Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Qu’est-ce qu’une prescription? Qu’il s’agisse d’objectifs à atteindre, de consignes à respecter, de processus et de procédures à mettre en œuvre, le but du travail est le résultat attendu par la hiérarchie, « une injonction de faire émise par une autorité »1. Travailler impose de se plier à un but assigné par autrui.
Mais les sciences du travail l’ont mis en évidence : travailler est bien plus que respecter des consignes. Pour qu’il y ait engagement, mobilisation, bref, pour que le travailleur travaille, il faut qu’il espère trouver la satisfaction d’un besoin. Le but venu de l’extérieur se double rapidement de raisons propres à chacun qui donnent au travail telle ou telle orientation. Le travailleur, considérant de prime abord qu’il travaille pour gagner sa vie, découvre d’autres mobiles : sa façon de travailler a des conséquences sur l’activité des autres, de ses collègues, des patients, des clients… Avec l’expérience professionnelle, des aspects inattendus apparaissent, porteurs d’enjeux relationnels qui sollicitent sa sensibilité. Tout travailleur éprouve le besoin d’apporter des modifications (des améliorations) à une situation que la consigne ne prenait pas en compte. Autrement dit, l’activité déborde les consignes.
Or les évolutions du travail depuis trente ans, en particulier son intensification, corollaire de la financiarisation de l’économie, ont profondément bouleversé les modalités de la prescription en complexifiant les organisations. Face aux prescriptions qui tendent, par leur diversité et leur complexité, à agir comme des paradoxes pour ceux qui doivent s’en débrouiller, le métier et ses règles agissent comme des repères utiles et donnent sens au travail. Ce sont les règles de l’art construites au sein des collectifs qui, lorsqu’elles sont perpétuées, permettent de s’inscrire dans une histoire et de trouver sa place dans l’équipe. Il y a donc une tension entre les demandes hiérarchiques et ces règles qui sont le cadre pratique et méthodologique de la tâche. Quelles en sont les conséquences sur le travail, sur celui qui l’effectue et sur sa santé?
Nous verrons, dans divers secteurs d’activité2, comment la diversité et la multiplicité des sources de prescription mettent à mal, dans bien des cas, la possibilité de faire un travail de qualité, de se reconnaître dans son travail, de ne pas effacer sa subjectivité mais au contraire de l’intégrer.
Les centres de relations clients sont qualifiés d’usines tayloriennes du XXIe siècle, en raison du travail souvent répétitif et parcellisé qu’ils exigent. Ils en sont pourtant loin : les prescriptions descendantes étaient alors à peu près simples et claires. Dans les centres d’appel externe, les prescripteurs sont multiples et leurs requêtes différentes. Le donneur d’ordre, d’abord, fixe à son prestataire des exigences quantitatives (gestion de volume d’appels), parfois inscrites dans des procédures inhérentes à une certification qualité. Le prestataire décline ses exigences dans des choix d’organisation de structures. Cette déclinaison ne repose pas sur le calcul d’un coût de revient qui aurait lui-même été construit sur la simulation d’une organisation du travail dédiée. Sans tenir compte de la réalité du travail, le prestataire accepte un prix qui n’est pas tenable d’un point de vue organisationnel, humain et économique (principe d’enchères inversées, « le moins disant »). En poursuivant des objectifs propres de rentabilité – le prestataire s’organise alors en Business Unit (BU) –, il introduit de nouvelles contraintes qui ont pour but la compétitivité et pour principe la baisse des coûts, conformément à une économie de main-d’œuvre. Ici s’imposent des règles de gestion déclinées en prescriptions standardisées. Le recrutement de responsables de BU, issus d’école de commerce et interchangeables, témoigne de cette logique.
Chaque BU poursuit des objectifs propres : la satisfaction du client externe et la concurrence avec les autres BU au sein de la structure globale. L’information et sa rétention deviennent des « stratégies au service d’une recherche de ‘performance’ individualisée ». Dès lors, le lien avec la structure d’appartenance devient ténu et le sentiment de faire partie d’une entité se dissout. L’encadrement intermédiaire, en tension permanente entre sa hiérarchie et les téléacteurs, traduit ou réinterprète les prescriptions afin de concilier celles d’en haut et ce qu’il connaît du métier. Il doit faire en sorte que son équipe soit performante, sans provoquer d’absentéisme. Le client final, lui aussi, est un potentiel prescripteur; néanmoins, dans un système de production de masse, sa demande se trouve assujettie à une offre de service prédéterminée et pensée parfois en dehors de lui.
