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Donner la responsabilité et le contrôle de l’offre de soins en prison à l’administration de la santé correspond à une évidence. Les professionnels de santé œuvrant en prison dépendent désormais, par convention, d’un hôpital de rattachement : qu’il s’agisse des soins somatiques (Unités de consultations et de soins ambulatoires – UCSA) ou psychiatriques (Services médico-psychologiques régionaux – SMPR), en rupture avec leur isolement antérieur au sein de l’administration pénitentiaire.
La réforme des soins en prison, qui a abouti avec la loi du 18 janvier 1994, est le fruit d’une longue maturation, parallèle à une prise de conscience progressive de la société face aux conditions carcérales. Ce mouvement est passé par plusieurs étapes. En 1984, l’Inspection générale des affaires sociales se voit chargée du contrôle sanitaire des prisons, remplaçant l’inspection médicale dépendant du ministère de la Justice. En 1986, l’organisation des soins psychiatriques est rattachée aux hôpitaux et les SMPR sont créés. En 1994 enfin, la loi du 18 janvier prévoit que « le service public hospitalier assure les examens de diagnostic et les soins dispensés aux détenus en milieu pénitentiaire et si nécessaire en milieu hospitalier. Il concourt dans les mêmes conditions aux actions de prévention et d’éducation pour la santé organisées dans les établissements pénitentiaires ».
La prise en charge sanitaire des détenus à l’intérieur de la prison comme à l’extérieur doit donc désormais être garantie sur des principes équivalents à ceux de tout citoyen. Cette réforme rendue indispensable par l’état sanitaire des détenus était préconisée depuis de nombreuses années par plusieurs instances. Elle s’inscrit par ailleurs dans un contexte international de dispositions et recommandations, élaborées sous l’égide des Nations unies en 1949 avec l’adoption « d’un ensemble de règles et minima pour le traitement des détenus ». De même, le Conseil de l’Europe avait proposé en 1987 des « règles pénitentiaires européennes », rappelant que le système pénitentiaire ne doit pas aggraver les souffrances inhérentes à la situation de privation de liberté.
Aujourd’hui, la réflexion se poursuit autour de la prise en charge des détenus (en progression) qui présentent des troubles psychiatriques. Les principes édictés en 1986 ne paraissent plus adaptés. Un rapport conjoint des inspections générales des affaires sociales et des services judiciaires (Igas et IGSJ) propose ainsi une refonte du dispositif avec la création de véritables services hospitaliers régionaux psychiatriques pour les détenus, en milieu hospitalier sécurisé, à l’instar de ce qui est en voie de réalisation pour les soins somatiques. La loi pénitentiaire en préparation devrait en retenir l’idée, parachevant la traduction en droit de l’objectif visé : considérer la personne emprisonnée comme un citoyen qui doit bénéficier des mêmes possibilités d’accès aux soins qu’une personne libre.
Le projet est d’autant plus ambitieux que l’état sanitaire de départ est mauvais, comme l’ont rappelé avec constance les études publiées ces dernières années 1
La prison est un lieu de concentration de problèmes sanitaires. Des problèmes liés, d’une part, à l’exclusion et à la marginalisation et, d’autre part, aux conséquences de conduites à risque en matière de santé, (la toxicomanie, l’alcoolisme et le tabagisme). L’univers carcéral a connu dans les vingt dernières années de profondes mutations sociologiques, accompagnées d’une dégradation concomitante de l’état de santé des détenus. Le sida a également accéléré, à partir du milieu des années 80, la prise de conscience que la prison ne pouvait pas être un lieu en dehors du monde. Selon un rapport conjoint de l’Igas et de l’IGSJ (en 1995) la population pénale est deux fois plus malade qu’une population d’âge comparable, et n’accède en moyenne que deux fois moins à des soins. Ces constats ont été confirmés en 1998 2.
La prison est ainsi devenue un lieu de prise en charge médicale de ceux que la société peine de plus en plus à intégrer, véritable observatoire de la précarité. Ce n’était pas sa mission première. Les établissements pénitentiaires concentrent de plus en plus une population marginalisée, précarisée par rapport à l’emploi, au logement, aux revenus, au tissu social, présentant malgré son jeune âge un isolement social croissant, compensé en partie chez les plus jeunes par des phénomènes de reconnaissance identitaire de groupe.
