Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Le discours militant considère habituellement que la société civile1 préfigure une humanité nouvelle, fraternelle, désormais consciente d’elle-même comme sujet, totalité substantielle et positive, et capable de donner corps à un système de gouvernement mondialisé. Cette humanité nouvelle serait prête à admettre les contraintes multiples associées à la finitude des ressources et à l’interdépendance des écosystèmes. Elle ferait de l’Autre, contemporain ou à venir (les générations futures) la finalité principale de son action, orientée philosophiquement par les notions de solidarité et de responsabilité.
Cette société civile militante, longtemps préoccupée avant tout de justice sociale, était prédisposée à se saisir de la problématique écologique, dans laquelle elle voit finalement un catalyseur de l’émancipation sociale. L’écologie politique est, comme l’explique André Gorz2, l’aboutissement naturel de la critique marxiste, sitôt que l’on a reconnu que la violence du capital et du « calcul égoïste » remet en cause la vie sous toutes ses formes, et pas seulement la vie humaine. L’illusion productiviste d’un certain marxisme tombe alors, et le problème devient celui d’atteindre à la fraternité universelle dans une société contrainte par la finitude des ressources et l’équilibre nécessaire des écosystèmes.
Cette apparente unanimité doit cependant être évaluée, si l’on veut conférer à la profusion d’initiatives et d’aspirations égalitaristes une plus grande efficacité politique. À quelles conditions la société civile (en particulier le mouvement altermondialiste) est-elle, ou pourrait-elle devenir, un laboratoire d’alternatives au productivisme?
Pour répondre à cette question, il convient de se demander en quoi les expériences et les innovations sociales dont elles sont porteuses sont des alternatives, même naissantes, au productivisme; et aussi : quelle est la nature de l’expérimentation (le caractère plus ou moins réflexif du processus qui conduit de l’expérience à la mise en acte politique)? Seule cette qualité critique, qui préside à toute expérimentation et permet d’en tirer des principes généralisables, fera du mouvement social un authentique laboratoire, un lieu d’innovation susceptible d’entraîner le corps social tout entier.
Trois éléments suffiront, dans le cadre réduit de cet article, à caractériser ce contexte.
La déterritorialisation des économies. Les territoires, diversement imbriqués, s’étaient au cours des siècles cristallisés à des échelles de plus en plus vastes : du « pays », on est passé à l’État-nation, puis à la communauté supranationale (dont l’Union européenne fournit l’exemple le plus abouti). Dans tous les cas, l’intégration des groupes sociaux et de leur géographie dépendait d’un processus politique, où les contraintes liées aux problèmes posés par la reproduction des modes de vie (le maintien de l’activité principale ou la conversion économique des territoires), l’équité (la redistribution des ressources publiques) et la promotion de l’intérêt général, pouvaient légitimement être formulées et traitées. La notion de « territoire », comprise en ce sens (qui n’a rien à voir avec le sens libéral où il s’agit de « spécialiser » les territoires, pour les rendre plus compétitifs), avec tout ce qu’elle charrie de rugosité, de viscosité, est une notion contre-hégémonique. Or l’économie-monde dérégulée a fait voler en éclats tout ce qui relevait de la construction patiente d’un accord entre une société et son milieu de vie. Ce savant et délicat édifice est réduit à un stock de ressources (capital-travail), exploitables ou pas, et de telle ou telle manière, selon l’humeur du marché. Les facteurs de production peuvent être déplacés quasi instantanément, d’un bout à l’autre de la planète. La division internationale du travail s’affranchit de plus en plus des contraintes du « milieu », et répond le plus exactement possible aux exigences de fluidité et d’immédiateté du marché.
La crise structurelle de la « valeur ». Depuis une trentaine d’années, le capitalisme est confronté à une crise structurelle, suscitée par la révolution informatique. Celle-ci a permis un bond colossal de la productivité des économies industrielles, qui a produit en retour un chômage de masse. La croissance ne crée plus d’emplois, et la mise en concurrence internationale (accélérée par cette révolution informatique) crée une pression sur les salaires. L’endettement privé, puis public, devient le ressort de la consommation. Parallèlement, le capital ne parvient plus à se valoriser par le biais de la production. La valeur « travail » des produits étant de plus en plus faible, leur valeur marchande ne repose plus que sur des artifices (design, droits de propriété intellectuelle, etc.). Des sommes de plus en plus colossales sont investies non plus dans l’activité productive elle-même, mais dans des activités immatérielles dont le but unique est ce que l’on pourrait appeler la « valorisation imaginaire » (marketing, etc.). Ces activités étant par nature risquées, le capital a trouvé une autre issue au problème de la réalisation du profit : la valorisation financière. Les entreprises consacrent une part croissante de leur activité à des opérations purement spéculatives, qui permettent d’accumuler des actifs financiers en les gageant sur des gains futurs.
