Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au travail?
Vincent de Gaulejac – J’ai commencé à m’intéresser au travail lorsque je préparais ma thèse en sciences des organisations à l’Université de Paris 9-Dauphine. En tant que doctorant, puis assistant et maître de conférences, j’ai vu comment l’université est passée d’un projet scientifique – créer une unité des sciences des organisations, pour comprendre ce qu’est une organisation – à un projet idéologique. C’est devenu une université de praticiens de la gestion, où l’on apprend aux étudiants à appliquer des modèles prescriptifs et normatifs, sans leur fournir les éléments théoriques et méthodologiques leur permettant de comprendre ce qu’on leur demande de faire. Par les postes qu’ils occupent ensuite, ils deviennent des exécutants en position de direction. Un des grands malaises des organisations actuelles est là : les gens ne comprennent plus le sens de ce qu’ils font et de ce qu’on leur demande de faire. Avec Max Pagès, créateur du Laboratoire de changement social, nous avons dû être les premiers chercheurs français, à la fin des années 1970, à travailler sur cette « révolution managériale », née d’abord dans les multinationales et dont IBM était un des modèles. Nous voulions intituler notre livre « TLTX mon amour » [TLTX étant un nom de code pour IBM], mais l’éditeur a préféré L’emprise de l’organisation. Michel Foucault disait au sujet du système disciplinaire : « L’objet du pouvoir c’est le corps et il s’agit de rendre les corps utiles, dociles et productifs. » Nous montrons comment l’objet du pouvoir, c’est désormais la psyché, que l’on prétend rendre utile, docile et productive. Il s’agit de rendre l’énergie libidinale du travailleur utile et productive. Cette évolution change radicalement la fonction du management et celle du travail.
En quoi consiste vraiment cette « révolution managériale » ? Le terme de « révolution » est-il approprié?
Vincent de Gaulejac – Dans le modèle actuel, outre le contrat de travail, c’est un « contrat narcissique » que l’entreprise instaure avec le travailleur : elle lui propose de devenir excellent, de se réaliser. L’idée véhiculée est celle d’une réconciliation de l’intérêt des travailleurs et de l’entreprise; la réussite des salariés et celle de l’entreprise vont de pair, à condition que chacun soit performant. Ce modèle a été développé au départ par les grandes entreprises du secteur privé et par les cabinets de consultants (PricewaterhouseCoopers, KPMG, Ernst & Young, Deloitte…). Depuis les années 1980, alors qu’on le croyait réservé aux multinationales, il est devenu le modèle de gestion de l’ensemble des secteurs privés et publics. Un signe de cette évolution a été le remplacement de l’appellation « service du personnel » par « service des ressources humaines ». L’appel à une « révolution managériale » a été lancé en France par le Medef dans les années 1990. Depuis, il s’est diffusé massivement dans les entreprises publiques : France Télécom, SNCF, Pôle emploi, aujourd’hui dans les hôpitaux, les prisons, l’éducation, la police, la justice. C’est une des faces de la fameuse RGPP (Révision générale des politiques publiques)1. L’expression est désormais utilisée par le président de la République et par l’UMP, qui se disent porteurs du changement, de la réforme, en marquant en effet une rupture avec le modèle hiérarchique, bureaucratique. Et l’on présente cette forme de gestion comme moderniste, sans prendre en compte ses conséquences destructrices, car celles-ci ne sont pas perçues d’emblée par ceux qui la vivent. Le modèle est considéré comme mobilisateur, permettant aux meilleurs de réussir. Il semble fondé sur des idées justes, dont celle de l’avancement au mérite. Or il a un effet démobilisateur en substituant la lutte des places à la lutte des classes. Comment s’étonner que le symptôme majeur d’un nouveau rapport au pouvoir se lise dans le déplacement de la conflictualité du niveau social (grèves, manifestations) au niveau psychique et psychosomatique (la souffrance au travail)?
Dans les années 1980, la notion de « capital humain » s’est répandue parmi les théoriciens des ressources humaines et les agences de recrutement. Que traduit cette expression de ce que l’on attend de l’individu dans l’entreprise?
