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Dossier : Agriculture : écologie pour tous ?

Pour des agricultures intensives en travail

Un paysan récolte des graines de sorgho au Soudan ©UN Photo-Fred Noy
Un paysan récolte des graines de sorgho au Soudan ©UN Photo-Fred Noy
Les agricultures des pays de l’OCDE emploient 3 % de la population active. Déployer ce modèle à l’échelle mondiale, quand 60 % des actifs en Asie et en Afrique sont paysans, mettrait 1,5 milliard de personnes au chômage. Est-ce bien raisonnable ? Les agricultures de demain devront être productives et à haute valeur sociale et environnementale.

Les sociétés attendent de leurs agricultures qu’elles contribuent à répondre à trois grandes questions : nourrir les citoyens, gérer les ressources naturelles, employer et rémunérer les producteurs. Les agricultures ne s’en acquittent que partiellement : près d’un milliard de personnes souffrent de la faim et deux milliards supplémentaires de malnutrition ; les ressources naturelles, atmosphère comprise, se dégradent ou s’épuisent ; les paysans, dans leur grande majorité, se paupérisent et, en bout de piste, se retrouvent en situation d’exclusion. Ces défaillances ne doivent pas cacher les réussites agricoles, qui ne sont pas minces, mais elles doivent être traitées car elles sont lourdes de conséquences présentes et futures.

Dans le modèle aujourd’hui dominant d’agriculture industrielle, les défaillances sociales et environnementales s’expriment par des « externalités négatives », peu ou pas apparentes pour les consommateurs. Les défaillances alimentaires, elles, se manifestent par des « internalités négatives », liées au mauvais fonctionnement des marchés ou à leur incapacité à prendre en compte les besoins de consommateurs insolvables. Les autorités, pour être qualifiées de responsables, doivent faire évoluer les systèmes agricoles et alimentaires au niveau local et au niveau mondial, afin qu’ils ne présentent que des internalités et des externalités positives.

Nous aborderons ici la question des exclusions paysannes : externalité nécessaire à la modernisation de l’agriculture pour beaucoup, elles sont en fait catastrophiques dans l’état où se trouvent aujourd’hui les marchés du travail. Or le traitement et le retournement des défaillances sociales et environnementales sont étroitement corrélés. Cette corrélation a été intime dans toutes les histoires agraires depuis les premières domestications des plantes et des animaux. Les paysans ont su développer, sous toutes les latitudes et dans tous les écosystèmes, des fonctionnalités biologiques nouvelles, opérer des « révolutions agricoles », trouver les moyens d’élever le niveau de fertilité des sols et de permettre des rendements plus importants et donc des densités démographiques supérieures.

Il est certes plus facile de faire des enfants que d’innover et d’augmenter la productivité des agrosystèmes. L’histoire, celle des épidémies, des famines et des guerres, a donc douloureusement et fréquemment réajusté la démographie au potentiel nourricier des systèmes agricoles de chaque époque et de chaque région du monde. Ce lien entre la démographie et ce potentiel nourricier des agricultures biologiques d’autrefois s’est distendu, sinon brisé, avec la révolution agroindustrielle : la chimie a remplacé une partie de la biologie et la mécanique une bonne part du travail humain. Ces processus, associés au progrès de la génétique, ont effacé les lenteurs des mécanismes biologiques et les limites du travail humain et animal. Ce nouveau modèle agroindustriel a des qualités considérables. Il a conquis le monde. Mais aujourd’hui il rencontre des limites qui obligent les agricultures à écrire de nouvelles pages de leurs histoires. Le modèle agroindustriel n’est pas la fin de l’histoire agricole du monde.

Réguler l’agriculture par le marché : jusqu’où ?

Les agriculteurs sont des acteurs privés qui rémunèrent leur travail en vendant leurs produits sur un marché. Si l’alimentation est un droit universel, les aliments sont des biens privés. Les agriculteurs ne peuvent donc fournir gratuitement à ce milliard de consommateurs insolvables des produits agricoles qui, pour l’essentiel, vont devenir des produits alimentaires. Les consommateurs, victimes d’une « pauvreté extrême », ne pourront s’alimenter que si des tiers, privés ou publics, achètent la nourriture dont ils ont besoin. La responsabilité de la faim n’est pas plus celle des paysans que celle de tous les citoyens. Lorsque ce droit universel n’est pas respecté, la responsabilité, elle aussi, est universelle. Elle s’exprime par des initiatives privées (de type Restos du cœur), municipales (soupes populaires), ou publiques et gouvernementales (aide alimentaire). Car, pour la plupart des experts, la faim vient de la pauvreté ou de problèmes d’accès liés à des conflits ou à des catastrophes naturelles, plutôt que de l’impossibilité des agricultures à fournir les produits nécessaires à tous. Aussi la question des marchés est-elle centrale dans les analyses de l’alimentation et des causes qui provoquent la faim d’un sixième de l’humanité.

