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Supposons que les choix publics mettent en jeu divers champs de la décision humaine tenus pour indépendants les uns des autres (les «sphères de justice», dans le langage de Michael Walzer). La notion d’intérêt général, dérivée de celle de «bien commun», cessera d’être tenue pour évidente. Comment redéfinir alors le champ d’action des hommes politiques, pour qui cette notion d’intérêt général a longtemps servi de discriminant, pour distinguer ce qui relevait de la politique et ce qui ressortissait de l’administration ?
Certains avanceront même que les choix publics devraient se faire en fonction de la loi de l’offre et de la demande, exprimant les attentes d’une population de citoyens-consommateurs. Ils viendraient comme l’aboutissement des enquêtes d’opinion et de consommation. Mais, quand bien même les intérêts supérieurs des collectivités ne feraient pas consensus, ce procédé permettrait-il de décider que l’on tient tel ou tel débat public pour significatif ? De fait, nombre de questions nouvelles s’élaborent à travers des débats d’abord formulés de manière imprécise, ou qui n’ouvrent pas sur des alternatives dont il serait facile de comparer les termes. Par exemple, le statut de la mémoire historique et des traditions politiques propres à chaque nation ne dépend pas prioritairement d’un bilan coût/avantage. Il constitue pourtant un enjeu essentiel des questions politiques, un «bien commun», au sens où tout discours public produit, au moins implicitement, un ensemble de propositions à ce sujet. Le propre du discours politique serait alors d’exposer les critères de validité et les modes d’accès à une parole politique (fût-ce pour en restreindre l’occurrence à des situations exceptionnelles).
Un ensemble de déterminations "procédurales" établira les règles en fonction desquelles il est possible d’engager un débat sur telle ou telle question. Et les acteurs politiques se définiront par leur décision d'allouer des ressources - principalement intellectuelles - en vue d'intervenir dans des champs tenus pour dignes d'échapper aux forces "naturelles". Le combat politique est d’abord un combat pour rendre légitime une question en la plaçant « au centre du débat ». Depuis les questions relatives aux nationalismes jusqu’aux inégalités d'accès aux ressources techniques, ou aux limites d'une mondialisation sous l'égide du "retour sur investissement pour l'actionnaire", il n’est pas de débat contemporain qui échappe à cette description. Ces confrontations retiendront ainsi une définition limitée du bien commun : ce qui mérite d’être débattu entre tous, et qui prend une signification politique au sein d'un monde globalisé par l'économie. Le rôle de la politique consisterait à définir et à faire prévaloir des sphères de décisions publiques : la santé, l'éducation, la solidarité, l'accès égal à certains biens ou à certains droits, un ensemble de procédures distributives et d'institutions de régulation dont l'indépendance (presse, tribunaux...) doit être garantie.
Durant ce 21e siècle, l’opinion publique parvient-elle peu à peu à organiser des débats publics sur des questions qui, voici peu encore, relevaient strictement des fonctionnaires et des élus ? Le Protocole de Kyoto et les débats relatifs aux dépenses énergétiques des différents pays traduisent sans doute, en dépit de la résistance américaine, le début d’une réflexion qui engagera tôt ou tard une évolution des mœurs internationales. Ce que la hausse des prix du pétrole n’était pas parvenue à provoquer en 1973, le débat public international pourrait peu à peu l’imposer sur la base d’une stabilisation des émissions au niveau de 1990 : le risque d’un réchauffement climatique sert ici de fondement pour une action politique, à l’encontre des principaux lobbies industriels et des Etats qui les cautionnent, au point d’orienter d’ores et déjà les discours publics.
Au plan simplement formel, remarquons que les théories de la décision, qui eurent leur heure de gloire durant la période de la guerre froide, ont aujourd’hui fait place à des problématiques moins tranchées. Il existe certes une «scénarisation» permanente des issues possibles dans les divers cas et des «jeux» susceptibles d’être mis en forme d’arborescences logiques. Mais les situations dans lesquelles intervient la décision politique sont d’une autre nature. Aucune action n’opère sur un terrain vierge et ses moyens sont limités en eux-mêmes : ce sont des propositions et des discours destinés à convaincre et à mobiliser, ce sont les votes et les élections sources de légitimité, enfin les arbitrages et les décisions proprement dites qui doivent faire la preuve de leur adéquation dans des contextes en évolution. La mise en œuvre de chacune de ces orientations suppose la coopération organisée de nombreux acteurs, d’où la nécessité de s’appuyer sur des partis, des groupes de réflexion et d’expertise, de déployer des efforts en vue d’une concertation internationale. Enfin, il convient de s’assurer d’une « communication » de qualité grâce aux instituts de sondage et aux structures de débat public. Que l’un de ces maillons vienne à manquer, et c’est la « crédibilité » qui s’effondre. Le point d’application de la décision doit être choisi avec une précision extrême. La politique se professionnalise : une intervention susceptible de rencontrer le succès doit être techniquement préparée et intervenir dans un contexte propice.
