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Que la personne détenue puisse conclure un contrat avec l’Administration pénitentiaire, ou avec quelque autre partenaire, ne va pas de soi. Toute la culture traditionnelle de la prison s’y oppose. Aussi, lorsque dans le cadre de la préparation de la « loi sur la peine et le service pénitentiaire », la Farapej a osé lancer l’idée d’un contrat personnalisé d’exécution de la sanction, le CPES 1, les protestations ont été nombreuses. Le mot même de « contrat » faisait peur. On préférait parler de « plan », voire d’« engagement ». Cependant, l’utopie peut être féconde ! Le projet de loi qu’a préparé M. Lebranchu, Garde des Sceaux, devait comporter dans son chapitre IV une section II titrée « Le contrat de travail en détention ». Et, dans son chapitre V, un article mentionne expressément la création d’un « contrat de mobilisation ».
Il apparaît ainsi que la notion de contrat doit pouvoir s’inscrire dans le contexte carcéral. Si, comme nous l’espérons, la loi conservait ces dispositions, dans sa forme définitive, un pas important serait franchi vers la reconnaissance de la dignité de la personne incarcérée. De plus, l’Administration disposerait d’un outil efficace pour accompagner les détenus dont elle a la charge.
Le contrat est en effet structurant en ce qu’il prend au sérieux la parole et la signature des contractants et, en l’occurrence, de celui qui se croyait totalement déchu de ses droits. Par sa seule existence, le contrat le restaure comme personne autonome, à qui est reconnu le droit de choisir, d’accepter ou de refuser ce qui lui est proposé. Une telle reconnaissance ne peut que lui donner, de lui même, une image positive.
Un contrat suppose des contractants libres de s’engager. Il s’agit même d’une condition de sa validité. Or la personne incarcérée est dans une situation de dépendance. Non seulement parce qu’elle est privée de la liberté d’aller et de venir mais parce que, dans sa vie quotidienne, tout est organisé pour lui rappeler qu’elle est punie et qu’elle doit obéir – le refus d’obéissance se paie cher en détention ! Il est évident que la prison déresponsabilise et infantilise, surtout dans les premiers temps, en maison d’arrêt, où les activités et le travail sont beaucoup moins développés qu’en établissement pour peine, laissant ainsi fort peu de place à l’initiative.
Les relations dans la prison sont fondées sur la méfiance, voire le mépris réciproques, alors que le contrat suppose au contraire la reconnaissance de l’autre comme un semblable. La prison constitue une micro-société, avec des lois, non écrites pour la plupart, mais prégnantes. L’une d’entre elles énonce qu’il ne faut pas pactiser avec l’« ennemi ». Le surveillant se méfie du surveillé potentiellement dangereux. Le surveillé se méfie du surveillant qui détient le pouvoir de violer son intimité lors des fouilles ou des rondes et qui dispose, de par la réglementation, de toute une panoplie de sanctions dont il pourra déclencher le mécanisme au moindre manquement à la discipline. Si l’arrivant nourrit à cet égard quelques illusions, ses co-détenus le mettront vite en condition, racontant à l’envi comment les « matons » peuvent se livrer aux pires excès répressifs. Peu importe que ces assertions soient vraies ou fausses. Proclamer que l’on se fait respecter de l’« ennemi » pose le personnage dans le milieu carcéral.
Si cet écueil est évité, on butera sur une autre difficulté. L’acte délinquant, transgression de la loi qui régit les rapports sociaux, est souvent révélateur d’un état antérieur de marginalisation. Il manifeste une désocialisation peut-être très ancienne. Or le contrat va positionner celui qui le signe comme responsable de ses actes au sein de la société. L’entreprise sera d’autant plus difficile que la personne incarcérée a du mal à se projeter dans l’avenir. Le temps qui se vit « dedans » n’est pas le temps qui se vit « dehors », surtout pour les condamnés à de longues peines dont le temps de détention se morcelle en instants successifs sans perspective d’avenir.
Les obstacles à la conclusion de contrats en détention sont bien réels. Pour autant, ils ne paraissent pas insurmontables. Certes, la conclusion d’un contrat ne saurait être obligatoire. Et il serait hypocrite de faire pression sur les détenus pour qu’ils s’engagent dans cette démarche avant qu’ils ne s’y sentent prêts. Il deviendra vite évident que l’utilisation par l’Administration pénitentiaire de l’outil du contrat supposera, dans la vie de la personne détenue, l’existence de plages de liberté sans lesquelles celui-ci serait nul.