Vincent de Gaulejac – Le moi de chaque individu devient un capital qu’il doit faire fructifier. Chacun est appelé à répondre aux exigences de mobilisation, de flexibilité, d’adaptabilité demandées par l’entreprise. L’essentiel de l’énergie de son existence sera consacré à devenir productif et à faire fructifier tout son potentiel humain, c’est-à-dire à devenir performant dans tous les registres : culture, relations humaines, sport… Quand un cadre fait du jogging, c’est pour être en forme, mais aussi pour mesurer ses performances (pulsations cardiaques, vitesse, etc.). On est dans l’idéologie du toujours plus. Au travail, le cadre cherche à conquérir de nouveaux marchés, à rendre l’entreprise plus rentable. La fuite en avant est permanente. Si cet « idéal » est perçu comme positif par ceux qui réussissent, il est extrêmement violent pour ceux qui n’arrivent pas à suivre. Il crée une compétition généralisée qui met en danger les plus vulnérables. Car, en réalité, notre société est singulièrement inégalitaire. Quand vous proposez Zinedine Zidane comme modèle aux jeunes des quartiers nord de Marseille, vous leur proposez une image positive de réussite, mais, en même temps, vous les mettez en échec. Quand l’un réussira comme Zidane, combien de centaines de milliers sont condamnés à l’échec? Ce décalage est à l’origine de tout ce que nous nommons « risques psycho-sociaux » : stress, dépression, perte de sens, addiction au travail… sont liés à ce fait que, aujourd’hui, bien faire son travail ne suffit plus. Il faut toujours aller au-delà de ce qui vous est demandé. Par exemple, dans leur évaluation, les cadres d’American Express reçoivent des notes, A, B, C, D, E. La note C est considérée théoriquement comme « satisfaisante ». En réalité, c’est insuffisant par rapport à ceux qui ont un B : above expectations, au-delà des attentes, voire un A : clearly outstanding, clairement au-delà du commun. De plus, il s’agit de faire mieux que la fois précédente. Ainsi, vous ne serez plus jamais satisfaisant. Ce mode d’évaluation correspond à un idéal du moi qui aspire à toujours plus. On est dans une logique de l’excellence. Les institutions européennes ne vont-elles pas jusqu’à prôner « l’excellence durable » ? C’est un oxymore! Être excellent, c’est être hors du commun mais si tout le monde l’est tout le temps, que devient le monde commun? Face à ces exigences, on retombe vite dans la dépréciation de soi : « je suis nul », « j’en ai pas fait assez ». Les suicides au travail traduisent ce déficit de reconnaissance. Ils sont le fait de personnes qui se sont données à fond, qui ont le sentiment de ne pas être reconnues et donnent encore plus. Elles sont alors prises dans une spirale infernale à laquelle elles ne voient pas d’issue.
On parle de novlangue managériale. Quelles sont ses caractéristiques?
Vincent de Gaulejac – La novlangue2 managériale n’est pas faite pour la compréhension. Elle ne vise pas à élaborer une réflexion, mais à gommer les contradictions. Par exemple, on lisait dans une brochure de Philips : « Nous sommes tous d’accord pour dire que l’entreprise a besoin d’actes et non de mots », une phrase qui contient un double paradoxe. Un paradoxe logique, quand elle affirme avoir « besoin d’actes et non de mots » avec des mots. Et une forme d’injonction paradoxale : « Je vous ordonne d’exercer votre liberté en vous soumettant à mes ordres ». La novlangue managériale a recours en permanence aux oxymores, comme quand un manager dit : « Nous sommes libres de travailler 24h/24. » Les mots sont interchangeables, comme dans ce tableau dressé par Didier Noyé, où je peux associer n’importe quel mot d’une colonne avec ceux des autres colonnes.
Tableau extrait de Didier Noyé, Réunionite : guide de survie, Insep Consulting Editions, 1989.
