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La Revue Projet, c'est...

Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.

Dossier : La recherche, l'heure des choix

La recherche d'une nouvelle conscience


Resumé Pour remettre la science en société, l’interaction nécessaire entre scientifique, enseignants, industriels et opinion publique.

En Europe, on tenait pour évident, au moins depuis Bacon et Descartes, que la science ouvrait à l’homme la maîtrise de la nature. Les découvertes et les inventions, nombreuses, ont imprégné en profondeur notre société. Et la science reste aujourd’hui riche et prometteuse. Au cours du dernier demi-siècle, cependant, les certitudes se sont affaiblies. Cette situation de la relation science-société demande à être élucidée.

La montée du scepticisme

Après plusieurs périodes de forte industrialisation, puis les chocs pétroliers qui donnent naissance à des politiques sectorielles en Europe, voici maintenant le temps de la politique de recherche marquée par de nouvelles dominantes, « qualité de la vie » et « développement durable ». Apparues dans les années 90, elles s’inscrivent dans un contexte caractérisé par la disparition du bloc communiste, une mondialisation croissante, l’augmentation du chômage structurel, l’appauvrissement progressif des Etats, la baisse des dépenses de recherche des pays industrialisés, et la montée d’une certaine méfiance vis-à-vis de la science.

Le cercle vertueux « science=progrès » issu des Lumières est aujourd’hui en partie remis en cause. On trouve la trace de ce mouvement dans les enquêtes d’opinion et dans les violentes attaques de certains courants politiques et philosophiques. Il y a à cela quelques raisons : l’aventure de l’atome a permis une abondante production électrique, peu polluante pour l’atmosphère, mais aussi la terrible destruction d’Hiroshima, puis l’accident de Tchernobyl, laissant s’insinuer dans des esprits le doute sur le rôle de la science. La puissance de la biologie a engendré de très nombreuses pratiques nouvelles dans la santé ou l’agro-alimentaire. Mais les crises des années 80 et 90 ont remis en cause son statut favorable dans l’opinion. L’autre face de la science, la technologie, conforte la logique de mondialisation et renforce parfois celle de la croissance pour la croissance. Or rien ne permet de garantir que la technoscience seule va dans le « bon » sens, ni même parfois de dire où elle va.

Depuis quelque temps s’est opérée une prise de conscience – venant des scientifiques eux mêmes – que l’exploitation sans limites de la nature contribue à la destruction de notre environnement. L’exemple le plus frappant est probablement son impact dans l’accélération du phénomène de réchauffement naturel de la planète.

Cette évolution a suggéré à Hans Jonas le « principe responsabilité » qui fonde une éthique de l’acceptable par les générations à venir. Les tendances profondes de notre société à limiter le risque technologique ont fait entrer le principe de précaution dans notre texte constitutionnel ; il sera bientôt générateur d’un droit nouveau 1 Or le principe de précaution appliqué à la recherche pourrait, en accentuant le rôle de l’expert et en repoussant au second plan les scientifiques, empêcher certaines activités de recherche.

L’inquiétude débouche sur la crise de 2004

Si la société française finance le système public de recherche, elle exerce sur lui un contrôle de plus en plus serré. L’encadrement de l’activité scientifique par la réglementation augmente, et défavorise la prise de risque ; il accompagne la peur paralysante, consubstantielle de la bureaucratie, qui est devenue le mode « normal » de gestion du système. La part des financements contractuels pour des projets dont on a défini à l’avance le problème à résoudre n’a cessé d’augmenter, liant de plus en plus l’activité des chercheurs à cette finalité, ce qui les conduit à tenter de présupposer les usages potentiels de découvertes qui n’ont pas encore eu lieu ! Et ceci sans que l’équilibre entre les différentes phases d’activité de la recherche (exploratoire, appliquée) ne soit décidé dans la clarté.

Il semble que chez les décideurs, la compréhension même de ce qu’est la recherche fondamentale tend à disparaître. Aux Etats-Unis, la part contractuelle est très forte, mais le « gouvernement » comprend l’intérêt stratégique de maintenir la meilleure recherche fondamentale du monde. En Europe, les traités gardent « nationale » la recherche fondamentale et rendent « européenne » la recherche « finalisée ». Cette segmentation est une absurdité, car il faut au contraire rapprocher les deux formes de recherche.

La situation est perçue par les chercheurs comme une rupture, sans qu’elle soit énoncée, des engagements de la période d’après guerre. D’où une inquiétude chez ceux qui ne se veulent pas seuls responsables du passage d’une relation optimiste, fondée sur la notion de progrès dans une société de croissance, à une relation ambivalente, dans laquelle les aspects positifs sont admis comme naturels et les risques, la nouveauté et le sens de l’avenir traditionnellement contextuels de la recherche sont refusés.

Cette anxiété est à l’origine d’une grande partie du mouvement des chercheurs pendant l’année 2004 : une colère volcanique a fait irruption, sans distinction de bord, devant le désintérêt général constaté depuis des années pour réguler cette crise latente devenue ouverte.

Une responsabilité partagée

Dans une société plus éduquée et participant davantage des fruits du progrès scientifique, il devient difficile d’imaginer une reformulation d’une politique scientifique sans le concours de quatre groupes d’acteurs distincts :

- Les scientifiques constituent à l’évidence le premier groupe, avec ses valeurs et sa déontologie. Sa participation ne saurait cependant se limiter à la simple revendication d’un statut des chercheurs. Ils sont les premiers à pouvoir indiquer des pistes et des orientations pour l’avenir.

