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Dossier : Le travail, facteur d'isolement ?

Au chevet de l'organisation du travail


Le médecin du travail n’est condamné ni à tenir le registre des victimes de conditions de travail pathogènes, ni à réguler des conflits individuels par le recours à l’inaptitude : il lui appartient aussi d’aborder la santé au travail dans sa dimension collective.

Q uelles pathologies liées au travail observez-vous sur votre région ?

Dr Blandine Devaux – L’institution de la médecine du travail vit un paradoxe. Créée en 1946, elle n’a pas eu pour objet de produire de la connaissance sur la morbidité des salariés. Si bien que soixante-cinq ans après, alors que tous les salariés ont été reçus en visite médicale tous les ans, nous disposons de très peu de données objectives relatives à leur état de santé1. En Haute-Normandie, plus des trois quarts des maladies professionnelles reconnues et indemnisées sont des affections péri-articulaires provoquées par des gestes ou postures de travail et des pathologies lombaires. Une maladie professionnelle sur cinq est liée à une exposition à l’amiante. Dans un cas sur six, il s’agit d’une surdité professionnelle. Mais les données sur les maladies professionnelles ne sont qu’un reflet tronqué de la réalité. Elles résultent d’un compromis social dans une logique de réparation, qui se cristallise autour de la création et la révision des tableaux de maladies professionnelles. De nouvelles conditions de travail et une meilleure connaissance du sujet ont contribué à en allonger la liste ces quinze dernières années, mais la sous-déclaration reste une réalité : les chiffres de cancers professionnels, par exemple, sont très inférieurs au nombre de cas attribuables estimé par l’institut de veille sanitaire. À défaut de données régionales systématiques, plusieurs enquêtes2 éclairent cependant les évolutions des conditions de travail en France. Depuis 1994, elles montrent que l’exposition à la majorité des contraintes (physiques, biologiques, chimiques et psychiques) auxquelles sont soumis les salariés a augmenté. Enfin, plusieurs études régionales apportent des informations sur les pathologies à l’origine des inaptitudes médicales au poste de travail. En Haute-Normandie3, les secteurs du BTP et des services à la personne sont plus touchés par le phénomène, le plus souvent en raison de pathologies de l’usure ou d’une hyper-sollicitation physique et/ou psychique. Il s’agit surtout d’atteintes articulaires (troubles musculo-squelettiques dans 55 % des cas) et de troubles mentaux et psychologiques (18,5 % des inaptitudes). Ces constats sont identiques depuis 2005. On observe aussi une surreprésentation des seniors : en 2005-2006, ils représentaient 45 % des salariés déclarés inaptes, mais 17 % seulement des effectifs.

Voyez-vous évoluer les pathologies face aux nouvelles organisations de travail ?

Dr Blandine Devaux – Ce ne sont pas les pathologies qui évoluent mais leur expression. Reste qu’on s’interroge quand, malgré le progrès technique, l’automatisation et la robotisation qui laissaient présager une diminution de la charge de travail, on voit apparaître beaucoup de pathologies de surcharge psychique et physique : burn-out, troubles musculo-squelettiques, syndrome anxio-dépressif. Ces pathologies concernaient auparavant les travailleurs exposés à des tâches à fortes contraintes physiques. Aujourd’hui, ce sont aussi les employés de bureau qui s’en plaignent. L’être humain ne se résume pas à un corps répondant à une mécanique biologique. Pour être en bonne santé, il a besoin de sens, de but, de valeurs, de connaissance, d’attention, de respect, de sécurité, ce qui nécessite un espace de verbalisation, qui donne l’occasion d’apaiser les tensions dues au travail… Or les organisations de travail ont réduit, voire supprimé, ces temps de travail non directement productifs. La mise en concurrence, l’évaluation davantage individuelle, favorisent les situations d’isolement et conduisent progressivement au délitement du collectif et de la solidarité entre salariés. Dès lors, il existe un risque pour l’entreprise d’entrer dans un processus délétère pour la santé individuelle et l’équipe de travail : plaintes, accidents de travail, aléas, malfaçons… Lorsque la parole devient impossible, c’est le corps qui s’exprime. Même sans données épidémiologiques pour l’étayer, on le constate en consultation : le développement de complications de type algodystrophie (syndrome douloureux locorégionaux) est plus fréquent lorsque le traumatisme de l’appareil locomoteur fait suite à un accident de travail qu’après un accident domestique. « L’apparition de troubles musculo-squelettiques, de phénomènes de ‘harcèlement’, de démotivation, de phénomènes anxieux », relèvent Fabienne Bardot et Annie Loubet-Deveaux4, « doit systématiquement faire rechercher des problèmes d’organisation du travail qui ne peuvent plus se régler, car on ne peut plus se parler du réel, faute de lieu, faute de temps. ». Christophe Dejours parle de pathologies « du harcèlement » et « de la solitude »5.