La crise écologique. Les activités humaines (notamment du point de vue de leur impact en matière de consommation d’énergie et de matière) sont parvenues à un tel degré de développement qu’elles remettent en cause la reproduction des écosystèmes et l’équilibre général de la planète. À l’échelle des temps historiques, l’humanité vit dans un système thermodynamique quasi fermé : les apports de matière provenant de l’espace sidéral sont négligeables. Quant à l’énergie solaire, en apparence illimitée, elle ne peut être directement exploitée que par les plantes : en accumulant sous forme chimique l’énergie solaire, les plantes fournissent la substance primaire indispensable à la vie. Ces plantes, qui nous sont si nécessaires, nous les détruisons cependant à une vitesse faramineuse. Les forêts primaires ont diminué de plus de 40 millions d’hectares entre 2000 et 2010, selon un rapport de la FAO (Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture)3.
Déterritorialisation, crise de la valeur et crise écologique : ces trois phénomènes ont partie liée. Ce qui est en cause, c’est le découplage progressif entre la production et les conditions (sociales, environnementales) de la production. Il s’agit d’un découplage géographique (que désigne le terme « mondialisation ») et temporel – la production doit croître aujourd’hui pour gager les profits futurs, de plus en plus hypothétiques et arbitraires, sur lesquels repose la capacité d’endettement des agents économiques et, in fine, la solidité de l’architecture financière de l’économie-monde. Sortir du productivisme (de ce double découplage) est donc un enjeu essentiel de notre temps. La société civile en fait-elle pour autant son « affaire »?
Le mouvement altermondialiste a connu depuis 1999, année symbole de sa naissance publique, en marge de la conférence de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle, une évolution notoire. On peut découper cette décennie en trois périodes. La première est caractérisée par la contestation de l’ordre mondial fondé sur la libéralisation des échanges de capitaux et de marchandises. Celle-ci entraîne une concurrence déloyale et inégale, dont sont victimes des milliards de petits paysans, artisans et ouvriers, commerçants des pays du Sud, et dont ne tirent profit que les entreprises multinationales, organisées en oligopoles, avec la complicité des élites de ces mêmes pays. Ainsi, le mouvement altermondialiste naît comme un mouvement de protestation, dont le mot d’ordre est la justice sociale. Certaines propositions cependant existent déjà : taxation des ressources financières (fondation d’Attac en 1998), annulation de la dette des pays du Sud (campagne Jubilé 2000). La « participation » et la recherche de consensus – méthode inaugurée lors du Forum social mondial (FSM) de 2001 à Porto Alegre – sont tout à la fois des innovations méthodologiques, et les éléments d’un projet politique plus vaste, qui vise à transformer le rapport au pouvoir. Les problèmes environnementaux sont peu abordés. À partir du FSM de 2004, les propositions gagnent en cohérence et viennent s’agglomérer, pour finalement constituer une sorte de doxa altermondialiste : réforme en profondeur de la fiscalité internationale (taxation financière, lutte contre la concurrence fiscale et les paradis fiscaux, etc.), régulation mondiale des prix et des stocks de matières premières, reconnaissance des droits collectifs et de l’inaliénabilité de certaines ressources (par opposition aux droits de propriété intellectuelle et à la marchandisation du vivant, organisée par les accords de libre-échange). À partir du FSM de Belém en 2009, s’ouvre une troisième étape : l’irruption des problématiques indigène (qui pose la question de la diversité et du relativisme culturel) et environnementale contraint le mouvement à repenser son projet en termes de civilisation. Il ne s’agit plus seulement de bâtir une mondialisation plus juste et plus humaine, mais de repenser de fond en comble le projet humaniste de la modernité, pour le rendre compatible avec la reconnaissance des autres formes de vie (sociale ou biologique). Préserver une sociodiversité et une biodiversité devient une finalité, au même titre que la justice sociale4. Un début de convergence s’opère alors entre ONG développementalistes et environnementalistes.
