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Dossier : Condamnés à produire toujours plus ?

« La globalisation capitaliste repose sur une énorme contradiction »


Volontiers provocateur, J.-François Bayart juge alarmiste l’idée d’une reconfiguration des conflits due à l’épuisement des ressources naturelles. Les deux principaux foyers de violence résultent selon lui des contradictions de cette globalisation, qui ouvre les frontières pour les capitaux, biens et services, mais les ferme pour les populations et pour les narcotiques.

À partir de vos travaux sur l’Afrique, comment en êtes-vous venu à travailler sur la mondialisation ?

Jean-François Bayart – L’Afrique n’a jamais été pour moi qu’un prétexte à l’analyse politique comparée. Dans une telle perspective, qui mêle sociologie et histoire du politique, j’ai travaillé sur l’État en Afrique, mais aussi sur d’autres sociétés, comme l’Iran et la Turquie, et des questions plus théoriques, autour de l’identité et de la mondialisation.

Contrairement à ce que disait Fukuyama au début des années 1990, la globalisation n’est pas la fin de l’histoire. Pour moi, elle commence à la fin du XVIIIe siècle et nous n’en sommes pas sortis. Nous sommes toujours dans la même séquence, caractérisée par la synergie entre l’expansion du mode de production capitaliste et toute une série de transformations techniques, intellectuelles, religieuses, que même des marxistes dogmatiques n’expliqueraient plus aujourd’hui par l’infrastructure capitaliste. Parallèlement, on observe l’universalisation de l’État-Nation. On le voit habituellement comme une victime de la globalisation, alors qu’il en est un produit, en tout cas une facette, en parfaite synergie avec les autres globalisations : technique, économique, financière, etc.

Ayant posé cette toile de fond, je relève que la globalisation ne doit pas se réduire à une problématique éthérée de gouvernance, comme l’interprète tout un courant néolibéral qui voit dans l’universalisation de la démocratie de marché un aboutissement de l’histoire. Cette approche passe sous silence la production de l’inégalité sociale, les rapports de pouvoir et le rôle de la coercition (y compris physique) dans la globalisation. Je me démarque aussi de certains altermondialistes, en soulignant que la mondialisation ne vient pas de l’extérieur (de l’Ouest!). Nous la produisons nous-mêmes, notamment à travers l’économie du désir de la consommation et toutes les techniques du corps qui vont de pair avec notre culture matérielle quotidienne. La globalisation fait l’objet de phénomènes d’appropriation, autrement dit de production, d’invention. Ce sont nous les globalisateurs, ce n’est pas l’autre.

Par ailleurs, la globalisation n’est pas un phénomène cohérent ni uniforme, mais contingent. Il y a, par exemple, une différenciation géographique de la globalisation. Quand on parle du poids de la Chine, il s’agit en fait d’une certaine Chine : la Chine bleue, celle de la côte, avec quelques poches dans la Chine jaune, de l’intérieur (la ville de Xian par exemple). Fondamentalement, l’énorme masse de la paysannerie chinoise reste marginalisée. Elle n’est pas insérée dans les flux mondiaux de la même manière que les citadins de Shanghai ou de Canton. Même aux États-Unis, la Silicon Valley ou la presqu’île de Manhattan sont plus insérées dans la globalisation que le Middle West. Cette différenciation géographique, spatiale et sociale est importante et parfois paradoxale. Le Japon est peu connecté sur Internet par rapport aux États-Unis ou à la Corée du Sud.

Cette différenciation est-elle source de tensions ?

Jean-François Bayart – De ces « disjonctions »1 peuvent en effet naître des contradictions, voire des crises majeures, qu’il ne faut pas analyser à travers l’unique prisme de l’économie. Des événements naturels jouent un rôle, comme le récent tsunami du Japon ou, au XIXe siècle, l’explosion volcanique à Java qui a émis une telle quantité de cendres que les répercussions se sont fait sentir jusqu’en Europe occidentale un ou deux ans après, engendrant une série de mauvaises récoltes. Des événements climatiques ou naturels peuvent entraîner des conséquences très sévères, mais aussi des catastrophes sanitaires : la grippe espagnole de 1918-1919 a fait des dizaines de millions de morts; on se rappelle la crainte, il y a peu, d’une épidémie grippale.

