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Alors que des choix stratégiques pour l’avenir de la recherche semblent se dessiner, une part significative des débats, celle qui a le plus retenu l’attention, concerne l’avenir des personnels. Un Collectif relativement important, « Sauvons la recherche », s’est constitué et demeure actif. Simples revendications corporatistes ? L’histoire des organismes de recherche met en évidence la grande fragilité du système. Et de réelles inquiétudes se font jour, qui frappent l’imagination : la fuite des cerveaux deviendrait préoccupante, un grand nombre de doctorants ne trouve pas d’emploi, les lycéens optent de moins en moins pour la voie scientifique. Dans un avis récent, le Conseil économique et social insistait sur les défis liés au recrutement et à la carrière des chercheurs 1. Une relecture de l’évolution des grandes structures de recherche en France, notamment du Cnrs, permet de resituer les inquiétudes des personnels et invite à réfléchir à une nouvelle organisation.
Un panorama complet de l’évolution des structures scientifiques en France, depuis l’après-guerre, fait encore défaut. La naissance et les transformations du Cnrs, qui occupe une place centrale, sont plus facilement analysables ; elles présentent des similitudes avec celles d’autres organismes. Ce parcours prend sens lorsqu’il est replacé dans le paysage du développement économique et industriel de la France. Il invite aussi à briser un tabou classique dans l’histoire des institutions françaises qui fait de 1945 une date rupture. Parce que le Cnrs est fondé en 1939, sa création s’enracine dans les débats qui ont suivi la crise économique et le Front populaire : il en porte les marques.
Le Cnrs n’est pas une création ex nihilo, plusieurs étapes l’ont précédé. Dès 1901, Jean Audiffred contribue à la mise en place de la Caisse des recherches scientifiques. Entre 1914 et 1918, de multiples initiatives tendent à stimuler l’effort de guerre : est notamment instituée une Direction des inventions qui, en 1920, devient l’Office national des recherches et des inventions, pour promouvoir la recherche appliquée. Dans l’entre-deux-guerres, les interventions privées de quelques fondations américaines – comme Carnegie, Rockefeller et Rothschild – viennent s’ajouter à celle de l’Etat et stimuler plusieurs projets pointus. Jean Perrin, futur directeur du Cnrs, promeut un statut public du chercheur afin de lui assurer les cadres d’une véritable carrière professionnelle. A cet effet, il met en chantier la Caisse nationale des sciences, avec le soutien d’anciens élèves de l’Ecole normale supérieure comme Paul Langevin, E. Borel et Aimé Cotton, mais aussi d’Edouard Herriot, dont il est proche. En 1933, sous la tutelle du ministère de l’Education nationale, est fondé un Conseil supérieur de la recherche scientifique, dont les membres sont élus et qui forment une sorte de « parlement des sciences ». Le Front populaire, davantage dirigiste et marqué par une vision rationaliste, impulse une orientation plus globale : pour coordonner les différentes instances, on crée un secrétariat d’Etat à la Recherche confié à Irène Joliot-Curie. Sous la pression des parlementaires, la Caisse nationale de la Recherche et l’Office national des recherches scientifiques et des inventions fusionnent, donnant naissance au Cnrs en 1939.
Le nouvel organisme est un être hybride, marqué à la fois par la personnalité de son fondateur et par les contraintes du moment. Il ne lui est donné aucune charte unificatrice, aucune ligne directrice comparable à celle de son homologue allemand. Si Jean Perrin, prix Nobel de physique en 1926, appartenait à cette catégorie de chercheurs soucieux de privilégier la science pure, les impératifs militaires et industriels de l’époque demandent une articulation étroite avec la recherche appliquée. Dès le départ aussi, la dichotomie américaine entre les fondations et agences et la recherche est écartée, le Cnrs est bel et bien un « organisme » qui associe financement et production.
Le véritable essor commence à la Libération, il est relancé dans les années 60. Priorité est donnée à la recherche fondamentale grâce à une spécialisation accrue et avec la création simultanée d’autres organismes de recherches : l’Orstom (initialement Institut français de recherche scientifique pour le développement en coopération) pour la recherche outre-mer, le Centre national d’études des télécommunications (Cnet) et le Commissariat à l’énergie atomique (Cea). Un deuxième tournant correspond à l’institutionnalisation de liens avec l’université, au moment où celle-ci connaît un fort développement, à partir de 1964. Le Cnrs est alors à même de soutenir des laboratoires universitaires qui sont heureux de s’inscrire dans ce nouveau cadre. Leurs demandes excèdent rapidement le budget alloué. Les effectifs continuent de croître massivement. L’institution peut intervenir dans des champs très vastes de la recherche française.