Au lieu de permettre de penser, il s’agit de supporter les contradictions et les paradoxes auxquels on est soumis sans devenir fou. Et les psychologues montrent bien que les injonctions paradoxales rendent fous! Si la novlangue managériale marche, c’est qu’elle permet de ne pas devenir fou dans cet univers. Elle permet de sauvegarder une partie de sa santé mentale, alors même qu’elle est insignifiante et qu’elle participe de la folie du système. La notion de « risques psycho-sociaux », très floue sur la nature du mal et sur ses causes, relève de cette novlangue. Elle n’a été acceptée par les syndicats que parce qu’elle a permis de faire avancer le dossier. Bien sûr, quelle que soit la fonction exercée, tous savent que cette novlangue ne fait pas sens, mais ils sont obligés de l’utiliser. Dès lors se met en place un système de clivage entre une partie d’eux-mêmes qui la parle parfaitement et une autre qui fait la démonstration qu’elle est insignifiante. C’est une langue qui ne donne plus de sens à ce que l’on fait3. Nombre d’énarques ou de polytechniciens sont dans le clivage total : ils savent qu’elle ne fait pas sens et en même temps ce sont eux qui la maîtrisent le mieux. Elle représente un formidable instrument de pouvoir, car elle met les gens dans l’impossibilité de critiquer ce qu’on leur demande de faire : « Nous sommes tous d’accord pour dire que l’entreprise a besoin d’actes et non de mots. » Comment critiquer cela? Vous pouvez ne pas être d’accord. Mais alors que direz-vous? Que les mots sont plus importants que les actes? Celui qui critique risque d’être exclu.
Quelles sont les conditions sociologiques et culturelles qui ont permis l’apparition de cette novlangue?
Vincent de Gaulejac – Il y a une combinaison d’aspects psychologiques, idéologiques, politiques et économiques. D’un point de vue psychologique, les gens sont demandeurs d’un idéal. Cette aspiration est liée à l’individualisme et à la crise des grands récits. Quand la religion, la politique et la science ne font plus sens, l’entreprise propose aux individus de réaliser leurs aspirations les plus profondes (en témoignent l’élaboration de chartes éthiques, la culture d’entreprise, les discours sur la responsabilité sociale de l’entreprise…). L’entreprise capte cet idéal du moi de chacun, qui peut s’identifier à sa toute-puissance. En travaillant, j’ai l’impression de me réaliser dans une cause qui dépasse la médiocrité du monde qui m’entoure. Cette folie de la toute-puissance se traduit dans les salaires mirobolants que certains patrons s’attribuent : ils pensent être méritants. Il y a une telle osmose entre eux et l’entreprise qu’ils estiment être les seuls vrais responsables de son succès. La crise des grandes idéologies (la défaite du communisme, la crise des pays socialistes) a ouvert un champ à l’idéologie managériale qui se présente comme a-idéologique. Elle a une visée pragmatique. Elle ne se fonde pas sur de grandes idées. Elle s’appuie sur les paradigmes de la gestion : l’utilitarisme, l’objectivisme, le positivisme. L’objectivisme, car elle se présente comme neutre, scientifique, juste et vraie. Le positivisme, car elle arrête les plaintes, la victimisation… Elle transforme l’envie destructrice en envie créatrice. Elle propose l’avancement au mérite : « que le meilleur gagne ». Mais c’est une idéologie très pernicieuse : personne n’est contre. Chacun pense réussir par cette voie, alors que tout le monde y perd. Cette idéologie fonctionne sur un imaginaire leurrant, alors qu’elle se présente comme un imaginaire moteur. Elle l’est certes en partie. Mais la culture de la haute performance est destructrice si elle est sans fin. En politique, à partir des années Tapie, la droite comme la gauche ont été séduites par cette « révolution managériale ». La gauche a voulu se montrer aussi compétente que la droite dans le domaine de la gestion et elle a accepté de mettre la question de l’emploi en avant au détriment de celle du travail. La modernisation des entreprises publiques a été mise en place par la gauche comme par la droite. Cette vision est, à mes yeux, profondément réactionnaire, mais la gauche l’a ignoré et continue de l’ignorer. Cette défaite idéologique m’étonne beaucoup. Un prototype de cette nouvelle gouvernance a été représenté par Jean-Pierre Raffarin, issu d’une grande école de commerce : pour lui, la bonne gestion politique doit se faire selon le modèle de la bonne gestion de l’entreprise. Combien de politiques sont-ils contaminés par cette idée? La rupture préconisée par Nicolas Sarkozy – la gouvernance comme bonne gestion de l’État – ne le dit-elle pas? C’est une rupture par rapport au gaullisme. Dans ses recherches, Aude Harlé4 a observé comment les membres des cabinets ministériels étaient obsédés par la performance, la gestion à court terme, l’image, les médias, qui transforment la politique en marketing. L’un d’eux lui disait très sérieusement : « Je rêve d’une France de 60 millions de Laure Manaudou » (alors championne du monde en natation). Ce modèle se répand davantage encore dans le domaine économique, sous l’effet de la globalisation. Il est relayé par les grands cabinets de consultants, les institutions comme l’OCDE, le FMI, la Banque mondiale, les grandes banques, qui obligent les pays à moderniser leurs services publics pour plus de profitabilité.