- Parmi eux, ou avec eux, les enseignants et les étudiants constituent le milieu universitaire. Les premiers ont vocation à élaborer et rassembler les connaissances, à les offrir aux étudiants les plus avancés afin que ceux-ci puissent agir le plus longtemps possible ensuite. Les seconds, par leur jeunesse et leur questionnement, stimulent le travail des plus anciens et permettent de débusquer des intérêts nouveaux.

- Avec ces deux groupes (inter)agissent aussi les industriels. Une ouverture constante a eu lieu entre recherche et industrie, et réussit parfois de façon brillante, comme à Grenoble aujourd’hui (Minatec). Elle témoigne d’un potentiel d’invention intact lorsque les acteurs ont décidé de s’entendre.

- Mais aucune politique ne sera possible sans adhésion de l’opinion publique. Pour cela, au sein du vaste ensemble des médias (presse, télévision, radio), un milieu nouveau est apparu depuis peu, celui de la culture scientifique et technique. Son rôle de médiateur devrait être mieux mis en valeur et la responsabilité des grands médias mieux engagée.

Les démarches de ces quatre acteurs sont indépendantes. La difficulté constante vient de la spécialisation et de la séparation de leurs interventions, au nom de l’efficacité à court terme et de la satisfaction de chaque composante. Comment recomposer – au-delà des découpages administratifs en vigueur – les chaînes de coopération entre les acteurs qui élaborent les théories scientifiques, les solutions techniques, et les mettre en résonance avec les questions de société ? Nous avons besoin d’une nouvelle conscience, d’une éthique de la responsabilité scientifique, qui ne soit pas seulement celle de la science se faisant, mais celle du projet que la science permet. Cette approche commence par la mobilisation 2 des chercheurs et de leurs institutions pour dire à la fois ce qu’est leur savoir et ce qu’il propose. Et elle se poursuit en ouvrant cette proposition au politique et à l’opinion, pour qu’ils puissent en décider aussi.

Remettre la science en société...

Outre la coopération de tous les acteurs, la question « Comment sortir de la crise ? » invite à repérer quelques débats incontournables.

Le débat commence par celui des finalités.

La science est un élément de civilisation qui vise à comprendre trois ensembles de connaissance : l’univers, la vie, et les ensembles humains. Elle propose pour cela – ce qui est son originalité – des solutions réfutables et provisoires, qu’il faut constamment améliorer. Mais les théories et les connaissances se déclinent aussi en questions plus concrètes : quelles recherches sont nécessaires pour bien traiter les questions de l’eau, de l’énergie, de la biodiversité, et celles du bien-être, sans occulter la compétition, la guerre et la paix ? Ces familles de finalités sont tout à fait conciliables dans un grand nombre de cas.

L’innovation

Comment dégager des potentiels d’innovation ? En dépit de certaines peurs ambiantes, le progrès technique reste très prometteur : la maîtrise des techniques a permis de changer de fond en comble notre mode de vie, (habitat, mobilité, communications, travail, allongement de la vie). En réponse à la peur de l’échec, proposons la confiance appuyée sur les succès obtenus. Un domaine très propice à l’innovation est celui de l’énergie, dans lequel le siècle verra des transitions majeures : transition du pétrole au gaz, du gaz à d’autres formes d’énergie, transition de l’émission à la captation du gaz carbonique, transition d’un mode énergétique couplé entre usages fixes et transport à un mode séparé entre sources d’énergie. Nous ne pouvons que nous y préparer activement, et ce « nous » signifie l’humanité dans son ensemble.

Choisir une échelle géopolitique significative

Dans un monde où les Etats-Unis aujourd’hui et la Chine demain seront les premiers centres de décision, l’Europe, si elle veut bien se donner les moyens d’une puissance retrouvée, offre une diversité compétitive suffisante pour  comparer, créer et transformer. Elle compte des « écoles » dont la tradition scientifique a fait ses preuves. Elle a à son actif de grandes réussites dès qu’elle sait concentrer ses moyens – très insuffisants, car le Programme Cadre ne dépasse pas 0,1% du Pib 3– autour des meilleures ressources intellectuelles (Cern, Eso, Esa, EMBL, PCRDT…). Ces réussites, qui sont du ressort à la fois de la science et de l’innovation, autoriseront pour le monde entier des possibilités d’évolution alternative. Le Traité constitutionnel est un bon outil pour améliorer ces résultats encourageants.

Ces trois questions n’appellent pas des réponses toutes faites. Celles-ci ne pourront émerger que d’une rencontre effective entre acteurs, et d’un débat largement médiatisé. Les instances politiques, longtemps absentes ou muettes, auront à trouver leur place, de facilitateurs des débats puis de régulateurs des choix.



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1 / Dans le débat qui s’ouvre sur la validité de ce principe, les optimistes – surtout les précautionneux – disent qu’ils éviteront ainsi des erreurs, les pessimistes qu’ils subiront une privation de volonté et de liberté d’action, y compris dans la recherche. Les réalistes, dont je partage le point de vue, le contestent dans son fondement parce qu’il suppose, pour être pertinent, une capacité de prédiction de l’avenir jamais encore avérée dans l’humanité.

2 / C’est le projet du Mouvement universel de la responsabilité scientifique ((www. murs-france. asso. fr).

3 / Dans l’Europe des 25, les dépenses de R et D sont un peu inférieures à 2% du Pib. La part institutionnelle de l’Union européenne en représente une toute petite partie. Il reste donc toutes sortes de duplications entre systèmes nationaux qui, comparés avec les autres grands systèmes de recherche, Etats-Unis en tête, ne créent ni puissance, ni lisibilité.


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