L’équilibre dynamique, aujourd’hui en question, et dont le Cnrs ne constitue qu’un élément, a été porté dans sa croissance par une génération aujourd’hui proche de la retraite. En effet, la forte augmentation des effectifs des années 60 a laissé sa marque sur la démographie des organismes. Les réformes sont donc aussi affaire de passage entre les générations : les changements, leurs significations, sont sans doute différents selon les âges. Les aînés peuvent s’inquiéter de la pérennité d’un modèle dont ils connaissent la fécondité. Les plus jeunes risquent de subir les changements sans être capables véritablement de les influencer et de se projeter dans un avenir clair.
Les mutations des années 60 et 70 ont engendré un fort accroissement des effectifs. En 2000, on estimait à 169 000 « équivalents temps plein » le nombre de chercheurs (hors le secteur de la défense), dont 88 000 relevaient du secteur public. L’effectif réel est plus important, si l’on ajoute les 63 800 enseignants-chercheurs de l’université qui consacrent la moitié de leur temps à la recherche. L’Université est le premier employeur, suivie par le Cnrs et les autres organismes (Inserm, Inra, Cea). La moyenne d’âge de l’ensemble des personnels atteint 47,3 ans. C’est au Cnrs et dans l’université qu’elle est la plus élevée. Entre 2004 et 2012, 20 000 chercheurs et enseignants chercheurs, soit 31 % des effectifs, partiront en retraite. Certaines disciplines fondamentales sont davantage touchées ; la physique, la chimie, la médecine odontologie et les sciences humaines. Malgré l’augmentation actuelle des effectifs, le remplacement n’est pas assuré.
Les institutions publiques nées de l’après-guerre ont offert à leur personnel des conditions de travail extrêmement stables. La mobilité des chercheurs est très réduite ; beaucoup ont pu rester de longues années dans le même laboratoire ; peu d’entre eux ont transité du public vers le privé malgré les facilités accordées par certaines réformes statutaires. Entre 1987 et 1996, seuls 46 chercheurs, sur un total de 1 300, ont travaillé pour le privé, et sept ont choisi de le faire définitivement. Très peu de chercheurs, par ailleurs, se risquent à fonder une entreprise à partir de leurs travaux.
Les plus jeunes générations sont confrontées à une tout autre réalité, très contrastée selon les disciplines. Dès le début des études doctorales, les inégalités sont grandes. En 1998, 39 700 étudiants étaient inscrits en thèse en sciences sociales, deux fois le nombre inscrit en sciences de la matière (18 900), quatre fois celui en sciences de la vie (8 400). La même année, 10 500 thèses étaient soutenues, dont un tiers en sciences humaines. Les bourses n’encouragent pourtant pas cette tendance : 23 % des inscrits en sciences sociales recevaient une aide, 69 % des autres. Beaucoup de doctorants connaissent donc des conditions financières difficiles.
Au moment du premier emploi, la situation est préoccupante et beaucoup risquent de faire les frais d’un investissement sans débouché. Sur les dix à onze milles nouveaux docteurs, on estime à 4 000 ceux qui seront accueillis dans les organismes publics. Un nombre légèrement inférieur pourrait l’être dans le privé. Certains (2 000) sont amenés à effectuer des « post-docs », sorte d’emploi transitoire, mais sans réel statut en France à la différence des Etats-Unis. Ils sont donc embauchés par des associations, ou de façon plus ou moins masquée, grâce à des contrats industriels ou des fonds européens.
Sans anticipation forte, le système français de recherche et de formation des chercheurs doit affronter ses propres contradictions dans un univers davantage internationalisé. La Libération avait posé des cadres qui liaient la recherche française à l’industrie publique, le Cnrs apparaissant comme le maillon le plus ouvert, et le plus généraliste. Les choix étaient nationaux, ils visaient un développement industriel, social, énergétique et militaire, reflet des préoccupations anciennes d’indépendance nationale et de cohésion sociale. Plus tardivement, s’est renforcée une articulation avec l’Université. Les recrutements et les évolutions ont été faits par phases successives, les politiques de formation suivant des logiques indépendantes. Les distorsions sont aujourd’hui patentes; certains, parmi les plus jeunes, sont plus vulnérables. Le malaise des personnels n’est donc pas un épiphénomène, il ne recevra de réponse durable que lorsqu’un nouveau cadre national articulé aux institutions européennes sera en place.
1 / Conseil économique et social, avis du 17 décembre 2003, La recherche publique française et les entreprises, consultable sur le site wwww. ces. fr.