Pour la plupart des experts, la faim vient de la pauvreté ou de problèmes d’accès liés à des conflits ou à des catastrophes naturelles, plutôt que de l’impossibilité des agricultures à fournir les produits nécessaires à tous.

Mais les agricultures sont appelées à assumer deux autres fonctions majeures : la gestion des ressources naturelles, qui sont aussi les facteurs de production de l’agriculteur, et la rémunération du travail agricole. Si la production d’aliments est une fonction marchande, la prise en charge des deux autres fonctions est laissée au bon vouloir des agriculteurs. Pourtant, l’agriculture représente 70 % de la consommation d’eau douce, 20 % des émissions de CO2, 40 % du travail mondial… Les impacts sociaux et environnementaux des agricultures, considérés du côté de l’agriculture comme des externalités de la fonction de production, sont considérables pour l’ensemble de la société. Plusieurs propositions visent à rendre ces externalités positives :

- Les plus optimistes en appellent à la militance des agriculteurs et à leur fierté de servir l’intérêt général. Une gratification morale suffit à certains, mais peut-on fonder un système sur de bons sentiments ?

- Une réponse peut venir d’une partie des consommateurs qui, privilégiant des produits porteurs d’une valeur sociale et environnementale supérieure, acceptent de payer les aliments à un prix légèrement plus élevé. Encore faut-il que les consommateurs soient en mesure de reconnaître cette valeur inapparente, que des instances crédibles l’identifient, la mesurent et la garantissent. C’est le cas, à petite échelle, du commerce équitable, dont les produits sont labellisés. Mais peut-on envisager de labelliser à grande échelle les aliments et de rencontrer des consommateurs motivés en grand nombre ?

- Une autre proposition consiste à « marchandiser » des biens ou des services aujourd’hui non marchands. Ses promoteurs, en général des experts et des institutions d’inspiration libérale, ne souhaitent pas que des logiques non marchandes viennent « polluer » les prises de décisions économiques. Ils ont ainsi imaginé de monnayer les émissions de gaz à effets de serre et de promouvoir des marchés pour les échanger. Dans le même esprit, ils travaillent à la définition de « services écologiques » rendus par les agriculteurs, qui pourraient être rémunérés… Mais vingt ans après la conférence de Rio (1992) et la signature des grandes conventions sur l’environnement (changement climatique, diversité biologique), les négociations n’ont pas vraiment abouti alors que « la maison brûle » de plus belle.

- Plus classique, une dernière solution consiste, pour les États qui le peuvent, à aborder les questions d’intérêt général par l’adoption de lois et la définition de politiques publiques : la loi permet de punir les comportements trop préjudiciables à l’intérêt général, à condition de les définir avec précision, les politiques publiques peuvent inciter et gratifier les comportements vertueux, grâce à des mécanismes incitatifs. Les subventions du deuxième pilier de la politique agricole commune sont souvent justifiées par la contribution des agriculteurs à l’amélioration de l’environnement. Mais cette proposition a un inconvénient majeur, son coût inatteignable pour les finances publiques des pays pauvres : jusqu’où « subventionner » les producteurs agricoles, quand les infrastructures, les écoles, les services de santé sont misérables ?

L’agriculture, premier employeur au monde

Les trois fonctions majeures assignées à l’agriculture, de même importance, sont très inégalement perçues et prises en compte. L’agriculture est d’abord, et depuis toujours, considérée comme devant nourrir l’humanité. Depuis deux décennies, la prise de conscience de l’importance des questions environnementales s’est progressivement traduite par quelques mesures dans les politiques publiques, quelques évolutions dans les stratégies des producteurs et quelques réflexes des consommateurs. Il y a néanmoins plus de discours ou de faux-semblants que d’évolutions réelles. L’Organisation mondiale du commerce et les négociateurs qui s’y rencontrent restent imperméables à la prise en compte des accords internationaux portant sur l’environnement. Quant à la fonction d’employeur, elle est tout bonnement ignorée. L’enjeu est pourtant historique : la transition d’une humanité de 40 % à 3 % de paysans se traduirait par la paupérisation et l’exclusion de près de trois milliards d’hommes, de femmes et d’enfants et la création de gigantesques poches de pauvreté dans les campagnes et les périphéries urbaines de la plupart des régions du monde. Selon les mots du directeur général d’UN Habitat (programme des Nations unies pour les établissements humains), en juin 2011, « cette urbanisation sans révolution industrielle, c’est comme si on posait autour des villes d’Afrique des bombes atomiques ».

