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Le projet agroécologique annoncé par le ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll1 pour la France est ambitieux dans un contexte a priori défavorable. D’ici 2025, la moitié des agricultrices et agriculteurs français aujourd’hui en activité aura quitté le métier. Ces générations se préoccuperont surtout de leurs futures retraites et d’aménager leurs conditions de travail pour limiter les gestes et travaux les plus pénibles. Difficile, dans une telle situation, d’explorer de nouvelles techniques ou de se doter de nouveaux savoir-faire, dont la maîtrise ne s’acquiert qu’après des années de tâtonnements. Au-delà de ce vieillissement, d’autres facteurs limitent la capacité des actifs agricoles à entreprendre les mutations attendues. De manière globale, les revenus agricoles connaissent depuis 2000 une baisse tendancielle. 35 000 agriculteurs bénéficient aujourd’hui du RSA et on estime que le double pourrait être concerné. Autrement dit, au moins 12 % des agriculteurs ont de très faibles revenus. Comment, dès lors, emprunter pour investir dans les équipements nécessaires au développement de pratiques plus durables, ou se lancer dans des projets rentables sur le long terme ?
Autre facteur défavorable, l’orientation des soutiens publics. Depuis 1992, la politique agricole européenne subventionne certaines surfaces cultivées quasiment sans conditions. S’est ainsi installée une course à la terre : les agriculteurs qui ont le plus de surface sont les plus avantagés et peuvent surenchérir, grâce à leur pouvoir d’achat supérieur. Cette concentration des terres aux mains d’un nombre toujours plus restreint d’agriculteurs contribue à détruire des emplois agricoles car, en parallèle, le système fiscal français a poussé à l’investissement matériel. L’agrandissement des fermes et des cheptels s’accompagne d’un recours plus important à la mécanisation, à l’automatisation et aux nouvelles technologies. Ces exploitations « expansionnistes » tendent à se connecter étroitement à l’agroindustrie pour écouler de gros volumes de production. Afin de répondre aux besoins de ces entreprises, les agriculteurs se spécialisent, devenant des producteurs de matières premières. Leur rapport au milieu cultivé ou aux troupeaux est structuré par ce cadre technico-économique. La nature et les animaux doivent être adaptés aux possibilités des interventions mécaniques et technologiques, ainsi qu’aux attentes de l’agroindustrie. Dès lors, travailler à partir des caractéristiques du milieu pour en optimiser les ressources écologiques paraît impossible, voire un non-sens (voir l’encadré).
L’agroécologie illustrée
Une prairie constitue un système agroécologique lorsqu’elle est formée de plusieurs espèces végétales, dont au moins une légumineuse (trèfle, luzerne). Ceci permet de valoriser une diversité de ressources et de niches écologiques présentes dans l’écosystème (dans les différentes couches du sol, les différents horizons aériens, etc.). La légumineuse, grâce à la symbiose avec des bactéries, capte l’azote atmosphérique et le restitue au sol, limitant le besoin de fertilisation azotée. Le système intensifie le recyclage des nutriments, par la dynamisation de la vie biologique du sol. On retrouve la même logique dans tout système de cultures diversifié. La présence de haies, de bosquets, de bandes enherbées et de mares sur une ferme offre des abris aux auxiliaires des cultures : pollinisateurs, prédateurs des insectes ravageurs… Des dynamiques d’auto-régulation des populations peuvent se mettre en place, limitant le recours aux pesticides.
Malgré ces « tendances lourdes », une proportion croissante d’agriculteurs cherche à s’inscrire dans une autre logique. C’est le cas des agriculteurs disposant de surfaces limitées (rapportées au nombre d’actifs sur la ferme). Ils explorent des stratégies de valorisation et de diversification à partir des ressources de leur milieu et de leurs compétences, complétées parfois par des activités para-agricoles (transformation, tourisme, etc.). Ils cherchent aussi à améliorer les processus productifs sur leur ferme et à économiser l’usage de ressources externes. Des éleveurs, par exemple, limitent l’achat de fourrages et de compléments alimentaires en les produisant, ce qui contribue à la diversification de leurs cultures. Des cultivateurs restreignent les fertilisants chimiques et les pesticides en rendant leurs systèmes productifs moins vulnérables aux invasions d’organismes nuisibles. Ces formes d’agriculture, centrées sur la force de travail, les compétences et les savoirs des agriculteurs, sont intensives en main-d’œuvre.
