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Le management est devenu un métier en tant que tel dans les entreprises. Il peut être vu comme le passage du « petit chef » au « chef professionnel » agissant selon des valeurs, faisant triompher le rationnel sur l’arbitraire. Mais son expansion soulève un étrange paradoxe. Alors que l’entreprise invite ses employés, appelés « collaborateurs », à une libre expression de leur créativité, l’industrialisation des pratiques appuyées sur un cadre technologique toujours plus puissant gagne du terrain. Ce flot apporte avec lui la transparence fantasmée et aliénante du panoptique de Jeremy Bentham1 et le contrôle qui calibre les comportements et la parole. Le manager peut-il, longtemps et sans risque pour lui et pour autrui, être celui qui porte cette injonction contradictoire? La langue managériale, par ses dits et ses non-dits, laisse entendre ces enjeux. Illustrations.
Capital humain - Concept né dans les années 1960, le capital humain est « l’ensemble des connaissances, qualifications, compétences et caractéristiques individuelles qui facilitent la création du bien-être personnel, social et économique » (selon l’OCDE). Son évaluation passe à travers le prisme des besoins économiques de l’entreprise. Le développement humain y est un investissement. Par exemple, le but de la formation n’est pas d’abord le sens qu’elle prend dans l’histoire de la personne, ni son devenir, mais un pay back. Comme l’expression « gestion des ressources humaines », qui a remplacé « direction du personnel », « capital humain » témoigne d’une perception financière du travail humain.
Jargon - La parole du manager donne à entendre toute une collection de mots qu’un entomologiste pourrait épingler délicatement dans de belles boîtes : reporting, deadline, milestone, bypasser (prononcé avec sérieux « bipassé »), bullet point – mots que l’on peut traduire ainsi : rapport de situation, échéance, jalon, écarter quelqu’un, puce (au sens typographique). Souvent d’ascendance anglo-américaine, tantôt francisés, tantôt prononcés avec une pointe d’accent, ils paraissent dans le langage comme des incantations venant soutenir la parole managériale, la techniciser – et ainsi la rendre indiscutable –, la vider de sens aussi. Car ces mots relèvent d’un sens commun de l’organisation, c’est-à-dire d’un impensé d’expressions prêtes à l’emploi, sans aucune définition précise ni partagée. L’anglais managérial a remplacé le latin, conférant à cette parole l’autorité du sacré.
Management - Management est un mot français qu’un détour outre-Manche a chargé d’une coloration qui en a délavé le sens originel. Enraciné dans la langue du dressage équestre, ce terme désignait l’art de faire tourner des chevaux dans un manège2. Ni bon gouvernement, ni pouvoir absolu, le management est une posture – un rôle à jouer au sens théâtral –, un ensemble d’attributs, qui désignent un acteur dont la caractéristique principale est de disposer d’une équipe à encadrer. Le manager joue plusieurs rôles : il sanctionne et promeut en évaluant ses « collaborateurs », il est l’animateur d’une équipe – littéralement celui qui lui donne une âme, acteur-totem chargé d’apporter de la cohésion. Il est aussi un oracle qui décline les objectifs venus d’en haut : il les interprète et leur confère un sens intelligible pour ceux en charge de les accomplir au quotidien. Il est investi d’un pouvoir par l’organisation tout en étant la colonne vertébrale sur laquelle s’appuie une direction pour relayer ses ordres. Il a à voir avec la parole : parole impérieuse, parole politique, parole vide, parole consolatrice. N’est-il pas souvent porte-parole et chambre d’échos, traversé par les injonctions de l’organisation? Mais peut-on aller jusqu’à rendre la parole vivifiante sans remettre en cause les objectifs? Un management ancré dans la vie est-il celui de l’accommodement, qui fait « passer la pilule » sans jamais interroger le but fixé? Ou travaille-t-il à faire barrage à l’ordre qui contraint la vie, Cassandre prenant le risque de la mise au ban?
Philosophie - 1. Expression humoristique par laquelle le locuteur traduit son ignorance de quelques noms propres (comme Platon ou Kant) et sa croyance que la sagesse est soluble dans un plan comptable. Exemple : « Notre philosophie, c’est le cash ». Souvent, le sourire entendu, mais néanmoins prudent de l’auditeur, atteste que celui-ci a compris l’un des deux termes de l’expression. 2. Le paradoxe de cet usage du mot philosophie en entreprise vient de ce qu’il est véhiculé au sein d’organisations qui, précisément, résistent à débattre profondément du sens de leurs objectifs.
Pilotage - Le pilotage est un des devoirs du manager tout autant qu’une de ses vertus cardinales. Le bon manager sait piloter ses équipes. Ce terme, renvoyant à la navigation maritime, souligne la complexité de cet ars magna des organisations modernes. Le manager tient le cap pour que soient atteints les objectifs. Il détermine une route, appelée « trajectoire », en prévoit les écueils, mobilise ses équipes, les met en tension. Il illustre la conception balistique, proprement occidentale, qui imprègne toutes nos organisations et ne conçoit l’action qu’à travers sa modélisation préalable au moyen d’objectifs, d’un plan pour y parvenir et d’une trajectoire à suivre3. Conception qui sait, au besoin, sacrifier les moyens à la fin.
Reporting - Le manager y consacre une grande partie de son temps. Le reporting fonde le jugement qu’une organisation porte sur son environnement, sur elle-même et ceux qui y travaillent. Le manager lit celui que lui transmettent ses équipes avant, à son tour, d’en produire pour sa hiérarchie. Ici, l’on est supposé produire du sens qui n’a d’autre sens que sa propre mise en scène, jusqu’au risque de la manipulation. Il s’agit de « donner de la visibilité », de faire toute la lumière, acte démiurgique qui fait du manager celui qui décrypte le réel en l’enchâssant dans un ordre souvent chiffré et une forme corsetée – le tableau de bord et ses indicateurs. Il est parfois des situations paradoxales où cet exercice ne rend pas compte objectivement des faits mais les ordonne à une vision préétablie.
Réseau - Internet et le recours massif au courriel ont permis une « mise en réseau » des collaborateurs devant favoriser le travail collectif. Les réseaux sociaux que certains mettent en place incarnent cette conception moderne de l’organisation : horizontale, transparente, flexible, supraconductrice d’information, misant sur l’autonomie. Mais les réseaux externes – tel Facebook –, auxquels le collaborateur peut rester connecté depuis son lieu de travail, apparaissent comme des lieux interlopes, à la frontière des sphères publique et privée, où le salarié s’absente de son travail et s’y comporte comme s’il était affranchi du droit commun de l’entreprise, posant une limite singulière au pouvoir managérial4. Les réseaux internes échappent difficilement à une volonté de contrôle vertical, antinomique de leur constitution qui repose sur la libre association et sur une parole a priori sans contrainte, comme si le management, désireux de donner de lui-même une image moderne, ne parvenait pas à lâcher prise.
1 / Architecture carcérale circulaire « aménagée de telle sorte que le surveillant puisse voir chaque détenu dans sa cellule sans être vu lui-même » (Le petit Robert).
2 / Comme Pierre Legendre le rappelle dans Vues éparses. Entretiens radiophoniques avec Philippe Petit, Mille et une nuits/France culture, 2009.
3 / Comme le souligne François Jullien, Conférence sur l’efficacité, Puf, 2005.
4 / Cf. le jugement du conseil des prud’hommes de Boulogne-Billancourt dans l’affaire Alten, le 19 novembre 2010, confirmant la licéité du licenciement de trois salariés qui avaient dénigré leur hiérarchie sur Facebook.