Que représente l’inaptitude au travail dans votre région ?

Dr Blandine Devaux – En Haute-Normandie, les inaptitudes représentent 1,2 % des avis émis par les médecins du travail. Les personnes définitivement inaptes représentent moins de 0,6 % de la population salariée. Elles travaillent essentiellement dans des entreprises de moins de 50 salariés. Dans les grandes entreprises, les modalités de retraite anticipée ou d’arrêts prolongés ont longtemps offert des solutions temporaires jusqu’à la retraite. Mais la réalité démographique et les évolutions réglementaires laissent présager que les médecins du travail vont devoir aider les entreprises à faire face à davantage de situations personnelles difficiles. Les textes portant sur la pénibilité ne permettront de résoudre que partiellement le problème. Dans des situations de conflit, de mal-être, la procédure d’inaptitude est une demande de certains salariés qui cherchent à rompre leur contrat de travail sans démissionner. Quelques employeurs y voient aussi une solution rapide pour régler un différend et transférer leur responsabilité sur le médecin du travail. Mais la solution est souvent illusoire, car la procédure fait peser sur l’employeur une forte obligation d’aménager le poste ou de prouver l’absence de poste. En Haute-Normandie, le nombre d’avis d’inaptitude a baissé de 17 % entre 2004 et 2009 ; la possibilité de rupture conventionnelle du contrat de travail est une des explications, car cette procédure apporte une voie juridique pour quitter l’entreprise tout en pouvant s’inscrire au chômage : l’inaptitude n’est plus la seule option dans pareil cas. En revanche, l’activité des médecins du travail ne baisse pas. Sur la même période, le nombre d’équivalents temps plein a chuté de 25 % dans la région et les effectifs de salariés suivis par chaque médecin ont été multipliés par deux ou trois : 2 800 en 2004, entre 4 500 et 9 000 en 2009. Les cas d’inaptitude traités par chaque médecin ont augmenté de moitié, alors que les problématiques des salariés – ceux pour lesquels la rupture conventionnelle n’est pas possible – sont devenues plus complexes.

Quel rôle l’entreprise fait-elle jouer au médecin du travail qui prononce un avis d’inaptitude ?

Dr Blandine Devaux – L’avis d’inaptitude survient le plus souvent après un long processus (multiples arrêts de travail et reprises, sur une période de un à trois ans pour les troubles musculo-squelettiques), alors que dans les trois quarts des cas, il n’existe pas dans l’entreprise de poste adapté disponible. Par ailleurs, l’influence des contraintes psychosociales sur l’inaptitude est grandissante. La souffrance mentale liée au travail n’est pas récente mais elle est davantage verbalisée depuis 2002, date de son inscription dans le Code du travail. Face à des situations de travail difficiles, des salariés n’ont parfois d’autres moyens que d’utiliser le langage du corps pour exprimer leur mal-être. Ils cherchent une réponse médicale à une problématique d’un autre ordre ou à la gestion d’un conflit interpersonnel. Le médecin du travail leur offre alors le seul espace où la parole concernant le travail se libère. Mais il dispose trop rarement du temps disponible pour accompagner le salarié en souffrance, ou le collectif de travail en crise : l’inaptitude lui paraît alors la seule solution. Et la réponse satisfait le plus souvent toutes les parties ! Le médecin exerce son rôle de pathologiste clinique, le salarié se sent protégé par son statut de victime et le cadre dispose d’une réponse temporaire à un problème de personne. Chacun attend une solution, plus souvent financière que médicale, qui le déresponsabilise. Dès lors, des conflits individuels sont souvent réglés via l’inaptitude au poste de travail. Mais rapidement, c’est le désenchantement. Le cadre n’a pas réglé le problème du collectif de travail et se retrouve confronté à des situations similaires. Le salarié perd son travail, ses revenus et entretient un processus pathogène de rancœur vis-à-vis de l’entreprise qui ne facilite pas sa recherche d’emploi. Les collègues ou les cadres pensent que le médecin s’est fait manipuler ou voient en lui le seul recours pour échapper à la crise collective. Le médecin du travail se trouve bientôt confronté à d’autres demandes d’inaptitude et perd son crédit dans l’entreprise. C’est ainsi que s’engagent des procédures de contestation d’aptitude auprès de l’inspecteur du travail. Ces stratégies de fuite dans la maladie ou l’inaptitude introduisent un biais dans l’impact du travail sur le corps et donc sur le développement des pathologies professionnelles. La prise en compte de la santé mentale peut rééquilibrer le problème, car le lien à une situation de travail délétère est reconnu. Pour autant, il n’existe pas de tableaux cliniques d’atteinte à la santé mentale propres à tel ou tel type de conditions de travail. Une solution existe-t-elle pour concilier santé des salariés, allongement de la durée de vie au travail et efficacité productive dans l’entreprise ? Le travail reste une aliénation, mais l’être humain ne peut être considéré comme une simple variable d’ajustement, quand ce sont l’argent, la gestion, les actionnaires, le conseil d’administration qui prévalent. Le défi est dans l’organisation du travail. On ne trouve plus ni la régulation et l’entraide dans les collectifs de travail, qui favorisaient un allègement de l’activité, ni le mode de management participatif, qui prenait en compte les difficultés des salariés. Dès lors, la défaillance de l’un du fait de son état de santé peut-elle être assumée par les autres à leur corps défendant ?