Dans l’extrême diversité des initiatives destinées à combattre l’injustice sociale, au moins deux catégories ressortissent à un projet d’écologie sociale. La première regroupe les initiatives qui font la promotion de l’agroécologie, en tant que système de production et de consommation de produits alimentaires. L’agroécologie, à l’inverse de l’agriculture biologique, ne s’intéresse pas qu’aux pratiques culturales sur la parcelle. Elle étend sa réflexion au territoire de vie, dont elle cherche à optimiser le fonctionnement, en compensant, autant que faire se peut, les pressions et dégradations causées par l’homme, grâce à la stimulation des processus naturels vertueux. L’agroécologie, qui reconnaît les rapports d’interdépendance reliant l’homme à son milieu naturel, est à la fois une discipline scientifique et une doctrine humaniste. Elle permet le passage de l’écologie à la solidarité : étant tous dépendants d’une même nature, nous entretenons avec elle et entre nous des rapports de solidarité de fait, qui exigent, pour être socialement pris en compte, une pratique politique de la solidarité. La démarche s’étend des agriculteurs aux citadins : tous ont intérêt à la préservation des écosystèmes et à la récupération d’une emprise sur le « monde vécu »5. En partant du paysan, qui exploite les cycles écologiques au profit de tous et qui seul en a une connaissance directe, immédiate, à la fois théorique et empirique, on arrive à une réflexion portant sur la société tout entière. L’agriculture n’est plus le « premier étage » de la fusée économique (le secteur primaire) : elle fournit des aliments, certes, mais aussi des services – l’entretien des paysages et des cycles écosystémiques. Elle a finalement vocation à réorganiser, autour d’elle et de ses exigences, l’ensemble de la production et de la vie sociale : flux de matière et d’énergie (écologie industrielle), transports et urbanisme, et même gouvernance des territoires.
Cette démarche conteste les racines de l’emprise du capital sur le vivant : la privatisation des semences, le contrôle de toute la chaîne de production et de distribution des aliments, l’appropriation exclusive de la force de travail paysanne mise au service de l’accroissement du profit des oligopoles. Au Brésil, dans la région de Paraiba, l’association AS-PTA-Agriculture familiale et agroécologique a construit des dizaines de banques de semences qui permettent de stocker et d’échanger des graines, afin de garantir l’autonomie des paysans vis-à-vis des compagnies semencières. Les bâtiments servent aussi de lieux de réunions où l’on aborde les différents aspects de la problématique semencière, et où l’on bâtit des stratégies de résistance. Cette action est adossée à un travail d’expérimentation active, à même la parcelle, puis à l’échelle plus vaste d’un terroir. Chaque paysan devient ainsi un acteur innovant doublé d’un formateur. La démarche vise moins à diffuser une technique qu’à favoriser l’émergence d’acteurs capables d’agir comme tels dans l’espace public.
AS-PTA n’est pas un cas isolé. En combinant une technique de production et d’échange attentive aux contraintes micro-locales et un projet politique de réappropriation du « monde vécu » (qui implique une interrogation sur les limites de la consommation, sur les critères du suffisant, etc.), la démarche agroécologique est révolutionnaire et alternative. Elle fonde le projet associatif de la Via campesina, réseau regroupant une centaine de fédérations paysannes, implantées au Nord et au Sud, et de la Confédération paysanne en France. On retrouve des initiatives semblables en Afrique ou en Asie (Organic Asia, en Thaïlande).
La transition écologique et sociale est aussi abordée par le biais, non de la production, mais de l’échange, et en particulier de la monnaie. Longtemps cantonnées à l’échelon micro-local (le quartier ou la ville), les monnaies locales connaissent aujourd’hui un vrai développement, à des échelles régionales, voire nationales. Qu’est-ce qu’une monnaie locale? C’est un système d’échange parallèle, destiné à encourager la consommation de produits locaux et la redistribution monétaire en faveur de projets d’intérêt collectif. Les monnaies locales sont complémentaires de la monnaie nationale, mais tendent progressivement à s’y substituer pour la consommation de produits élaborés localement, ce qui a un effet dynamisant pour l’économie locale. Leur portée transformatrice est de servir des objectifs de réappropriation de la « chose économique » par le groupe social. Elles obligent à s’interroger sur les limites du territoire, l’impact social de l’activité économique, la juste valeur des choses (la corrélation entre leur valeur d’échange et leur valeur d’usage). Les monnaies locales contribuent donc à l’autonomisation progressive des producteurs-échangeurs vis-à-vis de la sphère du capital et à une réappropriation du règne des fins. Une des expériences les plus abouties est celle du Banco Palmas de la ville de Fortaleza6. En Allemagne, un projet semblable, le Chimgauer, atteint des résultats importants, tant en termes de volumes de transactions et de masse monétaire en circulation, que d’essor d’une forme de solidarité active.