La prison est par ailleurs plus que jamais le lieu du pauvre, la précarité se trouvant aggravée par le passage en prison. Les services médicaux y sont désormais au cœur d’une incroyable intrication de problèmes sociaux et de santé.
La mission donnée aux professionnels de santé travaillant dans les UCSA et les SMPR est triple : assurer les soins directs aux détenus, mettre en place un projet d’éducation à la santé et participer avec les autres acteurs intervenant en milieu carcéral à la deuxième grande finalité (avec la garde) de la prison, la réinsertion des détenus. Vaste ambition, au service de laquelle un effort incontestable a été accompli. Par rapport aux moyens antérieurs disponibles pour la fonction santé en prison, un doublement a été consenti.
La prison n’est cependant pas et ne sera jamais un lieu de soins hospitaliers. Quelle que soit la qualité des équipes y travaillant, la contrainte carcérale reste au premier plan, et l’admission en prison ne saurait avoir pour motif avoué ou non avoué la possibilité d’être soigné, encore moins sous la contrainte. C’est malheureusement une tentation pour certains toxicomanes, en particulier, et l’amélioration manifeste du niveau des soins offerts pourrait renforcer cette tendance paradoxale.
Les détenus présentent donc tous les stigmates médicaux de leurs conditions de vie extérieure. Pourtant, si l’on se contente de soigner les événements survenant pendant la détention, l’exercice médical est très proche de celui d’un dispensaire accueillant des populations en situation de précarité : le niveau de moyens requis, en personnel et technicité notamment, est alors limité. Une telle vision s’en tient à la réponse à une demande de soins, plus ou moins explicitement formulée. Cette première approche manque singulièrement d’ambition, elle s’inscrit cependant directement dans la continuité de l’existant.
En écrivant cela, il s’agit moins d’une mise en cause de quiconque, que d’un constat : l’exercice médical de notre pays est ainsi construit, avec une médecine générale très individualiste et une médecine hospitalière fondée sur une conception surtout curative et dont la principale qualité n’est pas l’ouverture vers la médecine de ville ni le travail en réseau
(à quelques exceptions notables, comme le sida, et désormais un peu la lutte contre la douleur, la gérontologie, l’hospitalisation à domicile et des expériences de télémédecine...).
Si la démarche d’offre de soins se veut plus large, il est nécessaire d’intégrer des aspects de prévention : mise à jour de vaccinations, dépistages de maladies transmissibles avec l’information de prévention adaptée (sida, MST, hépatites...), mais aussi de systématiser les soins dentaires (les problèmes dentaires touchent près de 80 % des détenus et à peu près tous les toxicomanes aux opiacés) ou bien encore la prise en charge des personnes présentant une conduite addictive (à un produit licite ou illicite). Par ailleurs, une approche de santé communautaire suppose une articulation avec les professionnels de l’insertion du milieu pénitentiaire ainsi qu’avec des structures sanitaires ou médico-sociales susceptibles d’accueillir les malades à leur sortie.
L’efficacité du système se mesurera à la possibilité de travailler à un « après détention ».
La loi de 1994 a facilité la continuité des soins en prolongeant le statut d’assuré social du détenu un an après sa sortie. Cette disposition ne concerne cependant que les personnes en situation régulière sur le sol français, laissant par là certaines situations très critiques se traiter au cas pas cas dans l’urgence pour des détenus étrangers malades. Une articulation étroite avec les services sociaux de l’administration pénitentiaire est indispensable (les UCSA ont été en général volontairement dépourvues d’assistantes sociales, précisément pour favoriser cette complémentarité).
La couverture maladie universelle (CMU) instaurée par la loi en 1999 a complété le dispositif et contribué à supprimer le paradoxe qui conduisait à bénéficier d’une meilleure couverture sociale en qualité de détenu qu’en tant qu’homme libre en situation précaire.
