Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
A la lecture de ce dossier, un double défi paraît lancé aux acteurs de la décision publique : citoyens, experts, hommes politiques, responsables associatifs ou d’administrations, tous ceux qui concourent au jeu démocratique ont à éclairer les grandes orientations et les choix techniques et pratiques qui vont structurer le quotidien d’un grand nombre. Dans le même temps, dans un espace social ouvert, qui ne s’arrête aux frontières ni d’un pays, ni d’un continent, ils ont, par leurs décisions, à contribuer au vivre ensemble, pour aller vers davantage de communauté en lieu et place de relations seulement individuelles. La décision a toujours un objet aux contours certes parfois incertains, aux conséquences peu lisibles à moyen ou long terme, mais en même temps, elle doit contribuer à retisser la trame sociale, là où celle-ci est encore dénouée, à poser des fondements quand la violence prévaut sur la paix. Dans cette tension, entre le quotidien des choix dont la figure peut paraître limitée ou précaire et la communauté à faire naître, l’enjeu est bien de faire advenir toujours plus d’humanité et de justice.
Silencieux sur les méandres de la vie politique comme sur les institutions qui en régissent le fonctionnement, le dossier a pris note d’un mouvement de fond qui déborde le cadre strict de la décision publique. Davantage qu’un acte, toujours isolable et identifiable celle-ci s’apparente surtout à un processus souvent long, faisant intervenir une multitude d’acteurs dont certains sont choisis pour le débat et d’autres s’imposent. Le TGV sud-est est un parfait exemple de cette durée et de la difficulté à cerner les intervenants dont le nombre et le degré d’implication se déclinent diversement selon les stades d’avancement du projet. Dans le même sens, le dossier de la Cmu n’est pas clos aujourd’hui : l’évaluation par les services de l’Etat ainsi que les interventions des différents partenaires pourront contribuer à en altérer le fonctionnement de manière significative, notamment en ce qui concerne la fixation du plafond de ressources permettant d’y accéder. D’autres exemples pourraient venir s’ajouter à cette liste.
Dans le même temps, les institutions fondamentales de notre démocratie font preuve d’une certaine résistance. Les grands équilibres entre l’exécutif et le délibératif semblent encore respectés. Les principaux déplacements se trouvent en amont même du jeu de représentation «traditionnel», au sein des services de l’Etat comme dans l’interface entre les différentes collectivités et la société civile. Ici rien n’est fixe, parce qu’il s’agit non pas de rigidifier ou d’instituer des relations mais de motiver, au sens fort du terme, la décision, c’est à dire de relier la quotidien de chacun avec l’intérêt de tous.
L’étape d’aujourd’hui, où la mondialisation se traduit plus simplement en réseaux et relations élargies mais aussi en précarité, domination et affrontement, invite à remettre l’acte politique de la décision dans une perspective d’humanisation. Le choix de faire grandir l’humain plutôt que de laisser faire le violent et l’animal est sans cesse reposé à travers les grandes options technologiques ou l’évolution des solidarités sociales. Si le processus de décision ne porte plus simplement sur la «chose» publique, ne faut-il pas prendre au sérieux l’objection de Bruno Latour et examiner comment une frontière est franchie : construire le monde invite à ne plus présupposer comme acquis l’accord sur le cosmos dans lequel nous nous mouvons mais à dire qui est l’homme à travers les projets mis en œuvres et les symboles qui y sont associés
La tradition philosophique occidentale a retenu l’expression res publica, chose publique, pour qualifier l’objet de la décision collective. Inanimée, sans corps ni esprit, elle est objet soumis au regard et à l’examen d’une multitude d’individus. De fait, les décisions publiques portent souvent sur des choses : l’ouverture d’un tunnel routier ou la construction d’une maison de retraite, les dispositifs de santé publique, la mise en place de «mécanismes» d’assurance et de «fonds» de solidarité sociaux, les programmes internationaux d’aide au développement ou d’investissement militaire sont autant de «choses» dont on perçoit le caractère matériel, mais dont les enjeux humains ne sont pas absents.
Les Grecs en avaient déjà conscience, l’homme associe aux choses une signification, voire tout un jeu de significations qui ne sont pas nécessairement et irrémédiablement figées dans la durée. Comme le rappelle Jean-Paul Ferrier, la construction d’une ligne TGV relie des communautés différentes, elle invite à tisser des relations et à élargir l’espace de vie d’une population qui peut partager son temps entre plusieurs villes. Elle peut être synonyme de progrès, d’intégration sociale, mais aussi d’exclusion, car elle s’accompagne d’une transformation du marché immobilier et du bassin économique.
