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Dossier : La recherche, l'heure des choix

Parcours du combattant avec fin heureuse


Resumé La condition précaire des jeunes chercheurs

Comme scientifique, je suis née en 1990. Ma formation à la recherche a correspondu à un moment où la géographie connaissait un profond renouvellement théorique. J’ai été formée par les chercheurs qui, depuis plus d’une décennie, avaient entrepris de l’inscrire de plain pied dans les sciences sociales, en refondant ses bases conceptuelles et épistémologiques. J’appartiens donc à cette famille de la « révolution » (scientifique) et suis une « enfant du paradigme ». Tout mon travail en tant qu’apprentie auprès de ces chercheurs, puis en tant que chercheur autonome, est traversé de cette histoire collective, à laquelle je participe et que je revendique. La géographie est une science sociale, elle vise à connaître la production et l’organisation de l’espace par les sociétés humaines. Dire cela n’est pas un effet de manche : c’est un engagement, une exigence, un mouvement de la pensée qui lie, à mon sens, fondation et critique.

De 1990 à 1997, mes travaux ont principalement porté sur le tourisme. Objet scientifique bien mal considéré, sujet périphérique et peu sérieux… Avec d’autres, au sein de l’Institut de Saint-Gervais, puis de la jeune équipe Mobilités, Itinéraires et Territoires de l’université Paris 7, nous en avons fait notre champ d’analyse privilégié. Des recherches collectives et individuelles y ont testé la pertinence de concepts issus du nouveau paradigme. En retour, nous avons fait la démonstration que le tourisme était un objet fondamental pour comprendre les rapports que les sociétés industrielle et post-industrielle entretiennent avec l’espace. Ma thèse s’est inscrite dans ce projet collectif.

Une longue galère

En 1991, à 24 ans, j’obtenais un DEA de géographie à l’Université Paris I. Classée parmi les tout premiers de ma promotion, j’étais assurée, par les directeurs de ma formation doctorale, d’obtenir une bourse fléchée du ministère de la Recherche pour entreprendre une thèse sur les concentrations touristiques. Or, selon des procédures restées opaques, le classement des attributions décidé en juin a été modifié trois mois plus tard : la bourse était finalement accordée à un projet de thèse sur l’Europe de l’Est, sans doute jugé plus « porteur ».

L’obtention d’une allocation est cruciale pour s’engager dans une thèse. Elle assure un salaire régulier durant deux ans, reconductible une troisième année. Elle est souvent un sésame pour obtenir une vacation de cours à l’Université 1. Et, si les allocataires n’ont pas fini leur thèse au bout de trois ans, ou si, l’ayant terminée, ils n’ont pas encore trouvé de poste de titulaire à l’Université, leurs dossiers sont souvent « préférés » pour l’octroi des emplois d’Ater 2. Enfin, lorsqu’ils se présenteront au recrutement de maître de conférence, ils jouiront déjà d’une expérience dans l’enseignement supérieur – un atout fondamental dans le classement des dossiers.

Depuis 1989, enseigner la géographie dans le secondaire – à quoi je pensais lorsque j’étais en khâgne –, n’était plus mon objectif. Mon année de maîtrise m’avait introduite au travail de recherche et permis de prendre conscience des enjeux auxquels ma discipline était confrontée. Je voulais pleinement y participer et, délibérément, j’avais abandonné l’idée de passer le concours de l’agrégation, pour préparer immédiatement le DEA. Même sans allocation, j’ai donc choisi de commencer cette thèse. Ce choix risqué a été conforté par le soutien de mon directeur qui m’a trouvé d’autres sources de financement. J’ai obtenu grâce à lui un poste de chargée de mission à mi-temps à l’Institut de Saint-Gervais durant un an, puis la responsabilité de contrats d’études : dix mois pour le ministère de l’Environnement, un an pour le ministère du Tourisme.