Un réseau suppose, enfin, des correspondants hospitaliers pour accueillir les patients. C’est là une réelle avancée de la réforme : l’hôpital signataire du protocole devient le partenaire naturel pour l’essentiel des soins non réalisables à l’intérieur des murs, hormis les hospitalisations de plus d’une journée. Une dynamique médicale peut ainsi se créer, intégrant les médecins exerçant en milieu carcéral dans l’environnement hospitalier. Mais les hôpitaux ne sont pas toujours prêts à recevoir ces malades particuliers. Pour être des patients comme les autres, ils n’en sont pas moins aux yeux de certains hospitaliers des individus dangereux perturbant le fonctionnement habituel de l’hôpital. Cette dimension prendra du temps : le service public hospitalier doit s’organiser pour être au service de tous, sans exception.
Les résistances se sont manifestées de façon diverse. Le point le plus délicat, au départ, a concerné la distribution des médicaments, avec l’abandon des préparations diluées, les « fioles ». Les personnels de surveillance désiraient être libérés de cette tâche qui ne relevait pas de leur mission, tout en s’inquiétant des mouvements supplémentaires de détenus ou de personnel que cette nouvelle procédure engendrait. Les nouvelles modalités de distribution des traitements, en responsabilisant les détenus face à leurs soins, permettent à une minorité d’entre eux de stocker, d’échanger, voire de racketter des médicaments. Cet effet pervers quasi inévitable, qui représente, pour certains toxicomanes notamment, la reproduction à l’intérieur des murs d’un mode de vie extérieur, constitue le prix à payer d’une avancée en matière de citoyenneté de la personne détenue vis-à-vis de sa santé.
L’enjeu demeure de promouvoir une réflexion et des formations communes entre les services de santé (UCSA et SMPR) et l’administration pénitentiaire au sujet de la signification de ces changements. La prison peut-elle se donner l’illusion de soigner ou d’aider, uniquement parce qu’elle aura permis pendant quelques mois une « vie calme » derrière
les murs ? Vie calme, remplie d’activités éducatives, récréatives ou professionnelles, mais dans une totale dépendance de l’environnement. Apaisement factice, souvent sans après, et suivi d’un retour rapide à la case départ, c’est-à-dire la prison.
Une autre question concerne l’hospitalisation des patients qui est, hors urgence vitale, très difficile, faute de moyens de police pour assurer la garde statique des détenus. Il est dur d’admettre pour un soignant qu’un patient ne sera hospitalisé (hors urgence) que là où les forces de police peuvent le garder. Cette situation, générale en France, doit heureusement s’améliorer grâce à la mise en œuvre (depuis 2000) du schéma national d’hospitalisation des détenus. Les perspectives sont tracées, avec la création de huit unités d’hospitalisation sécurisées interrégionales (UHSI), mais celles-ci ne seront opérationnelles que dans plusieurs années.
La situation des malades psychiatriques est encore plus problématique. Les détenus hospitalisés en psychiatrie le sont aujourd’hui uniquement en hospitalisation d’office, sans garde statique de police, au nom d’une confusion persistante entre l’enfermement pour raisons d’ordre public et pour motif psychiatrique. Les conséquences en sont une quasi-impuissance des équipes à l’intérieur des murs et une réticence forte des équipes extérieures à accueillir des détenus. Un tel dysfonctionnement rend la réforme inéluctable.
Pour le reste de l’activité quotidienne, sa mise en œuvre comporte des aspects très positifs. Et d’abord la mise en place de coopérations efficaces entre surveillants et soignants, en particulier pour signaler les détenus dont le comportement attire l’attention. Le contact direct en détention du personnel soignant avec les agents pénitentiaires a montré que des liens professionnels nouveaux pouvaient se créer. Il reste toutefois à expliquer en profondeur le sens de l’action des professionnels de santé aux surveillants, afin d’intégrer leur propre rôle dans une approche différente de la détention, tournée vers l’après. Il faut considérer que la prison est avant tout une « machine à libérer des individus » et non pas à garder des détenus si l’on veut voir évoluer la conception de peine privative de liberté.