Reste que les secteurs de l’agrofourniture (engrais, alimentation animale…) et de l’agroalimentaire, mais aussi tout l’appareil de recherche-développement sont massivement orientés vers les agricultures automatisées à grande échelle2. Ils offrent peu de ressources (et un certain nombre de contraintes) à ceux qui pratiquent une autre forme d’agriculture. Ceux-ci sont amenés à investir leur énergie pour disposer d’un environnement plus favorable : mettre en place de nouveaux modes de transformation et de commercialisation, développer de façon empirique et autodidacte leurs savoirs et compétences, engager des processus de discussion et de négociation avec les institutions, organiser l’accès à des ressources stratégiques peu disponibles (variétés végétales peu exigeantes en fertilisants et pesticides, équipements adaptés aux particularités de leurs systèmes productifs...), etc. Ces initiatives sont souvent menées entre pairs, via des organisations collectives, afin de conjuguer les efforts et de sécuriser la prise de risque. Agroécologie et agricultures intensives en travail vont main dans la main. Réduire les coûts de production conduit à chercher à s’affranchir des intrants chimiques, en travaillant à partir des ressources du milieu et en diversifiant cultures et activités3. À travers des groupes de partage d’expériences, l’agriculteur peut mieux concevoir des pratiques pertinentes fondées sur les atouts et les contraintes de l’écosystème. Ainsi observations et expérimentations sont dynamisées par le dialogue entre pairs. Il permet à chacun d’améliorer sa capacité d’analyse et d’enrichir ses pratiques.
Ces expériences sont trop souvent invisibles4, car une partie des agriculteurs conjugue les deux formes d’agriculture. Il existe ainsi des fermes où coexistent des cultures spécialisées avec un fort recours à la mécanisation sur plusieurs centaines d’hectares, et un élevage de volailles en AOC, impliquant de nombreuses tâches manuelles et des savoir-faire traditionnels. Ou des céréaliers, engagés dans des stratégies expansionnistes, qui face à des impasses productives (érosion ou baisse de la fertilité des sols, résistance d’organismes nuisibles…) décident de cultiver de nouvelles espèces et se heurtent au contexte de spécialisation régionale des agroindustries. Ce qui les pousse à innover, à déployer une énergie phénoménale pour rendre viable cette nouvelle activité, alors que la production mécanisée à grande échelle domine sur le reste de leur ferme.
Mais cette énergie ne triomphe pas toujours des difficultés. Le découragement, s’il coïncide avec l’offre de terres à proximité, peut pousser à s’agrandir. Et cet agrandissement se fait souvent sans création d’emplois, d’où l’abandon des activités les plus gourmandes en main-d’œuvre et les moins mécanisables. Dès lors, de plus en plus de filières en AOC manquent de producteurs malgré une demande constante de produits de qualité. Alors que l’action publique, à travers ses instruments fiscaux et budgétaires, a jusque-là fortement soutenu l’orientation « expansionniste », peu de moyens existent pour soutenir l’emploi agricole. Or le dernier recensement agricole a montré que les fermes « bio » emploient plus d’actifs, car elles demandent plus de travail5.
Le projet agroécologique pour la France demande une réorientation de l’action publique. Le gouvernement a fait un pas en supprimant une niche fiscale qui encourageait l’investissement matériel. Il reste attendu sur les adaptations6 qu’il apportera à la future politique agricole européenne. Ses grandes lignes, déjà tracées, ne contribuent guère à développer l’emploi. Le salariat agricole recouvre des réalités spécifiques, en raison de la saisonnalité des tâches, de la petite taille des fermes (peu propice à la création d’emplois à temps plein) et de la progressivité du déploiement de nouvelles activités. Il suppose de passer par des formes d’emploi partagé entre plusieurs fermes à travers les groupements d’employeurs. Soutenir cette mutualisation contribuera à favoriser les pratiques agroécologiques, plus intensives en travail.
Grâce aux efforts d’innovation des agriculteurs eux-mêmes, l’agroécologie est déjà une réalité. Ainsi, la renaissance du chanvre, culture de diversification en croissance dans les zones céréalières, a été rendue possible par des agriculteurs de l’Aube, organisés en structures coopératives. De même, les agriculteurs bio ont promu des innovations aujourd’hui largement reprises : désherbage mécanique (et non chimique), engrais verts, relance d’espèces anciennes, etc. Bien d’autres exemples montrent comment des agriculteurs ont impulsé l’innovation, entraînant avec eux, de manière encore trop marginale, la recherche-développement. Mais tout regroupement d’agriculteurs n’enclenche pas spontanément une dynamique durable et fructueuse. Les compétences permettant d’accompagner sur le terrain l’action collective manquent, d’autant plus que les structures associatives et para-agricoles de développement sont fragilisées depuis une quinzaine d’années par la diminution des financements publics.
