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Dossier : Décider en politique

Nouvelles règles de la méthode scientifique


Resumé La conception classique de l’hétéronomie des champs de la représentation qui oppose le scientifique - représentant des choses - au politique - représentant des sujets -, ne correspond plus à la modernité telle que nous l’expérimentons. Il nous faut apprendre à ériger un bien commun dans des cosmos en compétition

Depuis Bacon et Descartes, presque tous les scientifiques de renom ont écrit un ensemble de règles de la méthode pour structurer l’intelligence ou, de nos jours, pour stimuler la créativité de leur laboratoire, organiser leur discipline ou promouvoir une nouvelle politique scientifique. Même si ces règles ne suffisent pas à garantir l’obtention de résultats intéressants, elles permettent d’établir un bilan de l’état des pratiques. Selon leurs auteurs, elles permettent de décider si un argument, un comportement, une discipline ou un collègue est suffisamment «scientifique». Je voudrais explorer une question récemment apparue dans le débat public : que se passe-t-il dans les expériences collectives, «socio-techniques» ? Sont-elles totalement sauvages ? Quelles règles pourraient les organiser ? Quel est leur rapport avec les anciennes définitions de la rationalité ? Et que signifient-elles pour une conception européenne de la démocratie ?

Quand la planète devient laboratoire

Nous sommes soumis à un ensemble d’expériences collectives qui débordent les limites des laboratoires. Aujourd’hui, des milliers de fonctionnaires, de policiers, de vétérinaires, d’agriculteurs, de douaniers, de pompiers… combattent en Europe la fièvre aphteuse. Rien de neuf, depuis l’invention de la santé publique, il y a deux siècles. Mais, nouveauté, l’épidémie actuelle a son origine dans la décision publique de ne pas vacciner les animaux. Nous voici pris en étau par le biais des conséquences, non désirées mais prévisibles, de la décision de tester à l’échelle de l’Europe la survie des troupeaux non-vaccinés. Voilà un beau cas de ce que Ulrich Beck a appelé un «risque fabriqué». Certes, il existe beaucoup de bonnes raisons de décider de ne pas vacciner. Mais j’ai en vue autre chose : une expérience collective a été engagée avec des agriculteurs, des consommateurs, des vaches, des moutons, des cochons, des vétérinaires et des épidémiologistes. A t-elle été bien ou mal définie ?

Autrefois, quand un scientifique ou un philosophe des sciences écrivait des règles de la méthode, il avait en vue un site fermé, un laboratoire, où quelques experts évaluaient un phénomène qu’ils pouvaient reproduire par des simulations ou des modèles, avant de présenter, bien plus tard, ses résultats qui pourraient être diffusés. Appliquée à l’influence scientifique, la théorie économique de la diffusion vers le bas ( trickling down), qui prédit que la richesse finit toujours par toucher les plus pauvres. La connaissance émerge d’un petit cercle de raison éclairée avant de se diffuser à l’ensemble de la société. Le public prend connaissance des résultats des laboratoires scientifiques sans rien leur ajouter ou contester. La science se fabriquait entre ces murs, là où les cols blancs sont à l’œuvre, là où animaux, matériaux, chiffres et logiciels la subissaient. Le domaine de l’expérience pure, non plus des expérimentations, commence à l’extérieur.

Rien ne reste de ce modèle de diffusion de la production scientifique. Premièrement, le laboratoire s’est étendu à la planète entière. Les instruments sont partout. Maisons, usines, hôpitaux sont les dépendances des laboratoires. Géologues et biologistes utilisent le GPS pour prendre des mesures d’un même ordre de précision à l’intérieur des laboratoires ou à l’extérieur. La différence entre l’histoire naturelle, les sciences de «l’extérieur», et les sciences expérimentales s’est lentement évanouie.

Deuxièmement, le développement des associations de malades illustre combien davantage de personnes formulent les questions de recherches ou définissent des priorités. Michel Callon a suivi depuis plusieurs années une association de patients, l’AFM. Celle-ci combat les maladies génétiques sans attendre les résultats de la biologie moléculaire. Face aux patients dans leurs fauteuils roulants, elle a collecté des fonds, embauché et licencié des chercheurs, encouragé des recherches controversées, mis en place une industrie et ainsi construit une nouvelle identité sociale. La même analyse vaut pour bien d’autres groupes : les activistes du sida, la militance écologique ou les anti-nucléaires.

