Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
L’AS-PTA (Conseils et services pour une agriculture alternative, « Assessoria e serviços a projetos em agricultura alternative » en portugais) est née il y a presque trente ans. Cette ONG promeut le développement de la paysannerie brésilienne. À l’époque, les concepts d’agriculture durable et d’agroécologie n’étaient pas connus des organisations qui venaient en appui à ceux que l’on appelait au Brésil les « petits producteurs ». Le but était d’abord d’améliorer le sort d’une paysannerie appauvrie par l’expansion de l’agro-business, qui accaparait les terres les plus productives et monopolisait les crédits publics. Le déplacement des paysans dans les années 1960 et 1970 a poussé quelque 30 millions de pauvres vers les villes. Ceux qui sont restés sur leurs terres, surtout dans les régions du Nordeste et du nord, vivaient dans le plus grand dénuement.
Dès le début, nous avons choisi de travailler à augmenter les rendements agricoles sans recourir aux technologies considérées comme les plus performantes : celles de la révolution verte. Nous avons fait ce choix non pas à cause de l’impact de ces technologies sur l’environnement, la santé des agriculteurs ou des consommateurs, mais en raison de leur coût élevé et des risques qu’elles faisaient courir à des producteurs incapables de faire des investissements coûteux ni d’accéder à des crédits.
Nous avons misé sur ce qu’on appelait alors « l’agriculture alternative ». Ce concept, assez vague, pointait surtout ce dont on ne voulait pas : les intrants caractéristiques de la révolution verte. D’emblée, le problème a été d’identifier des techniques « alternatives » choisies pour leur bas coût et de s’assurer qu’on pouvait les adapter à des systèmes paysans de production. Notre public de « petits producteurs » employait des techniques traditionnelles, basées sur des rotations entre périodes de friche ou de brûlis et périodes de jachère plus ou moins longues, selon la disponibilité des terres. Ces méthodes étaient, en général, dépréciées, car leur utilisation provoquait une dégradation des sols lente, mais constante. Ce phénomène bien connu est dû au raccourcissement des périodes de jachère, provoqué par la redistribution des propriétés à chaque génération. Dans la région semi-aride du Nordeste brésilien, le temps idéal de jachère pour garantir la régénération naturelle des sols varie de dix à vingt ans, selon la nature du sol. En Amazonie, ce processus peut demander jusqu’à cinquante ans. Où trouver des techniques adaptées ?
Nous avons puisé à la fois dans les expériences de l’agriculture biologique – qui faisait ses premiers pas au Brésil –, et dans les travaux des quelques rares facultés d’agronomie ou centres de recherche gouvernementaux qui fuyaient le paradigme de la révolution verte. Nous avons aussi découvert une source inexplorée : les connaissances des paysans – qu’elles soient héritées de la tradition ou produites par des agriculteurs innovants. Bien que dépréciées, beaucoup de pratiques traditionnelles pouvaient être utilisées en imaginant de nouveaux schémas de production. Les innovations paysannes étaient, elles, souvent très performantes puisqu’elles cherchaient à contrecarrer la tendance à l’épuisement des sols.
Pendant près de six ans, nous avons constitué des équipes de terrain, passant à la loupe les pratiques d’une base de paysans bien organisée, pour inventorier les techniques prometteuses. Ces équipes visitaient également les centres de recherche de la région. Une fois une technique performante identifiée, elle était largement diffusée, par des formations et par des publications simples, souvent illustrées et avec le minimum de texte. Pourtant l’effet est resté limité. Aussi, à la fin des années 1980, avons-nous totalement changé de stratégie. Au lieu de se concentrer sur la promotion de l’offre technique, nous avons décidé d’identifier les demandes des agriculteurs.
En s’inspirant des méthodes des Anglo-saxons, les « rapid rural appraisals », nous avons développé une méthodologie de « diagnostic rapide et participatif des agro-écosystèmes ». Il s’agissait, non seulement, d’identifier les problèmes les plus importants et d’analyser leurs causes, mais aussi de s’intéresser aux conditions spécifiques des systèmes paysans, qui nous indiquaient les types de solutions les plus adaptées. La participation massive des agriculteurs à ce processus les a motivés pour engager des efforts afin de changer leurs modes de production. À partir des connaissances du public et de la recherche, les paysans décidaient quelles pratiques les intéressaient. Puis l’on organisait des visites chez des agriculteurs employant ces techniques, ou une formation. Les agriculteurs étaient encouragés à réaliser des tests à petite échelle, et des rencontres permettaient d’échanger sur les résultats de leurs essais. Par cette recherche participative, les connaissances de chacun se sont accrues sur la base de la mise en commun continue des expériences. Une fois adaptées à chaque situation, les techniques se sont diffusées à l’échelle de chaque propriété. Petit à petit, la masse des pratiques s’est multipliée et a servi de référence pour de nouveaux groupes.