La transition d’une humanité de 40 % à 3 % de paysans se traduirait par la paupérisation et l’exclusion de près de trois milliards d’hommes, de femmes et d’enfants.

L’oubli de cette fonction d’employeur de l’agriculture, l’insouciance face aux exclusions paysannes, voire le déni, viennent en bonne partie de la vision que la plupart des experts et des responsables ont du développement : un transfert de travail de l’agriculture vers les secteurs secondaire et tertiaire. L’agriculture devrait libérer de la main-d’œuvre pour permettre l’industrialisation, l’urbanisation, la modernisation. Aux autres secteurs de créer de l’emploi et au marché du travail de faciliter la mobilité géographique et sectorielle des « travailleurs ». Cette doctrine a sans doute du vrai, mais tout est affaire de dosage, car, mis à part le chômage de mobilité de quelques mois, les flux entrants et sortants du marché du travail doivent s’équilibrer aux différentes échelles géographiques si l’on veut éviter une thrombose sociale. Dans le cas où les créations d’emplois sont durablement très inférieures aux entrées d’actifs, la masse des exclus grandit.

Le marché du travail est aujourd’hui internationalisé. Curieusement, certains experts nient cette réalité sous prétexte que de vigoureuses politiques anti-migratoires font obstacle à la mobilité des travailleurs. Mais, outre les 200 millions de travailleurs immigrés, les différentiels dans les coûts du travail jouent un rôle important dans la compétitivité des économies, à l’origine de forts mouvements de délocalisations. Les mouvements de capitaux ou de produits suffisent à internationaliser ce marché du travail, sans même que les hommes ni les activités économiques ne passent les frontières.

Quelle est la physionomie de ce marché ? Peut-on en déduire le bon niveau des flux sortant de l’agriculture ? Avant d’avancer des chiffres, rappelons quelques notions : quand nous parlons d’emplois, nous parlons plutôt d’équivalents-emplois, de travail rémunéré ou d’un couple travail/revenu. Se limiter aux emplois formels éliminerait l’essentiel des travailleurs, puisque l’on ne dénombre que 1,5 milliard d’emplois formels pour 5,2 milliards d’actifs (c’est-à-dire en âge de travailler, de plus de 15 ans et de moins de 65 ans). Les statistiques du chômage sont inutilisables, car seuls les pays qui ont une politique de l’emploi (en gros les 34 pays de l’OCDE) ont des chômeurs. À quoi bon se faire enregistrer comme chômeur si aucun avantage, aucune aide n’en sont retirés ! On est donc obligé de se rabattre sur la notion d’« extrême pauvreté », qui pour la Banque mondiale correspond à moins d’un euro par jour et concerne 1,3 milliard de personnes1. Selon l’Organisation internationale du travail, en 2012, il manquait 850 millions d’emplois. Ce chiffre correspond à peu près aux actifs vivant dans l’extrême pauvreté (0,73 milliard) auxquels s’ajoutent les deux tiers des 200 millions de chômeurs enregistrés. Il manque aujourd’hui presqu’un milliard d’emplois !

Chacun peut constater aujourd’hui les conséquences dramatiques de ce déficit global d’emplois, surtout dans les pays plus lourdement frappés et dépourvus de moyens permettant un traitement social du chômage. Mais peut-être n’est-ce qu’un mauvais moment à passer ? Pour le savoir, il faut interroger l’avenir, arriver à nous faire une idée de l’état du marché international du travail en 2050. S’il est impossible de savoir, même à court terme et à petite échelle, comment va évoluer la création d’emplois, on peut en revanche avoir une idée du besoin d’emplois en 2050. Il suffit d’additionner trois chiffres : les emplois qu’il faudrait créer dès à présent pour les 850 millions d’actifs en situation d’exclusion ; les emplois nécessaires aux nouveaux arrivants issus de la croissance démographique d’ici 2050 (le Bureau de la population de l’Onu parle d’un solde de 2 milliards de personnes, correspondant à 1,12 milliard d’actifs2) ; la destruction des emplois aujourd’hui existants, qui crée de nouvelles vagues de demandeurs d’emplois – un chiffre moins prévisible.