L’investissement d’infrastructures n’est qu’une illustration de ce jeu symbolique qui accompagne le choix public et révèle comment ce qui est a priori délimité, voire simplement matériel, engage une conception du devenir des hommes et de leur vivre ensemble. Objet et signification sont associés comme les deux faces d’une pièce de monnaie mais le lien entre les deux n’est pas univoque. Les différents acteurs de la négociation sur la CMU ont ainsi engagé le dialogue à partir de conceptions différentes de la solidarité et de l’entraide entre les populations. Le choix de proposer des modes différents d’accès à la couverture médicale, par le biais de la Sécurité sociale ou par l’entremise des mutuelles, peut être lu comme l’affirmation du respect de la liberté individuelle pour les personnes en difficulté, il peut être aussi perçu comme le signe d’une démission des pouvoirs publics et de l’Etat dans leur rôle de protection du plus faible.
L’évolution des choix techniques, la complexité des processus industriels ou technologiques et l’accroissement de l’exigence de mobilité imposée aux personnes interdisent, indirectement, à une grande part de l’humanité d’avoir prise sur son destin, et même, si elle n’a déjà plus prise, de pouvoir s’exprimer sur son avenir. L’homme risque sans cesse d’être l’objet sur lequel porte la décision plutôt qu’un sujet acteur dans ce processus.
«La parole est aux experts». La phrase est sans doute fréquemment entendue et ressassée mais elle est tout autant contestée. Non pas parce que serait mise en doute la nécessité d’une véritable maîtrise de la technologie complexe, mais parce que le citoyen n’accepte plus de devenir l’objet d’une expérience menée sur lui et malgré lui. La marche vers le progrès ne peut plus excuser auprès de l’opinion certaines formes d’incertitudes. Un exemple comme l’épidémie de fièvre aphteuse est éclairant. Alors qu’il semblait parfaitement légitime, aux dires des experts et de l’opinion, dans le cadre d’une politique agricole d’exportation, de ne plus vacciner les troupeaux, l’irruption brutale de la maladie a mis en évidence l’échelle de l’expérimentation : éleveurs et acteurs de la filière bovine, mais aussi consommateurs, vétérinaires et citoyens avaient tous pris part à une expérience de grande ampleur qui consistait à tester l’espérance de vie du cheptel en l’absence de vaccination. Ils en étaient devenus des objets.
Mais le champ de l’expérimentation déborde ces quelques cas concrets, il s’étend à un ensemble d’innovations techniques pour lesquelles la preuve expérimentale en laboratoire n’est qu’une infime partie de la démonstration et de l’objectivation des conséquences du processus. Qui sait aujourd’hui les véritables risques du déploiement de la téléphonie mobile, de la culture des OGM dans des champs ouverts, de la mise en place de thérapies géniques, du stockage et de l’enfouissement des déchets nucléaires ?. Sans parler des évolutions plus globales comme celle de l’effet de serre. Le véritable test proviendra de la résistance de l’homme aux mutations de son environnement plus que de l’extrapolation des données de laboratoire. Le progrès ne suffisant plus à légitimer un consensus social, des groupes de citoyens souhaitent aujourd’hui prendre la parole sur les transformations de leur milieu de vie.
Le raisonnement vaut, avec encore davantage de gravité, pour la rapidité des transformations qui laisse nombre de nos contemporains au bord de la route. Les mécanismes sociaux de solidarité, d’assurance chômage, de partage des ressources, d’accès au logement, risquent de faire du voisin et du proche l’objet de notre attention plutôt que le sujet de son histoire. La position d’ATD Quart monde, sur le dossier de la Cmu ou sur bien d’autres, peut être jugée ambiguë, mais elle pose de manière critique la question de la participation des laissés pour compte à leur histoire. Plus radicalement qu’en face de l’inflation technologique, la déstructuration qui accompagne la désaffiliation et l’émiettement de l’individu met le citoyen à l’écart. L’homme devient un sans-voix, non parce qu’il est sans parole mais parce qu’aucun interlocuteur ne peut dialoguer avec lui sans risquer dans la rencontre d’entendre son propre silence. Un sans-corps non parce qu’il est physiquement brisé mais parce que le vis-à-vis est confronté à ses propres vulnérabilités. Ainsi, l’intégration citoyenne, la participation de tous aux choix collectifs, devient enjeu d’humanité parce qu’elle est un enjeu de justice.