Plusieurs pistes sont à explorer. Le projet de loi en mentionne deux, le contrat de travail et le contrat de mobilisation.
Le travail des détenus est régi actuellement par une réglementation qui, à elle seule, est très révélatrice de l’ambiguïté de la condition de la personne incarcérée. L’article D102 du Code de procédure pénale stipule que « l’organisation, les méthodes et les rémunérations du travail doivent se rapprocher autant que possible de celles des activités professionnelles extérieures afin notamment de préparer les détenus aux conditions normales du travail libre ». Mais l’article D103 contredit, sur un point essentiel, cette intention en précisant : « Les relations entre l’organisme employeur et le détenu sont exclusives de tout contrat de travail. »
Le code de procédure pénale a pris soin de garantir (article D109) que « sont applicables aux travaux effectués par les détenus... les mesures d’hygiène et de sécurité prévues dans le livre II du titre III du Code du travail ». Mais c’est bien la seule référence explicite à la législation relative aux « conditions normales du travail libre ». Pour tout le reste, durée du travail, rémunérations, congés, représentation du personnel, procédures de licenciement, etc., le travail en détention échappe complètement à la loi française. Qui ne voit la contradiction avec l’ambition affichée par le législateur lui-même : « Le service pénitentiaire favorise la réinsertion sociale des personnes qui lui sont confiées » (loi du 22 juin 1987). La commission d’enquête de l’Assemblée nationale en était bien consciente, qui reconnaissait dans son rapport du 28 juin 2000 : « En tout état de cause, l’absence de respect du droit du travail ruine la conception même du travail pénal comme outil d’insertion. »
On perçoit bien l’idée, non exprimée mais communément admise, qui explique cette contradiction : le citoyen perdrait, de par son incarcération, ses droits de citoyen. Pour être tacitement acceptée par l’opinion, cette assertion n’en est pas moins infondée. La personne détenue reste titulaire de tous les droits qui ne lui ont pas été retirés, soit par sa condamnation (prononcé de peines complémentaires comme la privation des doits civils, civiques et de famille), soit par une disposition législative ou réglementaire (comme la disposition actuelle concernant le contrat de travail). Or toute une réflexion sur le sens de la peine insiste désormais sur ce fait : le détenu est sujet de droit. Une des fonctions de la sanction devrait être de lui rappeler sa dignité d’être humain responsable et la valeur d’une parole qui engage deux contractants l’un envers l’autre.
Il faut donc saluer l’introduction de la notion de contrat dans le projet de loi sur la prison. « Le contrat de travail en détention fait l’objet d’un écrit, rédigé en français. Il est conclu pour une durée indéterminée ou déterminée, à temps plein ou à temps partiel. Il précise l’emploi occupé, le lieu du travail, la période d’essai, la durée quotidienne ou hebdomadaire du travail, la rémunération, les concessionnaires ou cocontractants lorsque la personne est mise à disposition. Il prévoit une clause de suspension du contrat pour des raisons économiques ainsi que les modalités de rupture. » Il précise que « la durée hebdomadaire ne peut excéder 35 heures ». Il détermine le droit au congé annuel, sans oublier d’indiquer : « Le 1er mai donne lieu au versement de la rémunération que l’intéressé aurait perçue s’il avait travaillé. »
Certes, il n’est pas prévu que ce contrat soit en tous points semblable à un contrat de travail en milieu libre. Il faut noter tout d’abord que, même dans le cas où le détenu travaille pour une entreprise concessionnaire, le contrat est conclu entre l’administration pénitentiaire représentée par le chef d’établissement et le détenu. Cette disposition fait de lui un employé de l’administration alors qu’il travaille en fait pour une société privée. Il en résulte que les différends nés des relations de travail seront « de la compétence des juridictions administratives » et non de celles des Conseils des Prud’hommes. Quant à la rémunération horaire minimale du travail, elle devrait être fixée par décret en référence au Smic horaire (une rédaction non encore définitive prévoit 50 % du Smic horaire).
Ces réserves – beaucoup d’autres pourraient être et seront certainement exprimées – ont leur importance. Il reste que l’introduction, par le biais d’un contrat, du droit du travail en prison sera un progrès considérable.