La combinaison de ces deux catégories d’innovation sociale (un système de production et d’échanges agroécologique, un système financier) est de plus en plus courante. En Équateur, le projet Coopera est à la fois une centrale d’achat de produits – une sorte d’Association pour le maintien de l’agriculture paysanne (Amap) à grande échelle – et une coopérative d’épargne et de crédit (Coopec). En Colombie, le projet Agrosolidaria, de la banlieue de Bogota, présente des caractéristiques similaires. En France, la Sidi (Solidarité internationale pour le développement et l’investissement), filiale du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD-Terre Solidaire), met en place une mutuelle d’investissement pour la transition écologique et sociale, qui permettra de financer des initiatives à portée transformatrice7. Ces combinaisons sont encouragées par certaines politiques publiques : la « Banque du Sud » (Banco del Sur), premier maillon de la nouvelle architecture financière régionale souhaitée par le Venezuela, l’Équateur, l’Argentine et la Bolivie, permettra de refinancer des réseaux locaux de coopératives d’épargne et de crédit et des banques communautaires, dont certaines fonctionneront grâce à des monnaies locales (par exemple, des « bons de crédit » distribués au prorata des stocks de semences paysannes détenus par les petits producteurs et entreposés dans des silos communautaires).
À quelles conditions de telles démarches deviennent-elles vraiment des alternatives au productivisme? Elles devraient réunir trois critères : être potentiellement systémiques (conçues d’emblée comme les éléments d’une alternative globale), politiques (inscrites dans des combats politiques, se posant donc la question des stratégies et des alliances) et philosophiques – c’est peut-être là le point le plus important –, c’est-à-dire suscitant un rapport différent à l’expérience, une conversion du regard vers l’être et le devoir être (la vie bonne), un éveil de la torpeur dogmatique, de l’existence mécanique, pour atteindre à l’exigence du sens.
Systémiques, elles le sont de plus en plus. Ainsi, le réseau Copagen (Coalition pour la protection du patrimoine génétique) s’est constitué en Afrique de l’Ouest en 2003 pour protester contre l’introduction de semences OGM. Après avoir rassemblé toutes les informations pertinentes, il a mené des actions de sensibilisation de l’opinion et de plaidoyer auprès des pays d’Afrique de l’Ouest et de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Il en a tiré une vraie légitimité. Il est consulté par les gouvernements à propos des orientations des politiques agricoles en général (par exemple, pour l’élaboration de la loi d’orientation agricole du Mali). Il commence à articuler un propos plus général sur les modes de production, le rapport au vivant, etc.
Cette trajectoire, de la revendication sectorielle vers la proposition d’un nouveau modèle, est commune à nombre d’organisations. En Afrique du Sud, le Surplus People Projet, fondé par des petits polyculteurs (surtout éleveurs) des provinces de Northern et Western Cape dans le but d’obtenir des titres fonciers, a fait de l’agroécologie et de la transition écologique sa bannière. Il a récemment organisé un séminaire sur le sujet avec des organisations paysannes de toute la sous-région. Au Tamil Nadu (au sud de l’Inde), les organisations de Dalits (intouchables) font cause commune avec d’autres organisations représentant les basses castes et les exclus (femmes, minorités ethniques) pour réclamer des mesures de sauvegarde de leurs territoires et un changement de modèle de développement. La notion du bien vivre, popularisée par le FSM, est un référent de leurs luttes. En Europe, le mouvement des villes en transition, lancé en 2006 par Rob Hopkins en Angleterre, prétend réorganiser la production, la consommation, le système de gouvernance et jusqu’aux rapports sociaux autour des plans d’action de décroissance énergétique (voir pp. 83-88)8.