Ces exigences s’empilent, se contredisent et soumettent les téléacteurs et leur hiérarchie de proximité à une infantilisation (n’offrant aucune plage de responsabilité et de marge de manœuvre) dont les effets sur la production et sur la santé peuvent être extrêmement dommageables. Dans l’entreprise, on mesure combien ces prescriptions, au moins celles émises par les responsables de BU, sont construites selon des logiques qui empêchent finalement la réalisation du travail et notamment la construction du professionnalisme des salariés au fil de l’expérience.
Dans le secteur des services à la personne, la prescription se caractérise par sa complexité, renvoyant souvent l’intervenant(e) à la nécessité de « se débrouiller ». Il y a là aussi plusieurs prescripteurs (équipes médico-sociales du financeur, famille, bénéficiaire lui-même, structure prestataire). Ils ont chacun un point de vue, mais qui est situé à un instant T alors que le besoin du bénéficiaire évolue, avec son déclin. Ensuite, l’articulation est parfois difficile entre une demande globale, par exemple maintenir l’autonomie de la personne le plus longtemps possible, et des consignes précises qui saucissonnent la prestation (un quart d’heure pour enfiler les bas, vingt minutes pour la toilette…).
L’intervenant(e) est salarié(e) d’une structure. La personne âgée fragile, si elle bénéficie d’un plan d’aide du conseil général (plan APA), convient avec ce dernier d’un ensemble de prestations. Celles-ci sont formalisées dans un plan écrit mentionnant les types de services associés à des temps de mise en œuvre par l’intervenant(e). Ce plan, que la structure prestataire de service décline de manière opérationnelle avec le bénéficiaire, mais aussi avec son entourage familial, produira un ensemble de nouvelles prescriptions pour l’intervenant(e).
La complexité renvoie encore à la nature de l’activité, qui relève de la relation de soin, une relation d’aide requérant négociation au quotidien avec le bénéficiaire. Face à de nouvelles demandes de la part de celui-ci ou de sa famille (la vaisselle du week-end, le ménage dans une chambre d’ami…), l’intervenant(e) peut en écarter certaines (car clairement hors du cadre fixé), mais d’autres sont plus difficiles à refuser. On entre dans une phase quotidienne de construction avec le bénéficiaire pour que le travail soit fait comme l’intervenant(e) estime devoir le faire. Et il ou elle peut être amené(e) à ne pas tenir la prescription du plan d’aide (le bénéficiaire ne voulant pas se laver ou n’arrivant pas à tenir ses couverts pour manger). Il lui faut alors réorganiser le contenu du travail afin de tenir ce qui est au cœur de son métier, l’aide à la personne.
On peut positivement parler d’autonomie (possibilité de réorganiser le travail après l’organisation prescrite), mais celle-ci est atténuée par la faiblesse des moyens en temps et par la solitude, l’isolement professionnel et le manque de reconnaissance du métier qui caractérisent le travail à domicile.
Les prescriptions du travail sont souvent multiformes et multi-sources. Et elles sont rarement coordonnées par les différents « porteurs d’attentes » en présence (hiérarchie, collègues d’autres services, collectif de travail, clients, partenaires, etc.). L’opérateur tente de tenir ensemble ces exigences, différentes, voire contradictoires, ce qui demande un effort individuel ou collectif plus ou moins coûteux en fonction des ressources disponibles (expérience professionnelle vis-à-vis de la situation rencontrée, possibilité de mettre en œuvre des « trucs de métier », possibilité de « se créer du mou », de disposer d’un coup de main d’un collègue…). Les conséquences sur la santé sont bien réelles. Réussir à faire les arbitrages et atteindre un résultat conforme à celui prescrit n’est pas suffisant. Encore faut-il que ces choix aient du sens vis-à-vis de l’activité déployée et soient adéquats avec la santé (psychique, physique) du salarié.
Ainsi, dans une association du secteur social, les salariés assurent le suivi éducatif de mineurs sur décision de justice. Il s’agit d’un travail multi-partenarial, où chaque acteur a des attentes spécifiques vis-à-vis du suivi réalisé. Chaque dossier représente un temps mensuel financé que le salarié doit mettre à disposition de la famille pour réaliser des actions dont il doit rendre des comptes (logique de traçabilité). Or, depuis quelque temps, les salariés de cette association indiquent leur difficulté à prendre en charge des dossiers au-delà du quota établi… Tout tenir ensemble devient très compliqué pour eux.
La stratégie préconisée de façon informelle par l’institution est de « lâcher » certains pans de l’activité, en donnant la priorité à certains dossiers « chauds ». Le risque étant que ceux mis de côté deviennent explosifs à leur tour, que le salarié soit pris en défaut faute d’un suivi suffisant, qu’il soit en difficulté pour renseigner les outils de traçabilité exigés par un des partenaires. Cette surcharge conduit à une diminution de la part d’activités préventives et d’accompagnement auprès des familles, voire à un glissement vers une situation de maltraitance vis-à-vis de celles-ci et donc à une mise hors-la-loi.