Relevons que, avant même toute disposition légale, l’expérience a été tentée par Nicolas Frize dans son atelier à la Centrale de Saint-Maur. Interrogé par la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale le 23 mars 2000, il s’en était longuement expliqué : « J’ai introduit le contrat de travail, contrairement aux dispositions de la loi puisque le contrat de travail est interdit en prison. Ce contrat de travail qui n’a pas de valeur légale est signé entre le détenu et nous-mêmes, puis validé par l’administration. J’ai créé un dispositif de congés payés et me suis substitué à la Sécurité sociale pour assurer une couverture maladie. Autrement dit, j’ai introduit le droit. Non pas parce que je suis à la Ligue des droits de l’homme, mais parce que, indépendamment du fait que c’est un principe auquel on ne déroge pas, le droit a des vertus : conférer des droits aux détenus est souvent leur donner ce qu’ils n’ont jamais eu... Le droit est pour moi un élément pédagogique. Ce n’est pas seulement un principe, c’est par lui qu’une personne s’arrache à l’idée qu’elle se fait d’elle-même 2. »
Le projet de la loi prévoit un autre type de contrat, un « contrat de mobilisation ». Il aurait pour but de « favoriser l’insertion professionnelle et sociale des personnes détenues auxquelles aucun contrat de travail ne peut être proposé ou souffrant de précarité ou de handicap, afin de les inciter à construire un projet individuel ». Ce contrat, conclu entre le directeur du service pénitentiaire d’insertion et de probation et le détenu concerné, organise la mise en place d’actions de bilan, de diagnostic, d’orientation, d’évaluation, de remise à niveau, d’enseignement, de soins. Dans ce cas, l’adhésion de la personne détenue à cette démarche donne lieu au versement d’une aide à l’insertion.
Ce contrat de mobilisation, moins ambitieux que le CPES préconisé par la Farapej, paraît calqué sur les contrats d’insertion prévus par la législation sur le Rmi. On sait que, au lendemain de l’adoption de la loi sur le Rmi, un décret en excluait le bénéfice pour les personnes détenues 3. La Farapej a toujours protesté contre ce décret qui lui apparaissait injuste à l’égard de la population incarcérée et singulièrement des personnes non encore jugées. Or la raison d’une disposition qui, privant des ressources du Rmi des détenus auxquels aucun travail n’était offert, les réduisait à l’indigence, était qu’on ne voyait pas comment maintenir en prison un contrat d’insertion.
On est en droit de s’interroger : pourquoi un « contrat de mobilisation » et non un contrat classique d’insertion ? Pourquoi le versement d’une « aide à l’insertion » au lieu d’un Rmi aménagé ?
Il paraît moins utopique aujourd’hui qu’hier d’affirmer que le détenu est sujet de droit, sujet capable de contracter. Le reconnaître, c’est le constituer membre de la société où il est appelé à retrouver (voire à trouver enfin) sa place et à exercer ses responsabilités. C’est peut-être un défi. Mais c’est un défi à relever.
1 / Cette proposition a été retenue dans la plate-forme signée par quinze membres du COS, le Conseil d’orientation stratégique mis en place par le ministre de la Justice pour préparer le projet de loi : Evry Archer, chef du SMPR de Lille, Guy-Bernard Busson, président de la Farapej, R.-V. Catalayud, président de la Commission des droits de l’homme de la conférence des Barreaux, Bruno Clement, directeur de la maison d’arrêt de Loos-les-Lille, Antoinette Chauvenet, directrice de recherche au Cnrs, Liliane Chenain, présidente de l’ANVP, Liliane Daligand de l’Institut d’aide aux victimes (Inavem), J.-L. Daumas, directeur du centre de détention de Caen, Pascal Faucher, maître de conférences à l’Enm, J.-M. Fayol-Noireterre, président de chambre à la Cour d’Appel de Grenoble, A. Grandhaie de la CGT pénitentiaire, A.-M. Masson, DSPIP des Yvelines, F. Moreau, médecin-chef à la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy, M.-J. Strickler, vice-présidente de la Fnars, Michel Tubiana, président de la Ligue des droits de l’homme.
2 / La France face à ses prisons, tome II, page 169, éditions de l’Assemblée nationale.
3 / Journal officiel du 13 décembre 1998. Il n’était pas même envisagé un Rmi « aménagé », « minoré », ce qui aurait eu pour effet de maintenir le détenu dans un circuit où il se serait retrouvé de plein droit à la sortie au lieu d’avoir à faire une nouvelle demande et d’être ainsi privé de ressources pendant souvent plusieurs semaines après sa libération.