Aujourd’hui, la globalisation repose sur une énorme contradiction; utile peut-être du point de vue de l’économie capitaliste, elle est politiquement ingérable. L’intégration croissante du marché des capitaux et l’intégration réelle – bien que sérieusement nuancée par des phénomènes néo-protectionnistes – du marché mondial des biens, sous la houlette de l’OMC, heurtent de front le cloisonnement bureaucratique, de plus en plus militarisé et coercitif, du marché international de la force de travail. Cette contradiction majeure est très visible à la frontière du Mexique et des États-Unis, ou de part et d’autre de la Méditerranée. La métaphore insupportable du « pont jeté de part et d’autre de la Méditerranée », dont se gargarisent les promoteurs du partenariat euro-méditerranéen, du processus de Barcelone et autres Unions pour la Méditerranée, ne peut dissimuler que seuls les gens de la rive nord peuvent emprunter librement le pont.

On voit bien les effets pervers de cette contradiction. Les libertés publiques sont remises en cause, et l’électorat français y consent. De fil en aiguille, la lutte contre l’émigration clandestine, produite par notre politique puisqu’il est devenu impossible de voyager dans des conditions normales, remet en cause nos démocraties en touchant très directement à nos libertés : liberté de se marier, de recevoir des étrangers, de recevoir des membres de sa famille pour les Français d’origine étrangère. Par ailleurs, nos administrations, notre police et notre armée se compromettent de plus en plus dans des violations gravissimes des droits de l’homme. Depuis quinze ans, la politique d’immigration a causé vraisemblablement plus de 15 000 morts2. Et l’Union européenne l’a mise en œuvre avec un régime aussi « démocratique » que celui de M. Kadhafi3. On sait pourtant comment ses caciques, dans le sud de la Libye, géraient la main-d’œuvre émigrée : utilisation dans l’exploitation des oasis, prélèvement d’un droit de passage à Tripoli, puis renvoi dans le Sud. On laissait alors les migrants téléphoner à leur famille pour qu’elle leur envoie de l’argent pour repasser à Tripoli, etc. Le trafic de migrants y est le fait de passeurs professionnels parfaitement impliqués dans les administrations et les hiérarchies politiques locales. Selon moi, nos dirigeants et bon nombre de responsables administratifs européens sont passibles de la Cour pénale internationale (CPI). Et ce n’est pas un retour de flamme de mes années soixante-huitardes! Des avocats commencent à y penser. J’attends avec impatience le jour où un Silvio Berlusconi ou un Claude Guéant devra répondre de sa politique devant la CPI.

Cette contradiction a également une conséquence plus directe. Il ne faut pas s’imaginer que les gens vont regarder la vitrine de la globalisation avec l’interdiction d’entrer dans le magasin. Au bout d’un moment, ils vont casser la vitrine. L’heureuse surprise, c’est que le printemps arabe ne s’est pas traduit par une réaction xénophobe de ce genre. Or la réponse apportée par la France a été une dénonciation des 7 000 Tunisiens qui ont profité de l’opportunité pour se faufiler chez nous! On mesure combien, sur le plan politique, nous sommes en deçà de l’importance des événements.

Cette disjonction a un précédent : l’émigration des Européens vers le continent américain, au XIXe siècle. Celle-ci s’était traduite par une croissance spectaculaire des États-Unis, de l’Argentine, etc., mais aussi par une progression économique des pays du Sud et de l’Est de l’Europe, exportateurs de main-d’œuvre, et in fine par un resserrement d’inégalités entre pays riches et pays pauvres. Les années 1880 marquent un tournant : les États-Unis mettent alors en œuvre des lois malthusiennes en matière d’immigration, qui ont eu pour effet d’accroître les inégalités entre les pays pauvres de cette économie atlantique (européo-américaine) et de polariser au plan social et économique le haut et le bas de l’échelle. Cette polarisation, par paliers successifs, a mené à la grande catastrophe de la Première Guerre mondiale.

