Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Aller voir ailleurs… Après dix années de travail dans le développement agricole français, j’ai senti le besoin d’élargir ma vision jusque-là trop restreinte aux réalités européennes. Durant une année, j’ai visité des lieux où des petits producteurs prennent des initiatives : ils s’organisent collectivement pour travailler, transformer et commercialiser leurs produits, et alimenter leurs compatriotes.
Voyage faisant, j’ai découvert les réalités des paysanneries marginalisées qui rassemblent 1,9 milliards de personnes à travers le monde, et qui vivent d’autosubsistance dans des zones difficiles. Leurs maigres revenus monétaires proviennent parfois de la vente d’une part de leur production agricole et le plus souvent d’activités extra-agricoles exercées loin du foyer et pour de longues périodes.
Leur isolement et leur manque d’accès à l’éducation les exposent à bien des tentatives de subordination de la part de ceux qui détiennent du pouvoir sur leurs conditions de vie. Dans le Nordeste brésilien par exemple, connu pour son climat aride et la pauvreté de ses millions de paysans, les notables imposent trop souvent leur loi. Une sécheresse rend difficile la mise en réserve d’une part de la récolte pour les semailles suivantes. Elle conduit souvent les petits producteurs à se tourner vers les grands propriétaires ou leurs élus politiques. En échange de semences, ceux-ci achètent les voix des agriculteurs ou leur imposent de nouvelles corvées. À Madagascar, ce sont les marchands d’engrais et de semences qui octroient des délais de paiement à des taux usuraires, obligeant les paysans à vendre une grande part de leur production au moment de la récolte, quand les prix sont au plus bas. Amputés d’une part de leur revenu, ils aggravent leur endettement à chaque saison.
Dans ces contextes difficiles, j’ai constaté aussi des initiatives d’émancipation des agriculteurs grâce à des stratégies de responsabilisation.
Des paysans brésiliens ont créé des banques de semences communautaires à partir des années 70, sous l’impulsion d’animateurs pastoraux des communautés ecclésiales de base. Les familles apportent leur part de grains réservée aux semences dans un lieu commun. Avant les semailles, chacune prend sa part du stock et s’engage à rendre le même volume au moment de la récolte, augmenté d’une petite quantité supplémentaire. Le stock grossit ainsi d’année en année, constituant une réserve stratégique en cas de nouvelle sécheresse.
En Inde, comme à Madagascar, pour permettre d’échapper à l’emprise des usuriers, des associations d’agronomes ou des responsables syndicaux proposent aux producteurs de former des groupes d’épargne collective pour accéder au crédit. Le groupe organise une réunion par semaine où chacun apporte une petite somme, afin d’assurer une épargne collective. Lorsque celle-ci atteint un montant suffisant, le groupe peut procéder à des prêts aux membres qui le réclament, avec des taux d’intérêt minimes.
Les réalisations engagées par les agriculteurs les plus pauvres tiennent parfois du miracle. Elles ont lieu malgré le taux d’analphabétisme des populations, malgré la résistance de ceux qui voudraient maintenir leur emprise sur elles et les autres mécanismes d’exclusion qui les laissent en marge du développement. Des obstacles bien réels, qui expliquent l’échelle trop restreinte de telles initiatives. Celles-ci n’en restent pas moins prometteuses : les démarches collectives que j’ai observées permettent d’enclencher d’autres projets. En se libérant de la tutelle des notables ou des usuriers, des agriculteurs se découvrent une capacité d’agir eux-mêmes. Certains regroupements collectifs sont devenus des lieux de revendication de droits économiques et sociaux vis-à-vis des autorités politiques.
Impulser de telles démarches implique d’être conscient de sa situation de dépendance. Beaucoup des paysans qui en sont victimes la vivent comme une fatalité à laquelle ils se sont résignés. Critiquer la domination et croire en la possibilité de la transformer ne se fait pas de manière innée. Une prise de conscience n’est possible qu’à travers une expérience personnelle, qui entre en rapport avec celle d’autres qui permettent une lecture différente et font naître l’espoir d’autres possibles. Ainsi surgissent des « leaders ». Ceux-ci peuvent s’imaginer qu’ils détiennent alors un pouvoir particulier pour améliorer la vie des autres. Mais pour susciter des démarches collectives de responsabilisation, leurs initiateurs doivent être convaincus que non seulement eux, mais aussi chacun de leurs pairs peut être acteur, en coopération avec d’autres.
Une telle conviction implique un engagement exigeant ! C’est ce qu’ont choisi nombre de ceux que j’ai croisés dans mon périple : animateurs pastoraux au Brésil, agronomes en Inde, syndicalistes agricoles à Madagascar… Elle me semble la plus féconde pour relever ce défi gigantesque de l’émancipation paysanne. Mais encore trop peu de personnes vivent cette prise de conscience et acquièrent cette conviction, nécessaires pour devenir des leaders mobilisateurs 1.
1 / Ndlr – Pour consulter le site de Véronique Lucas, cliquez ici .