Notre démarche répondait à l’une des plus grosses difficultés de l’« agroécologie » : trouver des solutions adaptées à chaque agriculteur.
Cette démarche développée par l’AS-PTA répondait à l’une des plus grosses difficultés de ce que l’on appelle maintenant l’« agroécologie » : trouver des solutions adaptées à chaque agriculteur. Le rôle des techniciens a changé. Ils n’étaient plus là pour donner des solutions, mais pour faciliter un processus de construction collective des connaissances. Certes, ils apportaient leurs connaissances propres, mais c’était aux agriculteurs qu’incombait, en dernier lieu, la responsabilité de décider des techniques et des ajustements spécifiques en fonction de leurs agro-écosystèmes.
Nous pouvons dès lors travailler avec un ratio d’un technicien pour cinq cents agriculteurs, contre un ratio d’un à cent cinquante recommandé par la Banque mondiale, voire d’un à soixante selon le gouvernement brésilien.
Les projets de développement locaux sont conduits par l’AS-PTA à l’échelle d’un territoire, c’est-à-dire d’un ensemble de municipalités (quinze dans la région semi-aride du Nordeste et sept dans la zone semi-tropicale humide du sud) déterminé par le niveau d’organisation des paysans. Le concept diffère de celui de terroir ou de micro-bassin, défini par une certaine homogénéité des conditions environnementales ou sociales. Dans un territoire, les différences peuvent être sensibles entre les types de paysans, ce qui rend les dynamiques de développement plus difficiles au départ. Mais cela donne son unité au processus.
Les paysans soutenus par l’AS-PTA ont doublé leurs rendements tout en minimisant les risques climatiques ou les risques du marché. Ils ont vu une amélioration de leur alimentation et de leur revenu. Surtout, ils ont gagné une confiance dans leurs propres capacités et dans la possibilité de s’organiser pour orienter leur futur.
Significatifs, ces résultats seraient plus importants encore si les politiques publiques jouaient un rôle d’appui. Par exemple, au Nordeste, la transition vers des systèmes agroécologiques pourrait être accélérée grâce à l’accès à des crédits d’investissement.
L’agroécologie appliquée par la paysannerie est à même de nourrir le monde en quantité et en qualité.
À l’origine, notre programme avait des objectifs sociaux, mais pas une vision large du rôle de la paysannerie et de l’agroécologie face aux crises majeures qui menacent l’humanité. Aujourd’hui, nous sommes conscients de l’importance qu’il y a de bâtir un modèle de développement basé sur les paysans et sur les principes de l’agroécologie. Au Sommet des peuples de Rio de Janeiro, en juillet dernier, l’AS-PTA a organisé une série de séminaires pour dresser un bilan des expériences nationales et internationales tournées vers l’agroécologie. Des spécialistes et des leaders paysans du monde entier ont discuté des impacts de telles pratiques pour faire face aux changements climatiques, à la crise énergétique, à la dégradation des sols, à l’épuisement des ressources en eau et à la fin d’un modèle de consommation alimentaire. À la lumière de plusieurs études, on peut dire que l’agroécologie appliquée par la paysannerie est à même de nourrir le monde en quantité et en qualité. Mais désormais, comment convertir ces expériences à l’échelle mondiale ?
Comment influencer les politiques de développement au niveau national et international ? Au Brésil, l’AS-PTA a forgé un outil pour débattre de l’orientation des politiques publiques, du niveau municipal jusqu’au niveau fédéral. Le Réseau national pour l’agroécologie (« Ana » en portugais) réunit plus de 400 organisations de paysans, d’ONG, de chercheurs et de techniciens. En lien avec plusieurs ministères, l’Ana élabore un plan national pour le développement agroécologique. Son but immédiat est de doubler le nombre de paysans adoptant les méthodes de l’agroécologie dans les deux prochaines années, et de passer de 200 000 à 400 000 adhérents. Le pourcentage est encore relativement faible par rapport au nombre total de paysans brésiliens, mais ce noyau peut être le point de départ d’une transformation accélérée des systèmes de production paysans.
L’initiative de l’AS-PTA (partenaire du CCFD-Terre solidaire) a été saluée par Olivier De Schutter, rapporteur spécial des Nations pour le droit à l’alimentation dans son rapport « Agroécologie et droit à l’alimentation », présenté à la 16e session du Conseil des droits de l’homme de l’Onu en mars 2011.
Pour en savoir plus
Voir le rapport « Agroécologie et droit à l’alimentation », de Olivier De Schutter