Ainsi, progressivement, l’Europe s’enfonce dans une dynamique politiquement régressive. Faute d’avoir le courage d’expliquer à nos opinions, depuis les années 1980, que l’immigration n’est pas un objet cohérent, mais une construction politique et idéologique, que les différents flux d’immigration du travail n’ont rien à voir entre eux (saisonniers, salariés du BTP, ingénieurs…), que nous avons besoin de travailleurs étrangers, que c’est notre intérêt d’avoir des étudiants étrangers, nous avons installé nos opinions dans une vision obsidionale de la globalisation, et une incompréhension du phénomène (par exemple, l’idée fausse que les étrangers volent le travail du bon Français). On en paye aujourd’hui le prix électoral avec la montée des droites xénophobes et le prix idéologique avec l’appropriation des idées xénophobes par les grands partis gouvernementaux, à commencer par l’UMP en France. Même si l’histoire ne se répète jamais, nous sommes dans une spirale descendante très préoccupante. Que l’on retrouve aussi à la frontière entre Mexique et États-Unis.

Partagez-vous le point de vue des analystes qui parlent du décollage de l’Afrique subsaharienne ?

Jean-François Bayart –Au mieux, la poursuite de la croissance amplifiera le processus de formation de la classe dominante à l’échelle nationale et l’émergence d’un système asymétrique au plan régional, avec des États (Afrique du Sud, Nigeria, Maroc) instaurant des relations de centre à périphérie à l’échelle régionale4. L’Afrique du Sud structure son espace régional un peu comme Paris son espace national, par aspiration et évidement d’un certain nombre de départements. Des pôles structurent leur espace par prédation, à l’instar du Nigeria au Libéria, sous prétexte de peacemaking. Parlerait-on du peacemaking de l’armée soviétique en Allemagne de l’Est en 1945-1946? Les Nigérians sont partis avec le port dans leur valise. À Buchanan5, ils ont même démonté les lignes téléphoniques : ils ont vampirisé la ville.

L’Afrique est exportatrice de capitaux. Les statistiques de la Banque des règlements internationaux (BRI) le démontrent. Des pays comme le Nigeria ou l’Angola sont très actifs dans la sphère financière internationale. On ne peut pas dire simultanément que l’Afrique doit s’intégrer au marché mondial et stigmatiser la « fuite des capitaux » : c’est très normatif. En France non plus, nos capitalistes n’ont jamais fait du capitalisme national, ou alors dans leur intérêt. Que l’Afrique exporte ses capitaux pour les faire fructifier, c’est la logique du capitalisme.

Le pire des scénarios serait la même chose mais sans croissance. Les classes dominantes, incapables d’absorber la main-d’œuvre, devront défendre par les armes le processus d’accumulation primitive du capital. Les guerres civiles sont des guerres pour le contrôle de l’État à partir d’une base sociale. Les jeunes combattants somaliens, libériens, ou du Sierra Leone qui entrent dans leur capitale les armes à la main représentent une forme d’exode rural un peu musclé. Dans ces pays, la jeunesse ne dispose que de deux modes d’intégration à la société : la lutte armée, qui a l’avantage de se dire légitime, et la délinquance, disqualifiée socialement et réprimée comme telle. Minés par les programmes d’ajustement structurel des années 1980, les États n’assurent plus l’intégration de leur population par le biais de l’école ou du service public.

La démocratie n’y a rien changé : elle n’est rien sans politique ni souveraineté. Les classes politiques sont le produit des enceintes multilatérales, à l’instar d’Alassane Ouattara, ancien du FMI. Elles souffrent d’un déficit de base sociale et de légitimité démocratique. C’est aussi une démocratie évidée quand, par exemple, la définition de la fiscalité est négociée dans le cadre du consensus de Washington.