Ces abandons sont finalement du « travail empêché »3, du travail qu’il faudrait faire et qu’on ne peut plus faire. Cette impossibilité de faire ce que le métier réclame est une source de souffrance d’autant plus grande que ce qu’on ne fait pas a des répercussions sur les familles, les enfants…
Afin de pallier ces obstacles, les salariés transgressent certaines règles en prolongeant leur travail sur des dossiers qui nécessitent du temps à leur domicile. Vécue comme insatisfaisante par le salarié (« on fait avec, on n’a pas le choix »), cette stratégie est intolérable aussi pour l’institution, garante de la confidentialité des dossiers. Dès lors, tenter de faire son travail revient à passer outre, quitte à se mettre en danger si cela se voit ou se sait : il s’agit d’une forme de « triche » réalisée dans une logique de « recherche de travail bien fait ».
« Tricher » pour continuer à travailler paraît se répandre dans le monde du travail. Ainsi, dans un entrepôt logistique, l’introduction de la commande vocale pour la préparation des commandes révèle, après quelques mois d’utilisation, des procédures qui relèvent de la triche, car les préparateurs détournent l’outil4. La « vocale » annonce à l’opérateur les produits à conditionner sur la palette dans un ordre chronologique, en fonction de deux critères : le volume et le poids de chaque article. L’opérateur, lorsqu’il passe d’un produit à l’autre, doit dire « ok » et scanner la référence en question. Ici, les « détournements » consistent à annoncer plusieurs « ok » successifs, en mémorisant les produits annoncés. Cette stratégie, coûteuse, est consentie par les préparateurs afin de regagner de l’autonomie et in fine, du temps dans le montage de la palette. Les salariés trichent pour faire le travail malgré tout, pour se faciliter la tâche ou encore pour être un moment tranquilles.
De même, le téléacteur en centre d’appel supporte des exigences contradictoires qui ne permettent pas d’atteindre les objectifs assignés. Pour ne pas subir la pression ou la sanction des prescripteurs qui ont développé chacun leurs indicateurs de contrôle et d’évaluation, il est amené à tricher pour « tenir ». Il valide par exemple une vente additionnelle à un client, alors qu’il ne l’a pas décrochée, pour pouvoir atteindre les objectifs du jour (x appels, x placement d’offres commerciales). Il sait bien que sa stratégie sera découverte et qu’il n’aura pas la prime correspondante à la vente (il faut que le client reste abonné un certain temps pour que la vente soit validée). La triche sera repérée les jours suivants par le service réclamation qui recevra un appel du client ayant fait l’objet d’une tentative de vente forcée. L’option sera décochée et la vente non comptée pour le calcul de la prime d’objectif.
Le salarié en tire comme seul bénéfice de ne pas s’être fait disputer par son manager pour ne pas avoir atteint ses objectifs. Il s’agit d’une stratégie du désespoir qui se retourne contre l’activité défendue par les opérateurs : rendre service au client. Ce système de contraintes managériales s’avère contre-productif. L’entreprise cherche à faire du chiffre d’affaires et du bénéfice par le placement d’options commerciales, mais les objectifs fixés et les moyens disponibles pour les atteindre n’ayant aucune référence à l’activité réelle de travail, le fonctionnement aboutit à des réclamations, des désabonnements de clients et des heures de gestion de dossiers « réclamation », non sans effets évidemment sur la santé des téléacteurs.
Dans certains centres d’appel, les salariés ont de grandes difficultés à tenir leur poste. Le management et l’organisation du travail exigent d’eux un engagement total et dans le même temps, les empêchent de mettre d’eux-mêmes dans ce travail. Cette contrainte forte à travers un script, des objectifs commerciaux, dans un planning calculé à la seconde près, nie la subjectivité des opérateurs, leur singularité, leurs tentatives pour donner une forme humaine à leur activité. Il en résulte un absentéisme, des restrictions d’aptitude ou des inaptitudes et une grande souffrance au travail. Car l’impossibilité d’agir a des répercussions sur la santé, comprise comme un processus de construction sociale, physique et mentale. Prise de poids, irritabilité, troubles du sommeil, phobie du téléphone, dépression en sont les symptômes. Les phénomènes de triche ajoutent une dimension supplémentaire : les salariés en éprouvent de la honte et réprouvent ce qu’ils font. Ce sentiment dégrade l’estime de soi et renforce l’impression de solitude car il empêche tout partage avec les collègues.