Mais que de bricolages pour cela ! Le premier contrat était géré par le Cnrs qui ne prévoit pas de payer des vacations pour une période excédant six mois : c’est grâce à de faux-frais de mission que j’ai pu toucher l’équivalent d’un salaire pendant toute la fin de l’étude. Quant au second contrat, il m’a été payé carrément au noir ! Nombre de doctorants peuvent témoigner de cette pratique qui semble courante. Pour un prix défiant toute concurrence, les commanditaires obtiennent ainsi un véritable produit de recherche, alors qu’une étude de moindre qualité, par un cabinet privé, leur coûterait environ quatre fois plus cher. Ces « emplois » n’apportaient pas une grande sécurité financière 3 ; il fallait gérer les ressources au plus juste sans savoir si un nouveau contrat prendrait le relais. Et la famille a été souvent là… C’est dans ces conditions que j’ai soutenu ma thèse en novembre 1995.

L’enjeu, une fois le titre de docteur obtenu, est de décrocher un poste à l’Université. Le dossier scientifique doit d’abord être qualifié par le Conseil national des universités : cette procédure vise à écarter les candidats « poussés » par le milieu universitaire local, mais dont le travail ne répond pas aux normes scientifiques requises… Cette qualification permet d’accéder au concours de recrutement aux postes de maître de conférence. En géographie, au milieu des années 90, on comptait une vingtaine de postes par an pour quelque cent candidats 4. Ceux-ci envoient leur dossier à chacune des universités qui a publié un poste correspondant à leur profil 5. Une commission locale de spécialistes sélectionne ceux qu’elle décide d’auditionner.

Cette période d’auditions représente un véritable marathon, pour certains un véritable tour de France. Ainsi m’est-il arrivé d’être devant la commission de Nantes à 9 heures, celle de Paris 7 à 14 heures, pour finir par celle d’Arras à 17 heures. Une autre fois, j’ai dû choisir, ne pouvant me présenter en même temps à Montpellier et à Villeneuve-d’Ascq… Mais malgré le terme officiel de « concours de recrutement », utilisé aussi pour le Capes et l’Agrégation, il s’agit d’un entretien d’embauche qui ne dit pas son nom. Les membres des commissions s’intéressent moins à l’excellence de votre dossier scientifique (dont ils ont une idée puisqu’ils vous ont sélectionné), qu’à savoir si vous ferez un bon compagnon de travail ne rechignant pas à la tâche et avec qui on partagera, pendant plusieurs années, le même bureau 6.

Ne voulant pas montrer un visage si prosaïque, l’Université impose cependant aux candidats de faire un exposé d’une quinzaine de minutes sur leur expérience scientifique et pédagogique. Stressés par l’enjeu, les candidats font face à une dizaine de professeurs et maîtres de conférence. Devant un tel aréopage, ils lisent leur papier, écrit à la manière d’une communication scientifique, sans une once de naturel. Face à la traditionnelle question « - Si vous êtes nommé dans notre université, viendrez-vous vivre dans notre belle ville ? », ils obéissent au rituel : à Brest, ils aiment la voile, à Grenoble, ils sont d’intrépides montagnards, à Limoges, ils se réjouissent des balades dans le « rural profond », bref ils adorent LA région.

Finalement, tout cela pèsera peu face aux luttes d’influence entre membres, voire entre factions au sein des commissions : des règlements de comptes ou des arrangements concernant des enjeux locaux et régionaux qui n’ont rien à voir avec une évaluation scientifique ou l’adéquation au profil du poste 7. Tous les candidats arrivés à cette étape ont fourni un travail acharné pendant de longues années, et la plupart pensent que cette « épreuve » permettra aux meilleurs d’accéder à la fonction universitaire. C’est avoir une trop haute opinion de l’Université qui, dans la réalité, connaît les travers, très humains, de tout lieu de travail. Les désillusions sont d’autant plus douloureuses que le travail de recherche, la thèse en particulier, a représenté un investissement personnel considérable. Pour beaucoup, la recherche scientifique et son écriture sont intimement liées à l’identité personnelle. Ce n’est pas exactement un travail comme un autre.