Le médecin du travail ne peut-il pas s’emparer du comité hygiène sécurité et conditions de travail (CHSCT) pour aborder les conditions de travail dans leur dimension collective ?

Dr Blandine Devaux – La médecine du travail est fondée sur la notion de prévention secondaire : le dépistage de maladie. Depuis 1946, son rôle a été centré sur l’acte médical individuel. La demande des employeurs, que la réglementation rend pénalement responsables d’une carence en ce domaine, est d’avoir « ses visites médicales à jour ». Les partenaires sociaux considèrent cette visite comme un acquis social. D’où un enfermement progressif de l’image et de l’action de la médecine du travail française dans un suivi individuel. Mais depuis 2002, le développement des risques psychosociaux en souligne les limites : l’action individuelle sans action collective est inopérante. La gestion de ces risques oblige le médecin à se positionner comme un acteur légitime pour donner le point de vue de la santé au travail. Il ne s’agit pas de dénoncer sans analyse une situation délétère, mais d’établir un diagnostic de situation à partir des données de santé recueillies lors de visites médicales et à partir du contexte de l’entreprise. Le médecin inscrit son action dans une perspective transdisciplinaire qui étudie les relations entre les individus, et avec leur environnement. Il qualifie ainsi la plainte et met à la disposition de l’employeur, des salariés et de leurs représentants des informations et des outils leur permettant de faire des choix. Au-delà d’un rôle d’alerte, renforcé par la loi du 20 juillet 20116, le médecin du travail a donc vocation à accompagner les partenaires sociaux dans le dialogue social, en les aidant à problématiser les questions de santé. En cohérence avec les principes de la directive européenne de 1989 fondée sur la prévention primaire, il apporte aux membres du CHSCT des outils de compréhension de la situation et des pistes d’action, tel que le recours à une intervention extérieure pour établir un état des lieux, mettre en œuvre des changements en faveur de la santé et les évaluer. La promotion de la santé au travail passe par une approche participative, qui soutienne l’habileté des individus et des collectivités à développer les comportements sains. La charte d’Ottawa (1986), issue d’un mouvement en faveur de la santé publique dans le monde, précise que la promotion de la santé est le « processus qui confère aux populations les moyens d’assurer le plus grand contrôle sur leur propre santé et d’améliorer celle-ci ». Une telle démarche suppose que le médecin du travail déborde la logique de la visite médicale pour appréhender autrement les problèmes de protection de l’homme au travail. Faute de quoi, son unique réponse aux risques psychosociaux dans l’entreprise sera la prescription de l’inaptitude. La pénurie de médecins du travail, notamment dans notre région, en conduit certains à désinvestir l’intervention en milieu de travail et les actions collectives pour n’assurer que les visites médicales dites urgentes. Avec près de 8 500 salariés par médecin, même les visites de reprise ne sont pas toutes possibles. Le suivi médical individuel demande d’être repensé pour être articulé à une dimension collective.

Propos recueillis par Christophe Duval-Arnould et Jean Merckaert



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1 / Hervé Gosselin suggère d’ailleurs d’accroître la contribution de la médecine du travail à la veille sanitaire et à l’épidémiologie (« Aptitude et inaptitude au travail : diagnostic et perspectives », Rapport pour le ministère délégué à l’emploi, au travail et à l’insertion professionnelle des jeunes, janvier 2007).

2 / Enquêtes SUMER (Surveillance médicale des risques professionnels) et conditions de travail portées par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) et la Direction générale du travail.

3 / Étude CASIM 2005-2006 et 2008-2009.

4 / « Une nouvelle pratique : la clinique médicale du travail » , Travailler, 2003/2 n° 10, pp. 13-38.

5 / « Aliénation et clinique du travail » , Actuel Marx, 2006/1 n° 39, p. 123-144.

6 / Loi relative à l’organisation de la médecine du travail, qui réaffirme fortement ce rôle à l’article 2 : « Lorsque le médecin du travail constate la présence d’un risque pour la santé des travailleurs, il propose par un écrit motivé et circonstancié des mesures visant à la préserver ».


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