Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Le monde des Trente Glorieuses et des principes sur lesquels il reposait internationalement est radicalement révolu – et avec lui toute une conception des savoirs. On peut dire que s’est mis en place, dans les trois dernières décennies, un nouveau régime de production, d’appropriation et de régulation des sciences, un régime en rupture très profonde avec l’histoire du siècle et demi qui précède.
D’abord, les intérêts présents dans le champ de la recherche se sont démultipliés. Le capital-risque, les fonds de pension, le Nasdaq et les start-ups sont devenus décisifs dans l’orientation de la recherche, dans ses financements, dans ce qui est étudié et oublié. L’université en revanche (et les valeurs qui l’ont historiquement constituée) a perdu sa place de référent et l’identité universitaire a été bousculée. La recherche industrielle s’est largement émancipée du cadre national et la localisation de la recherche des grands groupes est maintenant définie à l’échelle du monde, tel laboratoire étant installé en Inde, tel autre aux Etats-Unis, au gré des potentialités. Le jeu devient donc d’emblée planétaire, les lieux pertinents de la décision stratégique se multiplient et la question de l’attractivité des pays, des régions et des universités est désormais une question primordiale.
Au cœur de cette nouvelle économie politique des savoirs et de l’innovation se situe un changement structurant : celui des règles de la propriété intellectuelle et du brevetable. Depuis les années 80, des droits de propriété sont accordés sur des savoirs de plus en plus fondamentaux et en amont. On peut aujourd’hui breveter un gène, une méthode commerciale ou un clic de souris d’ordinateur. Cette évolution a conduit à des formes de privatisation et de parcellisation des savoirs, mais aussi à des formes nouvelles de monopole et de judiciarisation. Le brevet est devenu l’arme de négociation et d’attaque la plus utilisée sur le marché des savoirs techno-scientifiques.
La jurisprudence américaine est fondamentale dans ce changement. Initialement, l’enjeu était d’adapter le droit aux manipulations sur le vivant ; il s’est toutefois aussi agi d’une volonté politique de restaurer une suprématie économique vécue comme menacée par le Japon en plaçant les sciences fondamentales au cœur de la logique économique. Les Etats-Unis étant alors en avance pour les biotechnologies et les STIC, une remontée en amont du droit des brevets revenait à réserver des droits aux start-ups du pays, à enclore des territoires entiers de recherche dont les bénéfices étaient réservés pour le futur. C’est ainsi que Myriad Genetic s’est vu accorder des brevets sur les gènes de prédisposition du cancer du sein – ce qui l’autorise à interdire aux chercheurs de développer des tests de dépistage alternatifs aux siens. Pour cette raison, l’Institut Curie, l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris et d’autres institutions européennes ont fait appel de l’octroi de ces brevets par l’Office européen de Munich, et ils ont obtenu en partie gain de cause en mai 2004.
La thèse que j’aimerais développer brièvement, qui s’oppose aux lieux communs les plus souvent entendus et qui ne s’imposent que parce que personne n’y regarde de près, est que ce système tend maintenant à freiner l’innovation : les rentes de situation qu’il a autorisées constituent des handicaps (notamment pour l’Europe). La politique des brevets ayant toujours été un moyen de constituer ou d’interdire des situations de monopole, on pourrait réfléchir à des options favorisant le vieux continent. On pourrait par exemple réfléchir à la création d’un espace européen de la propriété intellectuelle dans la lignée de la décision récente contre Myriad Genetic, un espace où les règles du brevet redeviendraient plus restrictives et qui laisseraient plus de place à la science ouverte. Dans cet espace, pour continuer sur le même exemple, plusieurs tests de dépistage du cancer du sein verraient le jour (ce qui a existé avant que Myriad ne les fasse interdire) et cette concurrence conduirait à une augmentation de la qualité moyenne des recherches et des produits, et à une baisse des prix. Sous la pression des consommateurs, le droit américain aurait sûrement, en retour, à s’adapter à cette situation.
Les sciences et techniques de l’informatique et de la communication (Stic) offrent un autre exemple intéressant. Il existe dans ce domaine un mode parallèle au modèle propriétaire de type Microsoft, un mode économiquement et techniquement efficace qui mobilise une intelligence distribuée et créative, celui des logiciels libres et des codes sources ouverts. Ne faut-il pas défendre ces formes de vie sociale (pas si éloignées d’ailleurs de la science ouverte classique), ces manières de produire de la connaissance que le durcissement des droits de propriété cherche à laminer ? Je crois que la réponse doit être positive pour deux raisons : parce qu’il est bon que nos sociétés reconnaissent le droit à l’existence de cités de justice multiples, qu’il est vital, pour les démocraties de marché, qu’existent des systèmes parallèles de création intellectuelle, de production de biens et de régulation (open source à côté de Microsoft, si l’on veut). Ce choix conduirait à un ensemble plus efficace et l’Europe, qui n’aurait pas les mains liées par des règles qui la désavantagent, pourrait réacquérir un leadership qu’elle a perdu.