Enfin, le patient détenu dispose en principe des mêmes droits que tout citoyen en termes d’accès aux soins. Des hiatus demeurent cependant entre une situation de droit et une situation de fait. Le premier concerne l’accès aux soins, qui passe obligatoirement par l’intermédiaire du surveillant pénitentiaire, en particulier en urgence. Le deuxième concerne le libre choix du praticien, reconnu en théorie dans le code de procédure pénale, mais qui n’existe pas dans les faits.
Une préoccupation particulière concerne le secret médical. En raison de l’organisation des soins en milieu carcéral, la préservation stricte de ce secret se révèle dans bien des cas difficile. Les surveillants pénitentiaires sont eux-mêmes tenus au secret professionnel, aux termes de l’article 226-13 du code pénal. Ils peuvent pourtant être sollicités dans certains cas, en particulier par leur hiérarchie, pour rapporter des informations dont ils pourraient être les dépositaires. Cette situation de double contrainte n’est pas simple à gérer au quotidien. Le problème de la confidentialité devient même aigu lors des consultations hospitalières, lorsque le détenu est extrait de l’établissement pénitentiaire pour bénéficier en milieu libre d’une consultation. Les surveillants ou les policiers chargés de sa garde ont les plus grandes réticences à quitter des yeux le détenu même pendant les consultations médicales. Cette logique sécuritaire ne devrait pourtant s’appliquer, selon le code de procédure pénale, qu’aux détenus particulièrement signalés et dangereux. En pratique, ce n’est pas le cas et cette intransigeance conduit à des violations flagrantes du secret professionnel, constituant autant d’entraves à la dignité de l’individu et au principe du colloque singulier entre le médecin et son patient. Elle provoque des tensions fréquentes entre personnels hospitaliers et forces de police.
Le cas du détenu hospitalisé apparaît encore plus dérogatoire car de nombreux principes de la Charte du détenu hospitalisé ne s’appliquent pas à son sujet, notamment toutes les dispositions prévoyant de préserver l’intimité du patient ; de même, le respect de la confidentialité des informations médicales et sociales qui le concernent est loin d’être garanti, dans la mesure où systématiquement et pendant toute la durée de l’hospitalisation des policiers gardent jour et nuit le détenu, sauf permissions de sortir pour hospitalisation actuellement exceptionnelles. Un travail reste à mener à cet égard avec la justice, en vue d’aménager les détentions pour des motifs sanitaires, au-delà de quelques initiatives individuelles, qui en démontrent néanmoins la faisabilité.
Ces quelques exemples illustrent les enjeux d’un respect au quotidien du principe fondamental énoncé dans la loi de 1994 quant à un accès des détenus aux mêmes soins que la population libre. Porter une attention à l’homme malade, indépendamment de son statut de détenu, ce combat n’est pas totalement gagné !
La réforme de l’organisation des soins en milieu carcéral représente une avancée incontestable sur le plan de la qualité des soins directs apportés aux détenus. Ces derniers en attestent d’ailleurs lorsqu’ils s’expriment à ce sujet. Mais des problèmes se posent encore en termes de continuité des soins, qu’il s’agisse des hospitalisations ou des soins psychiatriques. Un écart demeure entre les principes généraux régissant l’accès aux soins et la réalité de l’exercice de certains d’entre eux.
La réforme des soins en milieu pénitentiaire implique un partenariat entre quatre administrations : santé, justice, intérieur (police) et défense (gendarmerie). La situation actuelle, bien évaluée par l’ensemble des acteurs, doit encore faire l’objet d’ajustements. Pour assumer l’augmentation de l’activité sanitaire liée à la réforme, un nouvel équilibre durable est à trouver avec les acteurs non sanitaires. Alors une réforme voulue par tous verra les prémices actuelles encourageantes déboucher sur une réussite définitive.
1 / Le rapport du Haut comité de la santé publique (janvier 1993), a servi de catalyseur final pour la réforme de 1994, actuellement en application dans tous les établissements pénitentiaires de France, y compris depuis 2001 dans les prisons du « programme 13 000 », lancé en 1987, dans lesquelles la responsabilité des soins a été concédée au départ à des groupes privés gestionnaires. Leur fonction santé a été intégrée en 2001 au système général.
2 / Enquête auprès des entrants en détention, menée sous l’égide du ministère de la Santé.