Campagne : la grande « débauche »

Les tendances actuelles évoluent vers l’absurde. Si la mondialisation se poursuit sous sa forme actuelle et que nous allons vers une intégration de tous les marchés locaux à un grand marché mondial, le travail agricole diminuera drastiquement, surtout dans les continents majoritairement paysans (un peu plus de 60 % en Afrique, un peu moins en Asie), pour se rapprocher des taux d’actifs agricoles des pays de l’OCDE : autour de 3 % en France, de 1,7 % aux États-Unis, et ce taux continue de baisser (l’Union européenne a perdu 25 % de ses exploitations agricoles entre 2003 et 2010, selon Eurostat). En retenant un taux de 3 % pour le monde en 2050, nous pensons respecter les idées dominantes concernant la modernisation de l’agriculture et l’exemplarité du modèle ouest-européen, où nous sommes passés de 60 % d’agriculteurs à 3 % entre 1840 et 1980. Enfin, l’énormité de cet exode agricole nous autorise à faire l’impasse sur les destructions d’emplois dans d’autres domaines, comme l’artisanat, le petit commerce ou la fonction publique. C’est une impasse très lourde, mais difficile à chiffrer et nous estimons avoir déjà assez de demandeurs d’emplois pour notre démonstration avec nos trois chiffres !

En Europe de l’Ouest, nous sommes passés de 60 % d’agriculteurs à 3 % entre 1840 et 1980.

Le marché du travail ne régule plus les départs de l’agriculture, qui, pour l’essentiel, ne sont plus liés à l’offre des autres secteurs, mais à des processus de paupérisation ou d’exclusion en œuvre au sein du monde agricole. Car au cœur des marchés agricoles, l’intégration organise une concurrence mondiale qui provoque à la fois une concentration, au bénéfice des plus compétitifs, et une exclusion, aux dépens des plus faibles. Le processus est mécanique lorsque le marché concerne des biens non extensibles, comme la terre. Dans le cas des produits agricoles, dont la quantité n’est pas a priori limitée, la limite vient de l’inélasticité de la demande des consommateurs alimentaires et de leur solvabilité.

L’agrandissement de certaines exploitations suppose le rétrécissement ou la disparition d’autres. Plus radical encore, l’accaparement de terres, négocié avec des responsables politiques, depuis la crise alimentaire de 2007-2008, provoque dans plusieurs pays une forte exclusion des producteurs familiaux. Le phénomène n’est pas nouveau. La colonisation des Amériques, de l’Océanie, de l’Afrique australe, du Maghreb s’est traduite par une désappropriation foncière et une extrême concentration qui perdure. Les processus de collectivisation dans les pays socialistes ne sont finalement pas très différents. Aujourd’hui, la concentration s’opère par la compétition entre producteurs ou investisseurs inégaux.

Le processus est voisin sur les marchés des produits agricoles, dans la mesure où ils opposent des agriculteurs dont la quantité de travail incorporée dans les produits vendus peut varier de 1 à 1 000. La rémunération de l’heure de travail va devenir dérisoire pour les petits producteurs qui sont la très grande majorité (plus de 90 %). Sans aides, sans protections, ils ne peuvent résister aux importations et perdent les marchés urbains de leur pays, comme en Afrique. Dans d’autres régions, où existe une petite propriété, les paysans doivent s’endetter pour acheter des intrants, mais si les prix de leurs produits agricoles sont plus bas que prévus, ils risquent de perdre leurs terres hypothéquées – ainsi les paysans indiens de la « suicide belt » du Karnataka3.

Ces processus, dramatiques pour les paysans, servent-ils une belle cause, celle de la modernisation de l’agriculture, d’un développement économique et social orchestré par un marché du travail qui mettrait les exclus au contact d’une offre d’emplois ? Revenons à nos calculs. Le passage de 40 % à 3 % de producteurs agricoles dans la population active mondiale suppose le départ de 2,6 milliards de personnes correspondant à 1,46 milliard de futurs demandeurs d’emplois. Ce chiffre s’ajoute au 0,85 milliard d’emplois manquant aujourd’hui et au 1,12 milliard d’emplois nécessité par la croissance démographique d’ici 2050. D’où un besoin d’emplois nouveaux en 2050 de 3,43 milliards. Pourra-t-on créer autant de nouveaux emplois au cours des quatre prochaines décennies ? Sans injurier l’avenir, reconnaissons que ce serait sans commune mesure avec les rythmes de création d’emplois que l’humanité a connu dans l’histoire et jusqu’à présent !