Vous parlez d’élites qui défendent les mécanismes d’accumulation les armes à la main… Comment voyez-vous évoluer ce constat ?

Jean-François Bayart – En Angola ou dans le Zaïre de Mobutu, les classes dominantes ou les détenteurs du pouvoir s’étaient approprié les diamants et défendaient vraiment, les armes à la main, leur bien contre les creuseurs. Il y avait régulièrement des massacres. La situation est similaire en République démocratique du Congo (RDC) aujourd’hui, mais au bénéfice de mouvements armés ougandais ou rwandais. Les guerres civiles en Afrique sont, d’une certaine manière, une forme de lutte des classes. Il ne s’agit pas de guerres de sécession, de remise en cause de l’État, mais de contrôle de la ressource étatique – que les Nigérians nomment le « gâteau national ».

Mais l’évolution que je vois nous ramène aux deux situations de rente qu’engendre la globalisation nationale-libérale. La première est la rente migratoire. À partir du moment où vous criminalisez les migrations, vous les appréciez économiquement, car le trafic de main-d’œuvre, qui en soi ne coûte pas grand-chose, peut occasionner un retour sur investissement considérable. Un aller Bamako-Paris, 500 euros environ, est revendu dix ou vingt fois son prix. Les politiques de prohibition créent des rentes de situation. La seconde est la rente narcotique. En soi, la ciboulette coûte beaucoup plus cher que le pavot, qui pousse n’importe où, comme le cannabis! Des acteurs économiques prospèrent donc sur ces deux prohibitions et les gains sont tellement énormes que le marché est très concurrentiel.

Les acteurs ont deux raisons d’être armés : éliminer les concurrents et résister à la répression. Mais en Amérique centrale et latine, on a vu combien la guerre contre la drogue lancée par Reagan, qui a coûté 1 000 milliards de dollars, était vaine. Jamais le trafic ne s’est si bien porté et il y a toujours autant de drogués. On a complètement militarisé le problème et fourni de la ressource à des mouvements armés hautement professionnalisés dont on ne sait plus très bien s’ils sont narcotiques ou révolutionnaires. De la même façon, le trafic de main-d’œuvre est de plus en plus régulé sur le mode coercitif au Mexique. On peut noter le processus de fusion-acquisition qui a suivi, entre les deux réseaux. Les premiers ont affermé le trafic de main-d’œuvre au bénéfice de leurs petites mains. On est dans la sous-traitance néo-libérale! Un patron de la drogue externalise des activités nécessaires à son business et pour les rémunérer, il accorde des concessions. Les contradictions de cette globalisation nationale-libérale sont patentes : 1 000 milliards de dollars perdus, des problèmes non résolus et de nouveaux problèmes : la militarisation, un Mexique devenu ingouvernable, un coût humain effrayant…

Le problème est apparu aussi en Afrique, depuis quelques années, même s’il est déjà ancien pour le Maroc. Le Rif est un très gros exportateur de haschich et alimente tout un milieu, qui a contribué pour une bonne part à la bulle immobilière en Espagne. La nouveauté est la joint venture sur la cocaïne entre les narcos latino-américains et des opérateurs ouest-africains, notamment deux États « narcotiques », la Guinée-Bissau et, vraisemblablement, la Guinée Conakry. La Mauritanie est un autre point de pénétration, et peut-être l’aéroport de Dakar. La route saharienne, avec des opérateurs Touaregs, arrive en Libye : une partie continue vers l’Égypte, le Golfe et la Russie et une autre va directement en Europe.