Comment sortir de cette spirale ?
Vincent de Gaulejac – Une œuvre de salubrité publique serait de réintroduire massivement les humanités (histoire, sociologie, anthropologie) dans les écoles de gestion pour permettre aux futurs managers de comprendre les préceptes qu’ils énoncent. Veut-on former les élites à penser, à comprendre et non à prescrire des modèles et à se satisfaire d’un schéma de gouvernance construit sur l’idée que la seule finalité de l’existence est la performance? La gestion des ressources humaines met l’humain au cœur de la gestion. Elle le transforme en ressource au service du développement de l’entreprise, alors que c’est l’entreprise qui devrait être au service du développement de l’humain. Quand j’ai écrit La société malade de la gestion, un de mes collègues, chercheur en gestion, demanda : « Pourquoi ce n’est pas nous qui avons écrit ça? » Mais cela lui aurait été impossible : les seuls paradigmes de la gestion ne permettent pas de penser cela; il faut ceux de l’histoire, de la philosophie, de la psychologie, de la sociologie. La gestion a été reconnue comme discipline scientifique, mais la majorité des enseignements de la gestion ne proposent pas des outils scientifiques pour appréhender le monde tel qu’il est : la nature du pouvoir, des relations entre les hommes au sein d’une organisation, etc. Car la difficulté est de comprendre que le monde est contradictoire. Derrière ces langages insignifiants, il faut retrouver la parole du sujet, celle de gens qui ne sont pas installés dans des rôles appris. Comment revenir au cœur de la relation humaine et ne pas escamoter la réalité? Quel sens cela a-t-il de fermer une entreprise pour faire 12 % de croissance plutôt que 7 %? Il s’agit bien de refaire de la politique. Or la politique elle-même est contaminée par ce langage. Elle devrait viser à construire un monde commun où tout le monde ait sa place, même ceux qui ne sont pas « performants ». Pour autant je ne suis pas pessimiste. De plus en plus de gens, dans les entreprises, à tous les niveaux hiérarchiques, se rendent compte des dégâts de ce système utilitariste. Je suis souvent sollicité par des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), dans lesquels direction et organisations syndicales travaillent ensemble. Je ne prétends pas leur donner de solution. Je suis là pour les aider à mettre en place un espace de réflexion collective pour chercher ensemble la solution. « Sociologue clinicien », je propose de co-construire avec les personnes concernées le diagnostic de leur situation. Il est important d’accompagner ceux qui vont mal, mais on entretient le plus souvent l’idée que, s’ils vont mal, c’est qu’ils ont des problèmes psychologiques et médicaux. Un vrai travail est nécessaire pour leur montrer que la source du mal-être est au niveau de l’organisation, elle est politique. Mais ceux qui remettent en cause l’idéologie managériale sont encore bien rares. Ils ont du mal à mettre les pièces du puzzle ensemble. Ils voient le problème là où ils le rencontrent, sans voir le mouvement d’ensemble. Il faut rassembler des initiatives pour produire une analyse et des actions communes5. Il y faudra du temps, mais cela peut basculer à tout moment car le mal-être est profond et généralisé. « Il faudrait penser que les choses sont sans espoir et être cependant décidé à les changer » disait Scott Fitzgerald.
Propos recueillis par Aurore Chaillou et Christophe Duval-Arnould, le 11 juillet 2011
1 / Cf. les articles de Jérôme Brouillet et Hélène Moutel sur la Révision générale des politiques publiques, Projet, n° 318, septembre 2010, pp. 20-35 [ndlr].
2 / Le terme « novlangue » (newspeak en anglais) vient du roman de George Orwell, 1984. C’est la langue officielle d’Océania, le pays gouverné par un régime totalitaire imaginé par Orwell.
3 / Cf. Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Seuil, 1996.
4 / Elle a reçu le prix de thèse du Sénat et le prix LeMonde de la recherche universitaire en 2009. Cf. Aude Harlé, Le coût et le goût du pouvoir : le désenchantement politique face à l’épreuve managériale, Dalloz, 2010.
5 / L’Appel des appels, par exemple, regroupe plusieurs mouvements : celui des hospitaliers, des juges, des chercheurs, des travailleurs sociaux, des enseignants qui manifestent contre les réformes menées dans leurs secteurs.