Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Condamner le productivisme est devenu chose banale. Mais prenons garde à ne pas condamner, dans un même élan, la productivité.
Le productivisme a été dénoncé pour ses conséquences sur la société et sur l’environnement, particulièrement dans l’agriculture où il s’est traduit par l’utilisation excessive d’engrais et de pesticides. D’une manière plus générale, la société condamne les risques liés à l’innovation technologique dans sa course à la baisse des coûts et à l’accroissement de la production, en raison d’un nombre croissant d’accidents ou de suspicions de risques dans les dernières décennies. Par exemple, l’usage de farines animales dans l’élevage, la dioxine et les stations d’incinération, les nanotechnologies ou encore les OGM. C’est aussi la course au rendement horaire du travail des salariés et la souffrance qui peut en résulter que l’opinion réprouve. Condamner est un premier réflexe. Mais au-delà? Pourquoi les sociétés s’obligeraient-elles à une accumulation d’innovations au point que celle-ci devient une compétition permanente? Pourquoi faut-il accroître les rendements du travail? La multiplication des besoins nous impose-t-elle d’accepter cette course au progrès?
Aux sources du productivisme se trouve la productivité. Celle-ci désigne simplement la mesure de la production par unité de facteur de production : quantité de blé produite par unité de surface, par tonne d’engrais ou par travailleur, nombre de voitures produites sur une chaîne par heure de travail… Pourquoi améliorer cet indicateur de performance? Essentiellement pour deux raisons : la rareté d’un facteur de production (accroître le rendement de la terre si elle devient rare), ou la compétitivité d’une production dans le cadre d’un même marché (produire la voiture la moins chère). Si la première raison résulte de l’apparition de raretés dans les ressources à un moment donné de l’histoire économique, la seconde est liée à la concurrence dans l’économie de marché.
Pour améliorer la productivité, il faut modifier les techniques de production pour une meilleure efficacité : c’est ce qu’a fait Henry Ford lorsqu’il a appliqué les théories de Frederick Taylor pour fabriquer des voitures à la chaîne. La productivité est ainsi obtenue grâce à l’organisation du travail et par des innovations. Tout ce processus a reçu le nom de « progrès ». Mais ce progrès s’est emballé et la course à la productivité est devenue un objectif en soi. Cet emballement du mécanisme créateur de la productivité peut être défini comme le productivisme.
Or, pendant longtemps, les sociétés n’ont pas recherché la productivité en tant que telle. Au fur et à mesure que la population locale augmentait, la terre devenait de plus en plus rare. Cette situation a obligé les sociétés à accroître les rendements en grains par unité de surface. Mais cette recherche de productivité était le résultat d’une contrainte, pas un objectif en soi. Au XVIIIe siècle, en Europe, la rareté de la terre a même provoqué des famines, tant la productivité par hectare cultivé était insuffisante. Thomas Malthus (1766-1834) en déduisit que la production alimentaire croissait moins vite que la population. Il fut démenti grâce aux inventions techniques qui se sont succédé et qui ont accru la production et la productivité autant que nécessaire pour que les sociétés survivent.
Il en va tout à fait autrement de la recherche systématique de la productivité comme objectif. À quel moment de l’histoire du progrès technique et de l’organisation du travail cette mutation s’est-elle produite? Quand la nécessaire amélioration de la productivité pour faire face aux besoins a-t-elle cédé la place à la recherche d’une productivité toujours accrue? Lorsque le moteur de la transformation économique a cessé d’être la seule rareté des ressources pour devenir la compétition entre les entreprises et que celle-ci est devenue pour elles affaire de survie. C’est-à-dire lors de l’avènement du capitalisme industriel. L’accroissement de la productivité est alors apparu comme le facteur clé de la compétitivité : poursuite de la production maximale aux coûts les plus faibles afin de dominer le marché, prégnance de la productivité du travail, quête de la technologie la plus économiquement efficace.
L’accélération est donc historiquement récente. C’est dans l’ère industrielle actuelle que le productivisme atteint son niveau d’emballement le plus fort. Le rattrapage économique des pays émergents, Chine en tête, a attisé ce puissant processus. Il n’est pas sans rappeler la « chrématistique emballée » (l’amplification et la généralisation de la recherche de possession) identifiée par Aristote1. Dans leur course-compétition, les entreprises deviennent des oligopoles, voire des monopoles. La productivité permet en permanence de baisser les coûts de production et donc les prix pour le consommateur, libérant ainsi les capacités d’achat des ménages. Les entreprises cherchent alors en permanence à leur proposer de nouveaux produits, produits qui font l’objet de nouvelles concurrences et de nouvelles courses à la productivité. Combiné à la progression addictive de la consommation dans les sociétés contemporaines, cet emballement se heurte aujourd’hui aux limites de l’éthique environnementale et de l’éthique du travail humain.
La Chine, qui est devenue championne de la compétitivité, écume désormais une grande partie des matières premières mondiales et vend ses produits au monde entier en sous-payant sa main-d’œuvre. Le Brésil, champion de la compétitivité agricole, sous-paie aussi ses ouvriers et détruit rapidement l’Amazonie pour produire du maïs et du soja afin d’alimenter les volailles et les porcs chinois, destinés à une classe moyenne qui se précipite dans un nouveau régime alimentaire carné, diététiquement potentiellement dangereux. Pendant plusieurs décennies, l’agriculture française, dans son élan modernisateur, a eu pour objectif de produire toujours plus au risque d’endommager l’environnement. La concurrence internationale sur les ventes d’automobiles a poussé les constructeurs à délocaliser des segments entiers de production dans les pays à bas coût de main-d’œuvre. Le constat vaut pour tous les produits manufacturés et ce mouvement puissant a contribué à limiter les revenus des classes moyennes en Europe et aux États-Unis. Ces limitations de revenus ont amené les banques à soutenir la consommation par des prêts de plus en plus laxistes et peu transparents, débouchant sur une crise bancaire sans précédent… La litanie des exemples de l’emballement de la compétitivité et de la productivité et de ses conséquences néfastes est longue. Comment en sortir?
C’est la question posée dans ce numéro de Projet. Comme l’évoque la première partie de ce dossier, il est difficile de changer les règles du jeu quand celui-ci concerne le monde entier et quand une partie importante du monde, les pays émergents, estime que son tour est venu d’en bénéficier socialement et économiquement. L’hypothèse la plus vraisemblable est celle d’un grippage progressif du système. Qui pourrait survenir de différentes manières. D’abord à cause de la rareté des ressources naturelles à long terme (pétrole, terres rares, phosphates…)2, resituant la recherche de productivité sur les ressources rares davantage que sur la main-d’œuvre. Ensuite, du fait des pollutions et des effets environnement aux négatifs (effet de serre, pollutions chimiques, maladies liées aux technologies), remettant fondamentalement en cause un grand nombre de processus productifs. Enfin, en raison d’un potentiel problème mondial d’emploi : alors qu’il faudra accueillir deux milliards de personnes en plus entre 2010 et 2050 (maximum envisagé de la population mondiale), qui pour l’essentiel seront des pauvres, comment être certain de leur assurer un travail si, dans le monde entier, le marché impose un haut niveau de productivité de la main-d’œuvre et donc un faible besoin en bras? Il est grand temps de penser à changer le logiciel qui conduit à ces désordres. C’est le défi auquel s’attelle la seconde partie de ce dossier. Et si nous sommes sans doute condamnés à long terme à l’accroissement de la productivité des ressources rares, nous ne sommes en revanche pas condamnés au productivisme, en particulier au productivisme du travail.