La décision politique requiert aujourd’hui non plus seulement des hommes clairvoyants et courageux, mais des équipes formées à l’anticipation des «agendas» publics, capables à la fois de suivre la mise en œuvre de décisions passées, d’orchestrer l’orientation des débats, de lancer divers «ballons d’essais» qui permettront demain de demeurer en phase avec l’opinion. Ces nécessités de l’action publique n’évitent pas les contradictions. Ainsi, dans le cas des OGM, comment soutenir les équipes de chercheurs sans esquiver les questions relatives aux usages sociaux et aux normes éthiques qu’une société démocratique entend respecter ? Comment prétendre combler les inégalités de développement si les semenciers des pays industriels prélèvent une part croissante des revenus agricoles mondiaux ?
Notre époque est plus que jamais soumise à des intérêts liés à des puissances économiques de nature monopolistique, qui n’ont que peu à voir avec la décision publique. La fonction exécutive publique est aujourd’hui dépendante d’une nouvelle «gouvernance» : celle-ci ne craint pas de faire marcher ensemble une avidité formidable dans la recherche du profit et du «retour sur investissement» et le respect de critères normatifs tenus pour universalisables. Compte tenu, en effet, des monopoles industriels et des investissements publics dans la recherche dont ces mêmes groupes tirent parti, les relations des Etats avec les groupes financiers, industriels et de services sont devenues une part centrale des actes de gouvernement. C’est notamment en démontrant cette intrication que les Ong ont atteint une crédibilité parfois supérieure à celle des fonctionnaires et qu’elles sont devenues capables de créer des forums et des lieux de débats pour discuter des priorités politiques. Globalement, les engagements publics font l’objet de vérifications de plus en plus scrupuleuses. Peu nombreuses sont les fonctions publiques qui y échappent encore.
La juridicisation de la vie publique, sous influence américaine, est un des traits marquants de ce début de siècle. Mais ce progrès de l’Etat de droit correspond à une diminution des prérogatives du pouvoir politique face à des acteurs qui ne sont pas soumis aux mêmes contrôles constitutionnels ou électoraux : les conseils d’administration des grandes firmes industrielles, commerciales et financières sont à présent affranchis des Etats, qui se concurrencent pour attirer leurs faveurs et recueillir des emplois, des taxes, et des «centres de profit» de toute nature 1. Créer des «cercles vertueux» destinés à attirer les investisseurs internationaux est devenu la ligne d’horizon des politiques publiques. Il a suffi d’un boycott médiatisé, à la suite de l’annonce d’un plan social dans deux usines dépendant du groupe Danone, pour que la presse internationale se demande si la France n’en reviendrait pas à des contrôles dignes des années 50. Le face à face semble direct entre les conseils d’administration et les collectifs relayés par les médias. Aujourd’hui, l’action politique semble rognée aux deux extrêmes de ce qui faisait sa légitimité. Elle ne modifie plus les règles du jeu social, et ne parvient que modérément à infléchir les effets de la concurrence au profit des exclus du pacte social : elle doit avant tout garantir la pérennité des règles qui garantissent une sécurité maximale aux agents économiques.
La décision politique traverse une crise qui appelle à redéfinir les fonctions des Etats. Dans une société où les citoyens doivent tous disposer de multiples informations pour être simplement en état de piloter correctement leur existence, la décision publique a cessé de porter, comme au 20e siècle - depuis la loi de 1901 sur les associations, puis la séparation de l’Eglise et de l’Etat jusqu'à la création de l’euro -, sur le cadre même de l’exercice de la responsabilité (publique, associative ou privée), tenu pour suffisamment établi. Certaines fonctions importantes sont aujourd’hui confiées à des administrations indépendantes, et l’indépendance reconnue à la Banque centrale européenne lors du passage à l’euro a sans doute évité le choc de dévaluations compétitives. L’euro assure depuis déjà plusieurs années une fonction essentielle dans la confiance des investisseurs internationaux dans l’Union européenne. Les pouvoirs publics, en s’interdisant d’intervenir directement dans la fixation des taux, ont conféré à l’Europe une «prévisibilité» qui est un gage de sécurité. On sera donc porté à penser que la véritable décision publique revêt à présent un caractère structurel et que le «corpus» des décisions significatives élabore en pratique un «socle» de principes convergents entre plusieurs nations. Bien qu’aucune autorité supérieure n’édicte les règles du Bien commun, les enjeux politiques se sont progressivement déplacés depuis la gestion du bien-être, qui fit les «trente glorieuses», vers la création de formes juridiques communes. L’encadrement du libre échange par des règles destinées à contrer les monopoles abusifs permet à la Commission européenne de statuer sur des fusions d’entreprises américaines - la décision rendue durant l’été 2001 fait date - et il devient très difficile d’intervenir dans la complexité des rouages et des procédures qui régissent la mise en œuvre des politiques publiques.