Ces initiatives enfantent-elles des actes politiques? Modifient-elles (ou créent-elles les conditions pour modifier) la structure du pouvoir? Il s’agit de dépasser le circuit restreint des « créateurs culturels »9 et des militants pour s’adresser à l’opinion et viser l’expression publique, orientée vers l’action, de cette opinion qui ne peut en rester au statut de réceptacle passif des mots d’ordre altermondialistes. Autrement dit, de passer d’initiatives à portée alternative au mouvement social. Des organisations comme la Via campesina l’ont bien compris. Depuis 2008, elle cherche à dépasser les revendications agricoles et à faire alliance avec d’autres acteurs. Sa 20e conférence intermédiaire a ainsi rassemblé citoyens, élus, industriels, médias, autour des enjeux de souveraineté alimentaire et de transition écologique et sociale. Ces alliances politiques doivent être étendues à l’échelle planétaire, car aucune transition globale ne verra le jour sans une harmonisation des politiques publiques nationales, exercée sous la pression des opinions publiques du Nord et du Sud.
Mais un tel mouvement ne dépend pas seulement d’alliances, aussi stratégiques soient-elles. Il repose en définitive sur une conversion profonde du sujet, dont le rapport à l’altérité (à la nature, à l’étranger, au prochain) doit changer de manière telle que la solidarité et l’impératif d’autolimitation lui deviennent des évidences. Il faut que naisse en lui le désir vital de recouvrer la maîtrise de son destin, d’habiter pleinement le monde. Cette nécessaire réappropriation du monde vécu doit devenir l’évidence de l’expérience sensible et intelligible. Il faut que l’on puisse se dire à son sujet : comment pourrait-il en être autrement? Parvenir à une telle conversion ne peut dépendre que d’un cheminement, un voyage tout à la fois expérientiel et intellectuel, que les projets associatifs doivent favoriser. Au Brésil, le Mouvement des sans-terre (MST) vise à créer, dans les communautés d’acampados (paysans chassés de leurs terres) et d’asentados (qui ont obtenu des titres fonciers et ont été réinstallés), les conditions matérielles et morales d’une refondation de la démocratie. En France, Pierre Rabhi et le réseau Colibri s’emploient aussi à combiner une démarche spirituelle – reposant sur la lecture des philosophes et sur la poésie – et une pratique de l’engagement citoyen – techniques agro-écologiques, Amap, écoles alternatives, coopératives d’achat bio et équitable, etc.
Dès lors, la société civile est-elle un laboratoire d’innovations sociales alternatives? L’affirmer serait prématuré. La société civile mondiale n’est pas (et ne sera jamais) un sujet collectif. Pas plus que le FSM, objet sociologique que ses concepteurs, regroupés au sein du Conseil international du forum social mondial, qualifient d’« espace ouvert »10. Car la trajectoire du mouvement altermondialiste, retracée plus haut, ne doit pas masquer l’extrême hétérogénéité des points de vue et des trajectoires, interdisant toute forme de positionnement collectif (manifeste, programme, ou déclaration générale) et de porte-parolat. Il n’y a pas d’instance surplombante capable d’évaluer la portée des initiatives, de juger de leurs conditions de possibilité, ni d’émettre les règles présidant à leur usage. Il n’est d’autre mode d’emploi que l’ouverture absolue, ce qui interdit tout dispositif de validation ou de sélection.
Aussi les démarches d’évaluation inspirent-elles une certaine méfiance aux organisations de la société civile, quoiqu’elles évaluent régulièrement les résultats de leur action, adoptant de nouvelles stratégies lorsqu’un échec est constaté. Est significatif de ce point de vue l’essor des activités de plaidoyer, qui répond en partie à l’insuccès des stratégies de transformation reposant uniquement sur l’action locale. Mais toute tentative d’évaluation qui prétendrait avoir recours à des méthodes scientifiques (objectivation des phénomènes, mesure, dispositifs de test…) est suspecte. Ses verdicts peuvent décourager l’engagement militant ou conduire à une standardisation des pratiques incompatibles avec la diversité des situations. Est particulièrement récusée toute approche consistant à fragmenter les dynamiques sociales pour isoler des chaînes de causalité, car elle donne du crédit à une vision atomisée du corps social et occulte les processus collectifs11. Certes, le changement ne se laisse pas appréhender comme un fait positif, et tout jugement, aussi fondé soit-il, demeure comme entaché de subjectivité et de partialité. Mais l’on peut (l’on doit) analyser le mouvement social et proposer des hypothèses explicatives (une théorie du changement social). Il est regrettable qu’au sein du mouvement altermondialiste ces hypothèses soient rarement explicitées, collectivement débattues ou évaluées.