Certes, l’Europe a réussi sa transition agro-démographique, mais la situation actuelle du monde permettra-t-elle de reproduire cette expérience ? La transition européenne a duré cent cinquante ans (1840-1990) ; 60 millions d’Européens ont migré vers de nouveaux mondes dont une bonne part d’agriculteurs, qui sont partis parti à la conquête de nouvelles terres à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Deux guerres mondiales ont tué beaucoup de paysans. Nous avons connu une croissance industrielle et des grands travaux d’équipement fortement employeurs, une école de la République qui a permis la « promotion sociale » de générations de jeunes paysans. L’État a pu développer des politiques sociales d’appui au départ (un système de retraite pour les vieux paysans et des actions massives de formation professionnelle servant de passerelles vers de nouveaux emplois…). Or l’Europe de l’Ouest a réalisé ce transfert sans grands déséquilibres entre offre et demande d’emplois, si ce n’est pendant la crise de 1929 et lors des conflits mondiaux, périodes pendant lesquelles un repli vers les campagnes a pu s’opérer. Le chômage structurel n’est apparu en France qu’à la fin des années 1970, alors que les campagnes s’étaient déjà largement vidées.

Aujourd’hui, chaque semaine un million de ruraux vient grossir les périphéries des grandes villes alors qu’il manque déjà au moins 850 millions d’emplois sur le marché international du travail.

Que faire de positif et de responsable ?

On peut, comme Keynes dans sa « Lettre à ses petits-enfants », parue en 1930, se féliciter de la perspective d’une vie de travail réduite à quinze heures par semaine. Il y a dans cette vision l’idée d’un partage du travail et d’un nouveau mode de redistribution de la valeur produite. Keynes imagine une humanité largement dispensée du travail. Certes, mais les petits-enfants de Keynes auraient ou ont 90 ans et plus et sa prophétie ne s’est pas réalisée. C’est néanmoins une belle idée qu’il ne faut pas enterrer.

Que faire alors pour retrouver un équilibre entre les flux entrant et sortant du marché dorénavant international du travail ? Tout d’abord, bien sûr, tout faire pour créer des emplois, au sens de travail rémunéré. Mais il faudra aussi, avec la même détermination, réguler les flux entrant. Les exclus d’aujourd’hui sont là. Peut-on faire autrement que de les aider à se réinsérer dans l’économie ? Restent la croissance démographique et la destruction d’emplois. Chaque peuple doit sérieusement penser à sa démographie. Mais l’humanité entière doit se pencher sur les destructions d’emplois. Les exclusions paysannes, qui risquent d’entraîner des flux plus importants que la croissance démographique, sont largement liées à un système de concurrence commerciale négocié au niveau international.

Au terme de cette réflexion apparaît la nécessité de ralentir, et si possible de mettre un terme à la destruction des emplois agricoles – ce qui n’arrivera pas sans une forte régulation des marchés. Pour bien faire, il faudrait même encourager les agricultures à créer de l’emploi pour absorber les exclus d’aujourd’hui et les enfants de la croissance démographique. Cette idée est tellement éloignée de la pensée dominante qu’on a de la peine à la formuler. Ce ne sera possible que dans des processus d’intensification écologique, d’activation des fonctionnalités biologiques, que nous avons délaissées ou qui pourront être découvertes grâce aux avancées de la science et aux innovations paysannes. Encore faut-il que la recherche agronomique incite les chercheurs à regarder dans cette direction.

Nous n’avons plus qu’une solution, avancer vers des agricultures productives à haute valeur sociale et environnementale : des agricultures à haute intensité de travail.



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1 L’analyse chiffrée du marché international du travail et de son évolution présente des approximations importantes, même si nous nous appuyons sur les statistiques reconnues des organisations internationales. Vu l’ampleur des évolutions constatées, nous ne sommes pas à quelques centaines de millions près.

2 Les démographes ont tendance à dire que cette prévision est sous-estimée.

3 En 2009, plus de 10 700 paysans se sont suicidés dans cinq États indiens, la « suicide belt » dont fait partie le Karnataka, selon le National Crime Records Bureau (NCRB), cité par P. Sainath, « 17,368 farm suicides in 2009 », The Hindu, 27/12/2010. À l’échelle nationale, le NCRB a relevé une moyenne annuelle de 16 200 suicides d’agriculteurs entre 1997 et 2003, malgré une baisse constante de leur effectif total [NDLR].


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