Dans ces transformations, la médiation classique de l’Etat-nation semble la plus contestée. Non qu’il s’agisse de remettre en cause l’inscription dans la durée des choix collectifs ou le principe d’une autorité qui dise le bien commun et l’organise, conjuguant ainsi liberté et rationalité. Mais le monopole n’en paraît plus assuré. La critique se porte sur trois fronts concomitants. Sur le mode libéral, on critique l’Etat pour son inefficacité, ses modes d’organisation obsolètes. Avec une expérience internationale européenne ou plus large, on contestera aux Etats la fragmentation des débats publics au sein de la communauté nationale et la réduction de l’exercice de la citoyenneté à des univers aussi étroits. Enfin, concernant l’engagement local, on reproche à la pratique politique certaines formes de confiscation du débat (cf «Les nouvelles écharpes du maire», Projet n° 265). Ces trois critiques invitent à faire droit à la discussion, à ouvrir des forums, à faire appel à la «société civile». Si, comme le remarque Loïc Blondiaux, l’organisation de délibérations risque d’être une tentative vaine et maladroite de re-motiver un intérêt général perçu comme abstrait, elle peut aussi contribuer à instituer le bien commun. Au lieu d’être un écran de fumée, elle appelle des lieux qui permettent une véritable refondation, contribuant à l’institution de communautés humaines. Le danger est d’en rester à la surface des choses, les différents modes de participation servant souvent à légitimer un état de fait ou un statu quo. Aussi convient-il de les critiquer afin de saisir comment ils sont des lieux d’épreuve où se laisse découvrir un bien commun, qui s’impose non parce qu’il résulte de l’exercice du monopole de la violence, mais parce qu’il est partagé.
L’émergence et le développement de forums d’échange ou de lieux de débats est implicitement une critique empirique de la forme historique de l’Etat que nous connaissons. L’histoire de l’Etat-nation, à la manière où Gérard Noiriel ou d’autres l’écrivent, nous montre les choix qui ont structuré les pratiques et organisé les relations. Les rouages de l’administration sont autant de jeux dans lesquels s’affrontent des acteurs, politiques ou fonctionnaires, aux motivations parfois contradictoires. Il devient difficile d’isoler la contrainte qui résulte du conflit d’intérêts entre le général et le particulier de celle qui provient du rapport entre une institution, ses acteurs, sa ou ses cultures et ceux qui lui sont extérieurs. Les conflits au guichet résultent-t-il directement de lois votées au Parlement, de l’imposition d’un règlement tatillon ou d’une longue série d’habitudes conditionnées par l’appréciation subjective des rapports de force entre le quémandeur, l’usager et celui qui le reçoit ? Les nouveaux modes de participation - de la démarche quartier à la consultation publique -, sont avant tout la reconnaissance de cet écart.
A l’inverse, c’est à travers le prisme de leurs logiques propres de lieu de délibération que les démarches participatives doivent être critiquées. Les discours qui s’y construisent permettent-ils aux acteurs de raconter et nouer les fils de leurs histoires dans un récit qui rende compte d’histoires communes ? Permettent-ils d’interpréter le monde environnant ? De structurer enfin une argumentation qui autorise dans l’affrontement à engager l’essentiel ?
Le récit est le premier ordre de discours qui peut trouver place au sein de délibérations. Il ouvre un processus de reconnaissance fondateur de lien social : en choisissant des experts ou des associations d’usagers, des acteurs comme les mutualistes ou les syndicats, les pouvoirs publics instituent des partenaires dans une négociation. A différentes échelles, locales ou nationales, le récit, dans lequel s’expriment une identité, l’origine d’une question ou d’une frustration, le désir d’un autre type de solidarité ou de rencontres, participe à l’élaboration du «nous» qui donnera assise et fondation à la décision publique.
L’interprétation est le second registre de discours qui entre en ligne de compte. D’un même problème, les visions sont souvent différentes. La Sncf présentait une vue sur le TGV sud-est et son environnement qui ne correspondait pas immédiatement à celles des habitants d’une ville. Chaque récit lisait une réalité en y associant des valeurs. L’accord ne peut se faire sans un minimum de respect et d’écoute de la manière dont le projet «fait sens», dans un univers où les cultures s’affrontent, comme les visions de la nature et de l’homme.
Enfin, l’argumentation, dans notre tradition, tient une place primordiale : elle invite à représenter une vérité qui fasse autorité et à mettre en relation des points de vue différents. Les récits qui allient histoire et sens ne peuvent être opposés : que répondre à la longue histoire de l’esclavage, au récit de la violation répétée des droits les plus fondamentaux ? Rien sinon le silence. Mais l’élaboration d’un projet commun suppose d’amener au langage des points de vue que l’on puisse comparer, des opinions que l’on confronte. Au tribunal comme à l’Assemblée, l’argumentation remplace l’affrontement. Les désaccords demeurent «verbaux» et les rapports de force sont transcrits sur un théâtre virtuel jusqu’à ce que les règles établies et le cadre posé amènent à décider du vainqueur sans imposer la mort du vaincu, du minoritaire.
C’est à partir de ces trois horizons du discours que l’on peut critiquer les modes de délibération contemporaine. En refusant de privilégier l’une ou l’autre dimension par rapport aux autres, car cela conduirait à réduire le caractère fondateur de la délibération. Il est aujourd’hui véritablement à craindre que nombre d’instances ne tombent dans ce piège, se discréditant elles-mêmes et par là l’institution politique qui voulait s’appuyer sur elles. La mise en place de ces forums constitue une véritable épreuve pour la démocratie : autoriseront-elles les duperies, ou en révèleront-elles les fondements et l’horizon ?