Le soutien à l’emploi et à l’innovation collective contribuerait à créer des conditions plus favorables aux formes d’agriculture intensives en travail. L’enjeu est crucial : un nouvel élan d’accroissement des surfaces agricoles pourrait s’opérer d’ici 2025. D’ici là, 15 000 à 20 000 producteurs prendront leur retraite chaque année, quand aujourd’hui seulement 10 000 jeunes entrent annuellement dans le métier. Des milliers d’autres sont intéressés par l’activité agricole, mais ils n’arrivent pas à acquérir de la terre, faute de pouvoir concurrencer les agriculteurs qui agrandissent. La réussite du projet agroécologique dépendra des termes du renouvellement de la profession dans les douze ans à venir. Elle implique de limiter les possibilités d’accumuler des terres sans développer l’emploi de manière concomitante et de soutenir, au niveau local, les interventions (des collectivités territoriales, associées à des organisations d’agriculteurs et des regroupements de citoyens) sur le marché foncier agricole. Cette « ingérence » dans les transmissions foncières agricoles permettrait d’interrompre l’inexorable diminution du nombre d’agriculteurs, au nom des potentialités de développement socioéconomique sous-exploitées en agriculture (voir l’encadré). Un tel changement de mentalité émerge, comme aux États-Unis, où le nombre de fermes ne baisse plus depuis vingt ans. Le secrétaire à l’Agriculture d’Obama a même avancé l’idée d’installer 100 000 nouveaux agriculteurs dans le pays7 dans les années à venir ! D’où notre question, adressée au président français, désireux de promouvoir l’entrepreneuriat auprès des jeunes8 : à quand la mise en place d’un programme éducatif pour leur faire découvrir les versions agroécologiques du métier d’agriculteur ?
Le déploiement de l’agroécologie à grande échelle en France est lié à l’avenir des formes d’agriculture intensives en travail. Ses principes sont la diversification, l’autonomie, le développement de la connaissance du milieu. Ce type d’agriculture représente un véritable enjeu économique, alors que la compétitivité française se tasse : les importations agricoles augmentent plus vite que les exportations – des importations qui comprennent notamment des produits de qualité. La prédominance d’une agriculture automatisée contribue à faire baisser la valeur ajoutée par hectare, à développer des productions bas de gamme, peu compétitives, tant sur le marché intérieur que pour l’exportation. Or certains de nos concurrents s’orientent vers l’agroécologie. C’est le cas de secteurs viticoles étrangers (Allemagne, Nouveau Monde), grâce aux pratiques de protection intégrée (lutte biologique). L’agroécologie ouvre donc un chemin pour éviter à la fois les ornières écologiques et économiques.
L’agroécologie, une vraie valeur ajoutée pour l’emploi
Une ferme agroécologique est plus économe et crée davantage de valeur ajoutée par hectare. C’est ce qu’a montré une recherche menée en Vendée1 auprès d’exploitations laitières, les unes conduites de manière agroécologique (à base de prairies), les autres de manière mécanisée à grande échelle (à base de maïs, exigeant en fertilisants et pesticides). En vingt ans, les fermes agroécologiques ont créé 50 % d’emplois agricoles supplémentaires par hectare, avec moins de subventions publiques. Plus économes en intrants et en équipements, elles induisent moins d’activités pour le secteur de l’agrofourniture comme pour le secteur agroalimentaire. Les fermes expansionnistes ont certes un plus gros volume de production, dopé par l’usage intensif de fertilisants, de pesticides et de compléments alimentaires. Cependant, les fermes agroécologiques créent davantage de valeur ajoutée par hectare, compensant largement la baisse d’activités de l’agrofourniture et de l’agroalimentaire. Elles contribuent à la création d’emplois sur la ferme, mais aussi pour la collectivité (+20 % de revenu pour la main-d’œuvre tous secteurs confondus en vingt ans). Cette étude donne une première idée du potentiel d’emploi que recèle l’agroécologie. Une piste d’autant plus sérieuse qu’un sondage auprès de chômeurs révèle que la moitié d’entre eux seraient prêts à travailler dans l’agriculture, et même les deux tiers pour ceux habitant en milieu rural.
Sources : Nadège Garambois et Sophie Devienne, « Évaluation de systèmes de production innovants inscrits en agriculture durable : le cas des systèmes bovins herbagers du Haut-Bocage poitevin », International symposium ISDA, juillet 2010, Montpellier ; sondage OpinionWay/FAFSEA de janvier 2013.
1 Voir l’entretien avec Stéphane le Foll, « Une vraie ambition pour l’agroécologie », Revue Projet, n°332, février 2013, pp. 20-23.
2 Cf. Matthieu Calame, « L’agroécologie envoie paître l’industrie », Revue Projet, ibid., pp. 50-57.
3 Pour plus d’exemples, voir Vincent Tardieu, « Figures de paysans écolos », Revue Projet, ibid., pp. 39-44.
4 Les logiques des agricultures intensives en travail ont été documentées dans plusieurs pays par le sociologue néerlandais Jan Douwe van der Ploeg dans The New Peasantries. Struggles for Autonomy and Sustainability in an Era of Empire and Globalization, Earthscan, 2008.
5 Cf. Henri Rouillé d’Orfeuil, « Pour des agricultures intensives en travail », Revue Projet, ibid., pp. 25-32.
6 Voir l’entretien avec Stéphane le Foll, op. cit.
7 Le 30 juin 2010, Tom Vilsack s’adressait au Congrès américain lors de la discussion sur la prochaine politique agricole américaine : « Pourquoi ne pas se fixer comme objectif d’augmenter le secteur de 100 000 nouveaux agriculteurs ? »
8 En avril dernier, François Hollande annonçait un programme destiné à ouvrir les élèves de tous les collèges et lycées français au monde de l’entreprise.