Un poste… et un nouveau sujet de recherche

Entre 1996 et 1998, j’ai été auditionnée 14 fois, classée six fois en deuxième et troisième position. Après ma seconde « campagne », j’ai pensé renoncer à l’idée d’une carrière universitaire. Depuis deux ans, je vivais d’emplois intérimaires sous-qualifiés. J’avais publié ma thèse et je continuais à poursuivre des recherches avec mon équipe d’accueil. Mais cette situation était vraiment précaire, ma famille comprenant de moins en moins mon obstination à poursuivre dans une voie vouée à l’échec. Dans mon « malheur » relatif, j’ai eu la chance de trouver, par hasard, un emploi pour coordonner la réalisation d’un manuel scolaire de géographie. Cette expérience de sept mois en entreprise ainsi qu’un entretien avec un « chasseur de têtes » m’ont convaincue que ma place n’était pas dans le secteur privé. Je me suis donc présentée une troisième fois au recrutement universitaire.

En 1998, j’ai été convoquée à deux auditions. C’était comme une dernière chance, je n’ai pas vraiment préparé de papier, j’y suis allée comme ça, comme pour une embauche en entreprise, au charme, au feeling… Moi, si entière, si peu prompte aux compromis, je me suis « vendue » ! Et cette fois, ça a marché ! Lorsque l’on m’a téléphoné pour me proposer le poste, j’ai dit oui, merci, j’ai raccroché et j’ai pleuré – de joie.

Depuis l’an 2000, mon attention de chercheuse a pris une autre direction. Il ne s’agit plus du phénomène touristique, mais d’une région : la Méditerranée. Quoi de plus classique pour un géographe que la géographie régionale. Quoi de plus évident que l’existence « positive » de cette région « naturelle ». Justement non ! Tout découpage de l’espace est une construction. L’idée moderne de Méditerranée s’est élaborée au XIXe siècle et résulte de l’appropriation matérielle et symbolique, par les Européens du Nord, de territoires en périphérie de leurs lieux de vie habituels. S’inventant elle-même, l’Europe du Nord-Ouest a composé la Méditerranée en contrepoint de l’Orient. Jeu de miroirs et fabrication de transcendance : les sciences ont joué leur rôle dans cette partition. La géographie française particulièrement, qui avait un pied à Rome, à Athènes, et bien sûr à Alger. La Méditerranée, un concept géographique colonial ? Voilà encore du poil à gratter pour nos idées reçues ! Critiquer pour mieux fonder. Déconstruire pour mieux construire, à nouveau.



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1 / J’ai eu la chance d’avoir des vacations à Paris 1 et Paris 7 sans être allocataire. Cette possibilité est légale pour les étudiants en thèse de moins de 27 ans. Après, il faut faire état d’un emploi principal pour pouvoir être vacataire à l’université ; je n’ai donc plus eu accès à ces vacations après 1994.

2 / Ater : attaché temporaire d’enseignement et de recherche. Il s’agit de contrat d’un an, reconductible plusieurs fois. L’Ater réalise un service d’enseignement dans l’université, égal au service statutaire d’un enseignant-chercheur (192 heures annuelles équivalent TD).

3 / L’inscription en thèse, et donc la possession d’une carte d’étudiant, assure la couverture sociale.

4 / Ces chiffres évoluent chaque année et diffèrent selon les sections scientifiques.

5 / Les postes vacants sont publiés au Bulletin officiel, classés par section du CNU. Parfois, ils sont sans étiquette, mais le plus souvent, ils sont « profilés » selon des spécialités dont les départements scientifiques ont besoin, ce qui exclut la partie des candidats au recrutement qui n’a pas de compétence dans ces domaines.

6 / Je le sais maintenant d’autant mieux que je suis membre d’une commission depuis 2000.

7 / Par exemple, si deux camps soutenant deux candidats s’opposent dans une commission, le choix se porte parfois sur un troisième, les deux factions se neutralisant mutuellement. On assiste aussi à des marchandages : je vote cette fois pour ton candidat, tu voteras la prochaine fois pour le mien… En tant que candidate, je sais avoir été victime de telles pratiques. En tant que membre de commission, je suis témoin presque chaque année de ces « enjeux » de pouvoir.


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