Cela se passe à une heure d’avion et douze heures de bateau de la zone d’activité des deux plus grandes organisations criminelles de l’Europe : la Mafia et la Camorra. Devant cette configuration inquiétante, on met en œuvre des politiques non viables. Il y a un début de militarisation du problème en Afrique de l’Ouest (rébellions Touareg potentielles ou anciennes, voire Aqmi6). Quand Sarkozy parle d’un arc de crise du Pakistan au Mali, il donne une légitimité aux deux cents pauvres combattants d’Aqmi en les intronisant comme adversaire principal. Et on crée une nouvelle rente, la rente anti-islamiste. On a vu ce que cela donnait dans la Tunisie de Ben Ali. Vous parliez de nouvelles conflictualités. Ma crainte est de voir en Afrique de l’Ouest émerger une configuration comparable à celle entre les Amériques du Nord et du Sud.

De votre point de vue, l’épuisement des ressources est-il un facteur potentiel de conflictualité ?

Jean-François Bayart – Qu’appelle-t-on épuisement des ressources? Même les terres rares, sont-elles si rares que cela? Il y a des débats en Chine même. Une partie des experts, qui raisonnent pour le pétrole en termes d’indépendance d’approvisionnement, jugent nécessaire de sécuriser le détroit de Singapour, suivant là une approche semblable à celle de De Gaulle dans les années 1960. D’autres Chinois disent : « Il suffit d’acheter le pétrole à Rotterdam ». On retrouve l’école souverainiste et l’école libérale. À mon sens, la façon dont les Occidentaux et les Américains cherchent à sécuriser la péninsule arabique les entraîne dans des complications diplomatiques et des dépenses militaires inutiles.

Il est légitime et utile de parler d’épuisement des ressources pour susciter le débat public sur l’orientation des modèles économiques, le type de croissance ou les modes de consommation. Mais je ne vois pas l’utilité d’un débat fatalement très émotionnel sur la corrélation avec de nouvelles guerres. Il est extrêmement difficile de savoir comment se présenteront les besoins énergétiques et le marché de l’énergie dans cinquante ans, ou dans un siècle, et si sa nature sera ou non conflictuelle. Il peut y avoir de vraies réorientations du modèle de croissance. On sait, par exemple, comment l’industrie du ciment s’est assez rapidement transformée, sous l’effet de normes environnementales très différentes de ce qu’elles étaient il y a vingt ou trente ans. Nécessité fait loi.

Il reste que le contrôle des ressources naturelles est porteur d’une violence spécifique, mais liée à des problèmes de morphologie sociale ou économique et non au côté naturel des ressources ni à leur épuisement. Par exemple, pour exploiter une mine : il y a une montagne, il faut creuser à ciel ouvert ou de façon souterraine. Pour pouvoir contrôler, il faut généralement exproprier les paysans. La violence est liée à l’expropriation, acte social et politique. Une deuxième violence apparaît pour défendre l’implantation contre la colère des expropriés et contre des concurrents informels qui aimeraient « grappiller » quelques diamants. Le problème ne résulte pas de la logique de l’épuisement. Il est lié à la morphologie du monde minier, ainsi qu’à son économie « intellectuelle » : les gens des mines sont des ingénieurs dont la pensée politique et sociale est souvent égale à zéro. On retrouve par ailleurs une économie politique de la mine, comme des céréales, qui est spéculative. Il faut décomposer les facteurs : compacter cela sous la rubrique « ressources naturelles » masque l’essentiel. De même, l’univers de la plantation est un univers potentiellement violent, qui repose sur la discipline de la force de travail tendant vers la coercition, y compris le châtiment corporel.

Alors, en effet, l’univers de la mine est un univers violent. On ne peut pas comprendre la violence sociale et politique à l’époque de l’apartheid en Afrique du Sud si on ne saisit pas que l’apartheid est un produit de l’univers concentrationnaire qu’était celui de la mine et de sa discipline, au sens foucaldien, avec la surexploitation de la main-d’œuvre. Il y a la violence de l’expropriation, du contrôle militarisé de l’exploitation, mais aussi celle du totalitarisme.

Que pensez-vous alors de la situation en République démocratique du Congo ?