Le corps social s’est aussi profondément modifié dans ses exigences et modes d’être – ce dont témoigne le nouvel usage de la notion de société civile, le poids nouveau des Ong et autres associations dans la vigilance et les négociations de tous types (changement climatique, par exemple).
La conséquence en est, quant aux attitudes vis-à-vis des sciences et des produits techno-industriels, un changement des certitudes sociales. La croyance en un progrès toujours positif s’est érodée – du fait des crises sanitaires et environnementales et de ce qu’autorisent les nouvelles technologies du vivant (en termes éthiques, par exemple). La confiance dans les institutions fait souvent défaut aujourd’hui et les décisions d’experts travaillant en vase clos sont contestées. De nouvelles formes d’appropriation sociale des savoirs apparaissent – associations de malades obtenant un rôle actif dans la définition des choix de recherche comme dans la conduite des essais cliniques (avec l’épidémie de sida), laboratoires associatifs comme la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) qui, défiante, devant la désinformation du complexe nucléaire français au moment de Tchernobyl les reprend et les conteste, Conférences de citoyens invitées à considérer en détail une question (que faire avec les Ogm ?…) et proposant des conclusions nuancées au politique. Le web, finalement, devient un lieu d’échanges de données et d’informations qui marginalise, pour les plus jeunes, les canaux habituels de transmission des savoirs, et il est un lieu puissant de production culturelle.
Dans les milieux savants, la tendance est d’ignorer ces nouvelles réalités, de les tenir comme non représentatives, comme des formes attardées de gauchisme ou l’expression d’un irrationalisme anti-scientifique – en bref comme une maladie qu’il faut soigner par l’école et la promotion de la culture scientifique et technique. Cette réduction est, je le crois fortement, un non-sens : il s’agit de beaucoup plus que de cela, il s’agit de réalités sociales massives, de populations larges et parmi les plus créatives, de phénomènes générationnels, de pratiques sociales qui ne peuvent que s’étendre. Ce ne sont d’ailleurs pas les sciences qui sont visées, mais les régulations (de l’environnement, des produits techno-scientifiques, des risques), les attitudes systématiquement technophiles (tout ce que la science peut faire doit advenir), les valeurs que portent, et les effets sociaux et économiques qu’induisent ces changements (les Ogm transforment les rapports entre paysans et entreprises commerciales).
La montée en puissance de ces pratiques et de cette société civile bigarrée est un phénomène dont on ne doit pas faire l’économie, car il est source des progrès futurs. Se féliciter de ces évolutions, c’est comprendre qu’une telle société ne se gèrera pas selon les modalités des années 60, et qu’il convient de s’appuyer sur elle pour aller de l’avant.
Quand on parle des sciences et de l’innovation en France aujourd’hui, la mode est souvent à la lamentation sur l’archaïsme et l’inadaptation, la faute étant imputée à la rigidité des chercheurs et à leur manque d’esprit d’entreprise. Ce diagnostic et ces explications sont trop étroits pour être intéressants.
Partout dans le monde, les universitaires ne sont pas au cœur du système des brevets et de l’innovation : ce sont les entreprises qui y sont. Pour les principaux pays industrialisés (y compris les Etats-Unis), la part de la recherche universitaire dans la prise de brevets oscille entre 1 et 3 %. Or le taux français est de 2,7 % – ce qui n’indique pas, par rapport aux brevets pris par les industriels, une déficience particulière.
Plus fondamentalement, selon des rapports très officiels, c’est d’abord l’industrie à forte intensité de recherche-développement (les Tic ou la pharmacie par exemple) qui présente des faiblesses structurelles en France; l’investissement dans les nouvelles technologies est handicapé par la faiblesse des capitaux privés ; les dispositifs administratifs d’aide aux PME innovantes manquent de réactivité et de souplesse ; les Etats ont joué et jouent un rôle central dans les succès américain, indien et coréen en matière de Tic – mais très peu en Europe ; le retard européen dans ce domaine ne sera comblé qu’à la condition que les industriels investissent eux-mêmes beaucoup plus dans les Tic (en Europe, ils investissent trois fois moins dans ces technologies qu’au Japon, et cinq fois moins qu’aux Etats-Unis). Les explications les plus courantes sur le drame français sont donc trop simples – ce qui ne dispense pas de prendre à bras le corps la question du lien entre la recherche publique, les entreprises et le marché.