Plus généralement, les contextes dans lesquels évoluent les salariés peuvent les amener à souffrir du manque de reconnaissance des difficultés qu’ils rencontrent et du travail qu’ils produisent. Comment être reconnu dans ce que j’ai de singulier? Comment être reconnu par les familles quand on « les laisse sur la touche » ou qu’on risque d’être perçu comme maltraitant? Comment être reconnu par les collègues de l’entreprise quand on est amené à cacher des informations utiles à d’autres? Quelles sont les possibilités de s’identifier dans son travail quand celui-ci conduit le salarié à tromper un client en réalisant une vente forcée, à considérer un patient comme un simple « corps étranger » à manipuler, à panser dans un temps imparti sans prendre le temps de « traiter » les plaies invisibles (celles du psychologique) ? Au-delà d’une dimension sociologique, la reconnaissance est d’abord psychologique et éthique. Le repérage des effets d’usure, de fatigue psychologique, d’épuisement est significatif. On ne peut que souligner combien la recherche de sens dans son travail, la quête d’un travail bien fait amène à une dégradation de la santé dans ses autres dimensions, physique notamment (exposition accrue au port de charge dans le secteur hospitalier, par exemple).
Et les conséquences se répercutent sur la santé du collectif : irritabilité dans les équipes, impossibilité d’organiser le passage de relais dans certaines activités, difficultés à organiser la montée en compétence des équipes (par la réduction de la participation aux temps communs), réduction des communications dans le travail, délitement du collectif… Paradoxalement, la performance de l’entreprise elle-même souffre de ce système. Rappelons les exemples évoqués : risque accru de fuites sur les dossiers, dégradation de la qualité du service mis à disposition des familles, perte de temps en lien avec la réorganisation de certaines palettes en cours de montage, risque de non-conformité vis-à-vis du cadre réglementaire, surcoût du traitement des problèmes engendrés, tensions avec les clients, les familles, etc.
Cette diversité des effets potentiels souligne les enjeux pour les entreprises de s’intéresser au travail et aux conditions de sa réalisation. Il est urgent que les prescriptions descendantes rencontrent les réalités du terrain, que les deux logiques inhérentes au monde du travail se confrontent, dialoguent et s’enrichissent. Mais dans un grand nombre de situations, les réalités du travail sont parcellisées, individualisées, au détriment du collectif qui, même si tout le monde n’est pas en accord, est porteur de valeurs communes et d’un point de vue construit à partir de la diversité. Quand les salariés sont contraints de faire des choses qu’ils désapprouvent, il n’est plus possible d’en discuter sans s’exposer au jugement des autres, sinon au rejet. Créer un espace de discussion et d’échange sur ce qu’est le travail bien fait permettrait de redonner sa place à celui-ci pour peser sur la définition des objectifs et des orientations de l’entreprise5. Les capacités d’expression des salariés sont à reconstruire, afin de permettre au collectif des salariés de soutenir un point de vue face à celui – légitime – des prescripteurs, dont la direction. Ne doit-on pas repenser les relations sociales et professionnelles dans l’entreprise et s’interroger sur ce que signifie « représenter le personnel » dans le contexte de crise du syndicalisme? La construction et l’affirmation d’un point de vue défendu collectivement requièrent une capacité d’élaboration dans un climat de confiance. Celle-ci prend du temps, celui de l’échange, de la compréhension et de l’appropriation de la part des salariés et de leurs représentants. Les cadres existants sont sans doute à adapter pour permettre ce sursaut démocratique dans l’entreprise.
1 / François Daniellou, Jérôme Grall, Christian Martin, Francis Six, « Prescriptions, injonctions et pressions », Actes des journées de Bordeaux sur la pratique de l’ergonomie, Université Victor Segalen Bordeaux 2, 2000.
2 / À partir des interventions que nous avons réalisées dans le cadre de l’Association régionale pour l’amélioration des conditions de travail (ARACT) de Picardie.
3 / Selon l’expression popularisée par Yves Clot. Cf. notamment, Le travail à cœur, La Découverte, 2010.
4 / Virginie Govaere, « Le guidage vocal en préparation de commande : quels effets sur la santé et la sécurité? », Actes du 41e congrès SELF, 2006, pp. 271-278 et « Utilisation du guidage vocal dans la logistique : des modifications pour les utilisateurs et pour d’autres… », Actes du 42e congrès SELF, 2007, pp. 645-654.
5 / Mathieu Detchessahar, Michel Devigne et Arnaud Stimec, « Les modes de régulation du travail et leurs impacts sur la santé des salariés : deux établissements d’accueil des personnes âgées en quête de management », étude ANR, 2011.