Pour sortir de cette difficulté, un recours plus systématique et raisonné au débat contradictoire et argumenté est nécessaire. Mais cet exercice, contraignant et risqué, n’est pas une pratique courante ni spontanée du mouvement altermondialiste. Par nature très participatif et ouvert, ce mouvement favorise des regroupements par affinités (sectorielles, idéologiques, etc.) qui n’encouragent pas le débat contradictoire. Les paysans parlent aux paysans, les citadins aux citadins. Les forums thématiques, qui se veulent transversaux (intersectoriels), produisent souvent des catalogues de revendications et de doléances. Les contradictions, lorsqu’elles sont identifiées, sont rarement dépassées; au Brésil, par exemple, on peut légitimement se demander si la croissance du secteur industriel, nécessaire à l’augmentation des revenus des ouvriers de la métallurgie (dont les syndicats participent au FSM), ne doit pas être remise en cause au nom des intérêts des populations indigènes d’Amazonie tropicale. Le mouvement altermondialiste déploie ces contradictions sans nécessairement les identifier comme telles ni les résoudre.
Cette faiblesse est son talon d’Achille. Elle l’empêche de préciser quelles formes pourrait prendre une mondialisation alternative et de construire des scénarios de transition à l’échelle planétaire. Des initiatives cependant voient le jour, qui essaient d’y remédier. En Asie, le projet Well Being Society Scenario Project, regroupant universitaires et militants appartenant au courant du « bonheur national brut » promu par le Bouthan, s’efforce de bâtir des scénarios de transition écologique et sociale à l’échelle de l’Asie du Sud-Est continentale. Le CCFD-Terre Solidaire prend part à ces efforts, en proposant à des économistes et des militants, du Nord et du Sud, de se regrouper en un réseau mondial dont l’objectif serait d’évaluer comparativement de tels scénarios de transition et d’en tirer des extrapolations au niveau mondial.
La transition vers une économie mondiale de la finitude est un impératif. Il y va de notre survie. Il y va aussi de notre capacité à habiter la planète d’une manière qui nous réconcilie avec notre profonde « nature ». Nicholas Georgescu-Roegen12 se demandait, il y a trente ans, si l’espèce humaine était prédestinée à vivre intensément (en consommant sans scrupule les ressources nécessaires à sa jouissance), mais pendant un laps de temps assez bref, ou bien si elle était capable de se contenter du suffisant, au profit de la vie des générations à venir, aussi longue et substantielle que possible. La société civile internationale lui répond aujourd’hui en s’engageant, de plus en plus résolument, sur la voie de formes de vie sobres et fraternelles, riches assurément, mais d’une manière nouvelle. Il nous faut, comme nous y invitait Claude Lévi-Strauss, écouter le blé qui lève13 afin de repousser au plus tard « ces âges envahis par la mort où le globe, devenu muet, continuera, mais sans nous, à décrire dans l’espace ses orbes impassibles ».14
1 / Ensemble hétérogène regroupant, au sens large, toute forme d’association volontaire à but non exclusivement lucratif.
2 / André Gorz, Ecologica, Galilée, 2008.
3 / FAO, Évaluation des ressources forestières mondiales 2010 .
4 / Ibase, une des institutions fondatrice du FSM en 2001, a placé son séminaire prospectif de 2011 sous le signe de la « bio-civilisation ».
5 / André Gorz, op. cit.
6 / Voir l’article de João Joaquim de Melo Neto Segundo dans ce dossier.
7 / Par exemple, les réseaux de commercialisation en « circuits courts », des banques communautaires gagées sur des banques de semences et employant des monnaies locales, des petites unités de production/transformation agroalimentaire structurées en réseau – comme le réseau Letagogo, qui regroupe une dizaine de petites coopératives laitières en Haïti.
8 / Cf. Shaun Chamberlin, The Transition Timeline : for a Local, Resilient Future, Green Books, 2009.
9 / Cf. Patrick Viveret, Pourquoi ça ne va pas plus mal?, Fayard, 2005.
10 / Chico Whitaker, Changer le monde. [Nouveau] mode d’emploi, L’Atelier, 2006.
11 / Reproche que l’on peut à bon droit adresser, par exemple, à la démarche « expérimentale » promue par Esther Duflo et son Poverty Action Lab (laboratoire d’action contre la pauvreté).
12 / Cf.La décroissance. Entropie, écologie, économie. Sang de la terre, 2006.
13 / Voir les considérations finales de Race et histoire, Gallimard, 1987 [1952].
14 / Joseph Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, cité par Lévi-Strauss in Mythologiques, tome IV, L’homme nu, Plon, 1971.