas nombreuses, liées aux baisses d’activité mais aussi à un manque de compétitivité. Nous pouvons nous réjouir que le droit français soit relativement protecteur et que les plans de sauvegarde de l’emploi favorisent un vrai dialogue avec les représentants du personnel. Mais il pose aussi de nombreux problèmes. Par exemple, l’Allemagne pratique la flexibilité horaire (entre 30 et 40 heures, parfois plus en fonction de l’activité), ou la baisse de salaire en contrepartie du maintien dans l’emploi, alors qu’en France les syndicats y sont souvent hostiles. L’urgence, en France, est surtout de simplifier et de stabiliser le Code du travail. Sa lourdeur engendre des coûts extravagants pour les grosses entreprises, tandis que les petites ne s’y retrouvent pas.
« Il n’est pas possible de nier le besoin de flexibilité : elle répond à une demande de la société. » M. Boutrand
M. Boutrand – Il n’est pas possible de nier le besoin de flexibilité : elle répond à une demande de la société (par exemple les jeunes parents pour la garde de leurs enfants, etc.). Mais attention, il importe de la maîtriser et de mettre en place les garde-fous qui empêcheront une libéralisation complète. Si la CFDT est un syndicat réformiste, c’est qu’elle ne cherche pas la préservation des acquis d’hier à tout prix et préfère se mettre autour d’une table avec les autres acteurs. Par exemple, nous nous sommes prononcés contre la généralisation du travail le dimanche : non seulement une telle mesure ne crée aucun emploi, mais elle en supprime dans des petits magasins dont c’est la valeur ajoutée. Mais il ne s’agit pas de défendre une posture du type « le dimanche, c’est sacré » : on manquerait certaines évolutions sociétales, comme ces parents qui, étant séparés, aiment autant travailler le week-end où ils n’ont pas leurs enfants.
M. Malhaire, vous parlez de diminuer les salaires pour assurer le maintien dans l’emploi, mais les dirigeants chrétiens sont-ils prêts à baisser les hauts revenus ?
F. Malhaire – Les inégalités, c’est vrai, ont crû d’une manière phénoménale depuis trente ans. Au point d’atteindre un rapport de 1 à 5000 entre l’employé de la filiale d’une multinationale dans un pays pauvre et le PDG de son groupe. Et même si Louis Gallois distribue ses bonus à des entreprises caritatives, même si Bill Gates a sauvé 11 millions de vies avec sa fondation, ces inégalités n’ont-elles pas quelque chose d’indécent ? Les prix Nobel Stiglitz, Krugman ou Sen – ce dernier rappelle que « l’économie est une science morale » – ont raison de s’en indigner. Surtout que bien des patrons s’auto-augmentent, même quand la valeur de leur groupe diminue ! Sur ce sujet, les Entrepreneurs et dirigeants chrétiens (EDC) sont, dans l’ensemble, assez conservateurs. Beaucoup, dans une vision parfois paternaliste, témoignent en effet d’un souci de leur personnel. D’autres sont impliqués bénévolement dans l’« outplacement », afin d’aider les gens à retrouver du travail – et la tâche est immense, notamment pour les jeunes et les seniors. Mais un groupe de travail sur les écarts de rémunérations, auquel j’ai participé, s’est montré, en majorité, partisan du statu quo, jugeant normal un salaire annuel de 5 millions d’euros + bonus… N’est-ce pas contraire au christianisme ? La religion chrétienne est, pour moi, bien plus une pratique et une sagesse de l’être qu’une pratique de l’avoir. Le pape François a raison d’insister sur l’humilité, la modestie de moyens et l’indispensable solidarité. Or les EDC ont tendance à défendre ici leurs privilèges. En France, on ne devient généralement pas patron parce qu’on le mérite ou parce qu’on est plus intelligent ou créatif, mais surtout parce qu’on vient d’un milieu propice. La conscience de ces privilèges est très faible. Un jour, j’ai demandé au directeur des ressources humaines (catholique), d’un groupe international, quel était le plus bas salaire parmi leurs 150 000 employés à travers le monde. Il ne savait pas. C’est parfois un peu trop facile, quand on gagne 150 000, voire 250 000 euros par an ou plus, de mettre au chômage des personnes payées au Smic !