Est-il vrai que les chercheurs français ne se mélangent pas avec les « marchands du temple » ? Globalement, la réponse est non. Depuis longtemps en France, beaucoup de physiciens, chimistes et biologistes travaillent avec les industriels, voire fondent des entreprises et prennent des brevets. Un exemple parfait est celui de l’école française de mathématiques appliquées créée par Jacques-Louis Lions qui, depuis les années 60, a conçu et monté avec des industriels et des militaires une large gamme d’institutions de transferts, dont ont profité abondamment des entreprises comme Dassault ou l’Aérospatiale. Un second exemple est le cas de Grenoble, de l’arrivée de Louis Néel en 1940 à aujourd’hui. C’est bien un scientifique pur, académicien et prix Nobel qui a jeté les bases du Grenoble innovant que nous connaissons, qui a amorcé et consolidé ce réseau pendant plusieurs décennies.
Ces cas ne constituent pas des exceptions. D’ailleurs, dans la lignée de la réforme Chevènement de 1982 – selon le rapport de la Cour des comptes de 1999 –, on a assisté, dans les Etablissements publics scientifiques et techniques, à une période d’euphorie de la propriété intellectuelle. Elle a duré jusqu’à la fin des années 80, la rationalisation de la gestion des portefeuilles par des professionnels ayant conduit, depuis, à une réduction.
Où est alors le problème ? Il est dans la nature des relations entre universitaires, industriels et militaires (mais une relation implique plusieurs partenaires, pas un seul), et dans leur inadéquation au contexte nouveau. Historiquement, les modes de liaison que je viens d’évoquer ont rarement été explicitement marchands (on contribuait plus au développement national qu’à gagner de l’argent). Ponctuellement conçue pour résoudre un problème industriel ou proposer le développement d’une idée apparue au laboratoire, la relation était rarement pérenne ; se connaissant mal, notamment du fait de la césure entre universités et grandes écoles, les élites académiques et industrielles avaient du mal à cumuler leurs expériences et les demandes étaient plutôt « molles » de part et d’autre. D’où l’inadaptation de ce mode de fonctionnement au système très réactif et dynamique actuel.
Comment procéder ? En agissant à tous les niveaux : en mettant d’abord en place une vraie politique budgétaire et en assumant des choix (la France peut-elle rester forte dans tous les domaines ?). Puis en incitant au développement de la recherche industrielle avec, comme pour la recherche publique, la mise au point de mesures d’efficacité lorsque de l’argent public est en jeu. En réfléchissant, enfin, aux cadres réglementaires et législatifs (voir plus haut ce que j’ai dit à propos des brevets).
Pour la recherche publique, il faudrait, sous forme de têtes de chapitre :
- Abandonner radicalement l’idée d’un système piloté du centre : un tel mode de gouvernement n’est pas assez réactif et oublie la grande variété actuelle des lieux de pouvoir;
- Créer deux ou trois agences de moyens généralistes autonomes et qui soient en concurrence. Il est préférable d’en avoir plus d’une car les recherches hétérodoxes ont souvent du mal à trouver des moyens dans des systèmes centralisés ;
- Inciter ces agences à être attentives aux domaines délaissés par la recherche privée – les maladies chroniques du Sud par exemple, ou l’étude des flux de transgènes, oubliée par les firmes de l’agro-business. Il ne faut pas non plus placer les universités en dépendance directe des entreprises, pour des raisons d’efficacité de long terme ;
- Donner leur autonomie aux universités (vis-à-vis du centre). Celles-ci seront maîtresses de leurs actes (incluant le recrutement des chercheurs, techniciens, post-docs) et pourront réagir vite. Il est stratégique de les laisser faire leurs paris, choisir leurs moyens – et de n’en juger qu’a posteriori ;
- Maintenir une vraie diversité écologique, une variété sociale des acteurs, des valeurs et des lieux de sciences. Cela suppose de protéger, avec des financements pérennes, les laboratoires associatifs ou les associations de malades, de soutenir des recherches aux cadrages initiaux différents – et de l’assumer comme un choix de philosophie politique ;
- Demander aux universités et aux équipes de recherche d’être attentives à la demande sociale en mettant en place des structures de contact, avec l’univers économique, mais aussi la société civile. Ce double lien aidera à trouver les solutions locales qui sont techniquement et socialement efficaces.
- Faire que l’autonomie implique de devoir rendre publiquement des comptes – et à tous les niveaux hiérarchiques. Toute nomination, comme toute direction, doivent être précédées d’un engagement explicite, et être évaluées en fin de mandat ; et cela concerne les chercheurs individuels comme les directeurs d’agences.
- Encadrer l’expertise et l’évaluation par des règles claires. A savoir des principes visant à la transparence et à la publicité des actes, au maximum d’indépendance des évaluateurs, à l’intégration du plus grand nombre de points de vue, au contradictoire et à la publication des avis minoritaires et de leurs justifications.
- Doubler finalement l’évaluation experte d’épreuves de réalité multiples, comme le choix des étudiants ou le nombre de contrats effectivement passés. L’autonomie des universités permettrait à ces critères de prendre toute leur importance pratique.
Mon sentiment est que c’est seulement à ces conditions, multiples, que notre système de recherche et d’innovation retrouvera un dynamisme, une créativité et une efficacité qui lui font en partie défaut aujourd’hui.