Jean-François Bayart – Ce n’est pas la logique de l’épuisement des ressources qui préside à la guerre en RDC. Elle est politique et sociale, éventuellement nationale dans ce sens où il y a des rivalités entre États-Nations dans la région. Il est vrai que ces mouvements sociaux, armés, et les politiques étrangères tirent économiquement parti de certaines ressources naturelles. Par exemple, le coltan coûte cher, les cours ont flambé avec le boom de la téléphonie. Mais il n’y a pas à proprement parler épuisement du coltan. La configuration est complexe et je crains que le discours sur de nouveaux facteurs de conflictualité à partir d’hypothèses qui restent à démontrer biaise les termes du débat. La lecture « économiciste » par Paul Collier des guerres civiles de type RDC et Angola fut ainsi politiquement et scientifiquement toxique, parce qu’elle empêche d’en comprendre les logiques.

La grille d’analyse coloniale permet-elle d’éclairer le stade actuel du capitalisme ?

Jean-François Bayart – Il y a des « continuités génétiques concrètes » (l’expression est de Weber) qui méritent d’être analysées, mais il faut faire attention aux modes. Je vois dans le moment colonial un moment important de globalisation, très national-libéral, avec d’une part l’internationalisation du capital et de l’autre la naissance de ce qui deviendra l’État-nation en Afrique. D’une certaine manière, il y a une matrice coloniale du capitalisme contemporain, ne serait-ce que parce que les classes dominantes en Afrique sub-saharienne y trouvent leur origine. Elles se sont constituées comme telles au moment de la colonisation, en général par la collaboration.

En revanche, je ne vois pas pourquoi le capitalisme serait plus violent demain. Certains parlent, à propos du Mexique, de « capitalisme armé ». On pourrait parler dans les mêmes termes de la Compagnie des Indes. C’est à la pointe des canons que l’Angleterre a imposé le libre-échange. Historiquement, le capitalisme a toujours reposé sur la violence et même sur le militaire, que ce soit celui de l’époque coloniale, celui de la Première Guerre mondiale ou encore de la seconde, qui a battu les records. Le capitalisme a toujours entretenu un rapport avec l’armée. Braudel montre très bien que le capitalisme n’est pas le marché, c’est l’État plus le marché. Dans l’État, il y a l’armée et la police. Est-ce que le capitalisme mexicain se réduit à cela? Non, bien entendu. Une sorte de discours convenu veut que « ce sera pire demain ». Mais cet alarmisme nous empêche de parler de choses extrêmement concrètes, graves et intolérables. Le discours sur le danger islamique que représenterait l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne empêche de voir les vrais problèmes d’une telle adhésion, comme l’importance des flux financiers occultes. Le discours sur les « hordes » de migrants occulte complètement les violations des droits de l’homme dont on se rend coupable au nom de ces appréhensions.


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1 / Pour reprendre les termes d’Arjun Appadurai, sociologue des cultures et anthropologue indien, professeur à l’université de Chicago, qui s’est opposé au culturalisme défendu notamment par Samuel Huntington [ndlr].

2 / L’estimation fait aujourd’hui l’objet d’un débat. Les ONG avancent le chiffre de 26 000 morts. Il s’agit essentiellement de personnes décédées en traversant la Méditerranée ou le Sahara [ndlr].

3 / En vertu d’un accord sur le contrôle de l’immigration d’août 2010 qui ne fait aucune référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme ni à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, mais simplement à la Convention de l’Union africaine, que la Libye n’a même pas signée.

4 / Je renvoie au texte publié avec Béatrice Hibou et Boris Samuel, « L’Afrique ‘cent ans après les indépendances’ : vers quel gouvernement politique? », Politique africaine, n° 119,octobre 2010.

5 / Buchanan est la troisième ville du Libéria. Son port sert à exporter le fer, le caoutchouc et l’huile de palme.

6 / Al-Qaida au Maghreb islamique [ndlr].


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