Les «biens communs» désigneront donc un ensemble de «biens publics», de nature politique, à prétention universelle : la liberté de conscience, l’indisponibilité du corps humain, la qualité alimentaire, etc., qui font l’objet de législation et de jurisprudence. La fonction politique demeure celle de l’éclairage des domaines qui supposent l’expression de la volonté générale (la santé, l’éducation, l’accès aux «biens communs», comme le patrimoine écologique ou la qualité de l’atmosphère, ou à certains droits). Le tribun fait place au magistrat.
Mais les acteurs politiques sont-ils assurés que les processus décisionnels conservent l’esprit de leurs prises de position et de leurs engagement au service de valeurs qui transcendent les intérêts matériels qui s'affrontent ? Les modalités concrètes semblent filtrer les intentions des acteurs au point que ceux-ci ne se reconnaissent pas toujours dans le résultat de leur action. D'où l'accusation de bureaucratie opposée aux institutions et celle d'apprentis-sorciers objectée aux Ong. La juridicisation de la vie publique établirait des règles "par défaut" qui sont simultanément des avancées démocratiques (séparation des pouvoirs et indépendance de la justice) et un constat de la limitation de la fonction exécutive.
Trois dimensions centrales détermineront le devenir de la politique au cours de ce siècle.
1. L’avancée des connaissances induit de nouvelles situations. Des OGM à la thérapie génique et aux données sociologiques ou culturelles, il n’est plus de politique possible hors d’une relation fondamentale à la connaissance. Jadis liée au charisme des personnes et à la volonté de répondre au risque de désagrégation du corps social, la politique est désormais avant tout liée (en tous les sens de ce terme) aux capacités d’analyse du réel sur lequel on tente d’agir. Les considérations sur les droits des malades donnent lieu à des législations et à des réparations financières : la sécurité médicale est devenue l’objet d’une politique autant que d’un ensemble de pratiques. Dans une relation faite de hasard et de norme, la «traçabilité» est une notion nouvelle qui s’applique autant aux décisions publiques qu’aux circuits marchands et accroît la responsabilité des hommes publics.
2. L’exploitation du travail humain est plus que jamais le ressort de la richesse et de l’inégalité : de la production minière ou agricole aux hautes technologies, la rétribution du capital est plus que jamais la priorité des décideurs économiques, contraints par la concurrence boursière d’afficher les résultats les plus flatteurs pour leurs actionnaires. Or, quand bien même la réussite des entreprises se traduit par divers avantages pour les employés, les traditions politiques issues des révolutions et des luttes contre la domination aristocratique, économique et coloniale demeurent le cadre essentiel de la vie publique mondiale. De la lutte contre les monopoles à l’affirmation des droits des minorités, les solidarités deviennent internationales sous la pression de l’intégration des modes de vie, de la circulation des informations et des effets en chaîne des décisions des grandes puissances politiques et économiques. Les responsables politiques sont écartelés entre une allégeance aux puissances financières, qui alimentent le revenu national, et leurs convictions personnelles, qui leur ont fait préférer, souvent de manière désintéressée, des fonctions de représentation publique aux avantages lucratifs des conseils d’administration. Les associations ont relayé les clubs révolutionnaires dans leur rôle d’aiguillon. Si la démocratie repose sur la notion de pouvoir représentatif, il importe en effet que les nations qui le peuvent expriment des points de vue qui les engagent auprès des autres communautés de par le monde. Il appartient à des acteurs politiques indépendants - ce qu’en bonne théorie il devraient être tous 2 - de se constituer en représentants de l’opinion éclairée pour porter le débat à son meilleur niveau.
