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Dossier : Le travail, facteur d'isolement ?

Quand les services rendent serviles


De nombreux salariés de l'hôtellerie et de la grande distribution, réduits à la simple exécution de tâches toujours plus nombreuses et codifiées, se sentent déconsidérés.

A vez-vous vu évoluer la plainte des salariés? Comment votre syndicat réagit-il?

Marie-Bernadette Grimault – Dans mon entreprise, les plaintes sont restées sensiblement les mêmes : elles tournent autour de la rémunération et des conditions de travail. Mais au niveau départemental, le syndicat reçoit au quotidien des appels et des visites de gens en souffrance suite à du harcèlement. Il est parfois difficile de reconnaître le vrai harcèlement : certains s’en disent victimes quand on les reprend car ils font mal leur travail. Par exemple, une serveuse vient me voir car selon elle, le maître d’hôtel la harcèle. Après enquête, il lui demandait de nettoyer les tables et chaises avant de passer l’aspirateur, or tous les jours elle faisait le contraire… Nous écoutons, nous essayons de démêler le vrai du faux. On cherche une solution amiable et on fait appel aux médecins du travail pour trouver une issue aux situations graves, en faisant valoir une inaptitude au poste de travail.

Joëlle N. – Durant des années, nous étions amenés à régler des problèmes ponctuels, souvent personnels. Aujourd’hui, les revendications sont souvent liées à des problèmes de stress, dus à une restructuration mal vécue, mise en place malgré les remontées négatives des syndicats auprès de la direction. Les salariés absents (maladie, vacances) ne sont pas remplacés, d’où une charge de travail accrue. Nous attirons l’attention sur les défauts de ce changement d’organisation lors des réunions du comité central d’entreprise (CCE), mais on a le sentiment que la santé et le bien-vivre des salariés passent après l’intérêt financier des actionnaires.

Selon vous, l’évolution du mode de management contribue-t-elle au développement de la souffrance ou du stress au travail?

Marie-Bernadette Grimault – Dans l’entreprise, on fonctionne suivant la « luxury attitude » : tout pour le client. On lui donne la sensation d’être unique et d’évoluer dans le luxe, ce qui frustre le personnel qui ne peut pas réellement mettre en application ces nouvelles pratiques à cause du nombre trop faible de salariés. On parle de management, de collaborateurs, mais on est loin de la réalité. Les salariés n’ont guère la possibilité d’agir selon leurs idées personnelles : ils doivent se conformer aux règles qui disent que le client ne doit pas s’apercevoir, par exemple, que ce n’est pas le même salarié qui lui fait le même massage. Les protocoles doivent être suivis à la lettre…

Joëlle N. – Les salariés se sentent déresponsabilisés. Tout le monde doit tout faire, ce qui se traduit par un manque de motivation. Chacun a des tâches tellement diversifiées au cours d’une même journée qu’il est difficile d’apprécier son investissement et de bénéficier d’une reconnaissance individuelle, aussi bien professionnelle que salariale. Mais le mal-être au travail est toujours en premier lieu un problème individuel difficile à vivre et difficile à partager avec les autres, par crainte d’être jugé et incompris. Comme déléguée du personnel, je préfère dans ces situations conseiller une visite chez le médecin traitant qui connaît bien son patient. Le stress et la fatigue se traduisent très souvent par des arrêts maladies, qui se transforment parfois en maladies professionnelles. La plupart des salariés vont au terme du supportable, par nécessité d’avoir un revenu. Mais lorsqu’ils craquent, ils ne consultent pas forcément de psy : ce terme fait encore peur. En général, après un certain nombre d’arrêts maladie, ils finissent par accepter le licenciement proposé.

Cette évolution vers une expression individuelle de la plainte des salariés n’est-elle pas due aussi à la faiblesse des syndicats?

Marie-Bernadette Grimault – La faiblesse des syndicats est le reflet de notre société individualiste : chacun se préoccupe de son propre cas, veut qu’on le défende, mais n’est pas prêt à s’investir pour la défense du collectif… La CFDT a d’ailleurs le souci de ne pas se contenter d’une défense individualisée des personnes, mais aussi d’organiser les équipes en amont, pour négocier des accords collectifs profitant au plus grand nombre.

Joëlle N. – Les salariés ne pensent pas à se rapprocher des syndicats quand ils ont des contrats précaires, à temps partiel pour la majorité d’entre eux et au Smic. Ils reconnaissent certes les bienfaits des syndicats pour faire respecter leurs droits dans leur travail (défense face à l’employeur en cas de problème personnel), mais comme l’évolution de leur salaire suit le Smic, ils ne voient pas l’intérêt d’être syndiqué pour leur pouvoir d’achat. Ils craignent de perdre leur emploi et pensent que le coût est élevé : la cotisation syndicale est en partie déductible de l’impôt sur le revenu, mais encore faut-il y être soumis! Plus le salaire est réduit, moins le salarié a de chance de pouvoir déduire sa cotisation.

Classiquement, le travail, même pénible, est un lieu privilégié de liens, de reconnaissance. Est-ce toujours le cas? Quelles sont les conditions pour que les salariés soient « heureux au travail »?

Marie-Bernadette Grimault – Dans mon entreprise, ce lieu privilégié est toujours d’actualité. De nombreux couples s’y sont rencontrés et ont maintenant des enfants, d’autres ont postulé ensemble et y travaillent toujours, des amitiés s’y sont liées, des gens font du sport ensemble, des sorties resto… Pour la reconnaissance de l’entreprise envers l’investissement des salariés, c’est autre chose! On sait nous dire « merci », mais on ne sait pas le concrétiser par la politique salariale : il n’y a pas de 13e mois, ni d’intéressement, plus de participation aux bénéfices (faute de bénéfices) et pas de grille de salaires propre à l’entreprise. Il faudrait, pour le bien-être des salariés, qu’ils aient le temps, les moyens matériels et humains de faire le travail qui leur est demandé, avec une reconnaissance morale et financière… C’est un peu utopique dans les métiers de service.

Joëlle N. – Le travail nous rend encore un peu solidaires, mais il n’y a plus de reconnaissance de la part de la direction : les salariés ne sont plus là que pour faire rentrer de l’argent tout en étant payés au taux minimum. Pour prendre mon exemple, je ne suis payée que quelques centimes au-dessus du Smic, malgré mes trente ans dans l’entreprise. Pour être mieux dans son travail, il faudrait que le salarié ait un minimum de responsabilités, telles que la gestion complète d’un rayon ou l’affectation à une ou deux tâches bien déterminées, ce qui permettrait d’avoir un travail diversifié auquel il puisse s’identifier mais à l’intérieur duquel il puisse évoluer : ce cas est de plus en plus rare!


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