Peut-on encore jouer sur la durée du travail pour éviter le chômage ou y répondre ?
M. Boutrand – Sur ce sujet, je ne peux parler que pour la CFDT-Cadres. Pour les cadres, la question ne se pose plus du tout comme il y a quinze ans. L’idée de partage du temps de travail est devenue complexe : comment mesurer le temps de travail quand la porosité entre vie privée et vie professionnelle est permanente ? De quelle sphère relève le temps passé sur son smartphone ? La question qui intéresse aujourd’hui les cadres est celle de l’équilibre entre les deux – une aspiration qui peut d’ailleurs fluctuer selon les âges de la vie pour une même personne. Dans certains secteurs où les horaires sont très normés, la réalité est distincte. Dans le tertiaire, le flou est généralisé entre activités professionnelles ou non. Devant la difficulté à définir le travail par une durée, faut-il le définir par des objectifs ? Question délicate ! Mais le télétravail et le travail nomade, même minoritaires (10 à 15 % des salariés travaillent au moins partiellement à domicile), tendent déjà à reformater le travail autour d’objectifs.
F. Malhaire – Le choix de la réglementation pour diminuer le temps de travail est extrêmement dogmatique en France. Les Américains nous prennent pour des fous avec les 35 heures. On a besoin, au contraire, de flexibilité, à l’instar des Allemands : la durée de travail doit découler d’abord d’un dialogue social mieux organisé et être liée à l’activité du secteur. Et il existe des leviers autrement plus efficaces pour favoriser l’emploi : la qualité des relations dans l’entreprise (c’est le choix fait par Danone ; en Allemagne et en Scandinavie, c’est organisé légalement), la formation, la conversion vers d’autres métiers… La France est au cœur d’une région qui est encore la plus riche du monde. Ses infrastructures sont bonnes, son patrimoine exceptionnel, ses talents multiples. Les atouts français sont nombreux. Mais n’espérons pas sauvegarder notre niveau de vie actuel sans augmenter la quantité de notre travail !
« N’espérons pas sauvegarder notre niveau de vie actuel sans augmenter la quantité de travail ! » F. Malhaire
En ciblant les exonérations de charge sur les non-qualifiés, ne mise-t-on pas excessivement sur cette non-qualification au lieu de se tourner vers des métiers d’avenir ?
F. Malhaire – Quand le chômage des jeunes atteint 25 %, voire 50 % dans certains quartiers, voilà un problème que la société doit affronter. Et même si en France les charges liées aux retraites et à la Sécurité sociale sont trop élevées, la question de la formation professionnelle est en effet plus importante. Encore faut-il qu’elle débouche sur des emplois ! On pense naturellement aux secteurs d’avenir (santé, bâtiment, informatique, hôtellerie, restauration…), qui peuvent faire face à des pénuries de main-d’œuvre qualifiée. Est-il normal que Free ou Venteprivee.com doivent créer une école pour avoir des informaticiens qui répondent à leurs besoins ? Il faut veiller à ce que la formation corresponde aux emplois et aux réalités du territoire et du monde.
M. Boutrand – La CFDT-Cadres approuve bien sûr les dispositifs destinés aux sans diplôme, comme l’école de la deuxième chance. Mais l’avenir passe aussi par l’insertion des jeunes diplômés dans le monde du travail, par la recherche de technologies nouvelles. De nombreuses personnes à bac+2 ou +3 échappent au ciblage des politiques publiques, or eux aussi ont de grandes difficultés à trouver leur place sur le marché du travail.