3. Nouveaux enjeux : mondialisation, culture, justice, enseignement. Tout au long du 20e siècle, la différence la plus considérable a affecté les pays qui purent développer un système éducatif véritable, et les autres. Amartya Sen a montré voici depuis longtemps déjà combien l’éducation des femmes était le facteur déterminant de la modernisation de certains Etats de l’Union indienne, et que l’échec relatif du développement en Inde comparé à ce qu’il est en Chine provient pour une grande part des investissements consentis pour l’éducation en Chine populaire. Le combat féministe fut parmi les facteurs cruciaux de la modernisation de l’Europe et de l’Amérique du Nord depuis 1950.
Cela n’a certes pas empêché l’écart de s’accroître fortement tout au long du 20e siècle entre les pays capables de structurer leur économie et leur société autour de codes de conduites relativement prévisibles et homogènes et ceux qui durent affronter une succession de régimes d’exception, qui ne respectèrent ni les droits individuels, ni les procédures qu’ils mettaient eux-mêmes en place, ni même les règles du bon sens dans la manière de ne pas hypothéquer l’avenir. L’humanité contemple la misère qui frappe l’immense majorité des populations tout en sachant que les ressources monopolisées par les entreprises les plus riches et les centres de décision les plus puissants du monde suffiraient amplement à résoudre les problèmes les plus criants que rencontrent les êtres humains. Comment agir dans l’histoire ? Cette question est politique par excellence, et la réponse passe par l’ensemble des médiations susceptibles d’accroître l’énergie avec laquelle chacun oriente son activité de manière à relever les défis contemporains. Une telle approche nous renvoie à la question du bien commun, celle qui peut permettre de faire prévaloir une sphère de légitimité sur une autre. L’inflexion des évolutions mondiales pour chaque collectivité particulière est aujourd’hui le cœur de l’action politique. L’enjeu de cette question politique nodale consiste prioritairement à étayer l’espoir de résoudre concrètement les difficultés que rencontrent les diverses collectivités humaines, en les aidant à prendre en charge d’une manière convaincante ce qui limite leur accès aux droits et aux biens essentiels. Même si, dans de nombreux cas, la politique doit définir des priorités dans l’allocation des ressources et dans les choix de leur production, il serait simpliste de négliger le besoin de sens qui seul fonde une légitimité dans ces partages eux-mêmes : c’est pourquoi le débat politique porte autant sur des questions de principe et des symboles que sur des questions techniques qui n’ont de portée véritable qu’à proportion de leur intégration dans une dynamique d’ensemble.
De plus en plus, les structures politiques ont à voir avec les modalités d’application des connaissances aux problèmes humains. Les nations sont en concurrence dans les capacités dont elles feront preuve pour aborder la mobilisation de la matière grise et de l’expertise scientifique. Dans tous les métiers, la question de la mise à jour des connaissances et des pratiques est devenue cruciale, et c’est le point commun entre le gouvernement des nations et celui des entreprises : il n’y a de richesse que d’hommes et la mise en œuvre des compétences au sein d’une collectivité est clairement la « nouvelle frontière » des organisations. Il s’agit aujourd’hui de penser un gouvernement de soi et des autres qui puisse, sans ignorer les logiques techniciennes, faire prévaloir des points de vue équitables, au plan de la vie politique intérieure (et européenne) comme dans les échanges internationaux. La différence entre les hommes politiques et les simples gestionnaires passe par de tels critères.
1 / La guerre économique est impitoyable, et chaque centre de décision tente de préserver et d’accroître autant que faire se peut sa marge d’autonomie et sa capacité de contrôle. Les positions relatives de chaque Etat ou ensemble d’Etats se déterminent en amont par les éléments qui font sa cohésion d’ensemble - taux de chômage, niveau d’éducation et de santé publique, capacité de financement des infrastructures, investissements scientifiques et marchés récurrents à l’international -, d’où les efforts d’adaptation incessante tant du modèle allemand fondé sur la qualité industrielle et le dialogue social, le modèle américain fondé sur les séries longues et le service, l’italien fondé sur l’innovation et l’intégration des centres industriels, le japonais sur l’épargne des ménages, le français sur les infrastructures publiques, l’endogamie des élites et les entreprises de services : la concurrence entre divers modèles que la conjoncture semble successivement rendre efficaces ou fragiles est permanente.
2 / C’est même le fondement de l’ordre parlementaire et de la notion d’«intérêt général», ou de volonté générale opposée chez Rousseau à la «volonté de tous», qui peut être démagogique.