Dans les entreprises, l’externalisation de nombreuses tâches ne conduit-elle pas à une perte en termes de mutualisation des ressources, en affaiblissant le collectif de travail ?
F. Malhaire – Les entreprises ont des logiques de type économique, mais aussi technique et (trop rarement) social. Se concentrer sur son cœur de métier (core business) a du sens. La maintenance, le conseil deviennent le cœur de métier de grands groupes (Cap Gemini) ou de divisions de grands groupes (Air France Industries).
M. Boutrand – Au niveau d’un territoire, les solidarités peuvent être formalisées entre une entreprise et ses sous-traitants : par exemple, sur le site de Saint-Nazaire, la CFDT a négocié la mise en place d’un comité de site, qui bénéficie aux salariés des PME comme à ceux de la grosse entreprise. Le modèle a fait des petits. Mais au niveau mondial, quand les fonctions support sont déplacées en Inde ou en Europe de l’Est, comment pourra s’exercer une solidarité au sein de l’entreprise ? Le syndicalisme mondial peine à fédérer.
On a beaucoup reproché aux syndicats de défendre ceux qui sont déjà dans l’emploi, à l’exclusion des chômeurs…
M. Boutrand – La représentation des chômeurs est une question délicate. Au-delà des nombreuses personnes au chômage que nous accompagnons au quotidien, et qui bien souvent ne sont pas très loin de l’emploi, on a vu des tentatives de sections syndicales de chômeurs. Mais avec une difficulté : soit ils retrouvent rapidement du travail et leur engagement est précaire, soit ils s’y installent et la réflexion n’avance guère avec ces « permanents chômeurs ». Permettre au point de vue des chômeurs de s’exprimer dans le débat public est une nécessité, mais elle se heurte aux défis classiques de la représentativité, de la légitimité dans la durée.
Dans un contexte économique incertain et de fragilisation des statuts, comment voyez-vous évoluer la place de l’emploi dans la vie sociale ?
M. Boutrand – En France, nous sommes encore loin de la fin du salariat annoncée par certains ! Même si la grande majorité des contrats signés en 2012 étaient des contrats courts, et malgré le nombre accru d’auto-entrepreneurs, rappelons que 85 % des travailleurs sont en CDI. Et ce travail reste un marqueur identitaire très profond. Bien sûr, on entend certains jeunes, sûrs de pouvoir vendre leurs compétences, préférer l’intérim à un CDI… mais n’est-ce pas un phénomène de riches ? Un tel discours est en tout cas difficile à gérer pour un syndicat : se serait-on battu pour rien ? Ce qui est certain, c’est que le modèle de l’emploi à vie dans la même entreprise a vécu. La mobilité peut être une grande richesse, pourvu qu’elle soit sécurisée : j’ai moi-même occupé avec bonheur six emplois très différents ! Autre certitude, on peut avoir des activités socialement productives hors de la sphère marchande : j’ai publié pour le Cese un rapport prônant l’institutionnalisation de « l’emploi d’utilité sociale » afin que des retraités puissent répondre de façon reconnue à des besoins non pourvus. Une proposition qui m’a valu des volées de bois vert… y compris au sein de la CFDT où l’on y a vu une menace pour l’emploi salarié !
« On peut avoir des activités socialement productives hors de la sphère marchande. » M. Boutrand
F. Malhaire – La pauvreté touche 5 milliards de personnes sur 7,1 sur notre planète. Des millions en France. Et vous voudriez leur dire de travailler moins et de s’appauvrir encore ? Non, les entreprises et les organisations humaines répondent à des milliers de besoins humains. Que le travail, cette « multiplication du bien humain » (Jean-Paul II), garde une place centrale ne fait guère de doute à mes yeux. Souvenons-nous du message de Nelson Mandela dans son autobiographie : « Si vous voulez vivre mieux, vous devez travailler dur ; personne ne peut le faire à votre place. »
Propos recueillis par Jean Merckaert