Troisièmement, les expérimentations se font désormais grandeur nature et en temps réel. Dans le cas du réchauffement planétaire, par exemple, la seule manière de savoir si le réchauffement global provient de l’activité anthropique est de tester et de stopper les émissions nocives, puis d’observer collectivement ce qui s’est produit. Voilà une expérience grandeur nature dans laquelle nous sommes tous engagés. Mais alors, il n’y a plus de différence entre ce que l’on appelait une situation politique, ce qui intéresse tout le monde, et ce qui concerne chacun. La distinction entre les laboratoires scientifiques testant théories et phénomènes à l’intérieur et l’environnement politique extérieur où des non-experts interviennent avec leurs valeurs humaines, leurs opinions et leurs passions, cette distinction s’évanouit sous nos yeux.

Réunir le Parlement des Choses

Aujourd’hui, les controverses scientifiques recouvrent ce que Arie Rip et Michel Callon ont appelé des «forums hybrides». Nous avions l’habitude de deux types de représentations et de deux types de forums : l’un représentait les choses de la nature - le mot représentation renvoie ici à l’exactitude, la précision ou la référence -, et l’autre devait représenter les personnes dans la société - où représentation recouvre loyauté, élection, allégeance. Ces deux notions se sont fondues en une seule, la fonction de porte-parole .

Le débat sur le réchauffement n’est qu’un de ces nombreux forums hybrides : certains porte-parole représentent la haute atmosphère, d’autres les lobbies pétroliers, d’autres encore des Ong, d’autres, et cela au sens classique, leurs électeurs. La différence importante qui semblait exister entre ceux qui représentent les «choses» et ceux qui représentent les personnes a disparu. Ici, le vieux mot «chose» ne désigne pas ce qui est en dehors de la sphère humaine, mais un cas, un débat, une cause qui doit être décidée collectivement dans ce qu’en vieil islandais ou vieil allemand on appelle la Chose. D’où l’expression que je propose pour cette nouvelle politique : réunir le Parlement des Choses. Les règles de la méthode sont devenues des règles pour élaborer ensemble les protocoles de ces expériences collectives.

Il y a là un défi intellectuel tragique pour notre époque. Nos plus grands esprits sont portés par ce rêve : «Si, comme ils disent, nous pouvions contrôler la science, la distinguer entièrement de la sphère des valeurs humaines, protéger l’humanité de l’emprise de la rationalité instrumentale, alors nous pourrions vivre une meilleure vie». Ils voudraient garder la science et la technologie aussi éloignées que possible de la recherche des valeurs, des significations et des fins ultimes. Rêve tragique, car ce courant nous emmène précisément dans la direction opposée alors que le défi le plus urgent pour nous est de fusionner ensemble, dans un même forum hybride, les humains et les non-humains et d’ouvrir, le plus vite possible, ce Parlement des choses.

Malheureusement, la tragédie est complexe, quand on voit, par ailleurs, des scientifiques fous qui s’imaginent pouvoir « naturaliser » toute la vie sociale et collective. Dans leurs mains, les «choses» ne sont plus ces cas intéressants, ces superbes débats qui se cherchent un forum, ces situations. Ils ne s’agit que de faits bruts privés de tous les éléments qui les rendent scientifiques. A propos de l’action des gênes, ne serait-il pas ridicule de séparer l’interprétation génétique des comportements humains de toute compréhension morale, symbolique ou phénoménologique ? La génétique elle-même, en tant science, est un de ces forums hybrides profondément divisés par ces controverses fascinantes. Les nouvelles lignes frontières, politiques, morales, éthiques ou artistiques traversent l’intérieur des sciences et de la technique. Mais parler d’intérieur ne veut plus rien dire : elles se retrouvent partout dans les expérimentations collectives dans lesquelles nous sommes impliqués.

Après la modernité… ?

Que nous ne puissions compter sur l’aide des moralistes ne veut pas dire que nous ayons à nous dérober à notre tâche, et consentir à devenir immoraux. Mais il existe un autre conflit lié à l’interprétation de notre époque - nous apprenons de l’histoire combien il est difficile de comprendre la signification du présent. Il n’y a pas de pire crime intellectuel que de se tromper sur les temps et les lieux où l’on est forcé de demeurer. Peut-être devons-nous imaginer un test pour vérifier nos affirmations. J’appelle «modernistes» ceux qui rêvent de séparer toujours davantage les faits des valeurs. Chez eux, le temps est comme une flèche qui sépare le passé du futur. «Hier, nous mélangions encore tout, les moyens et les fins, la science et l’idéologie, les choses et les gens, mais demain nous allons séparer les faits et les valeurs de manière encore plus radicale ». Faites le test. La flèche du temps vole-t-elle pour vous dans cette direction ? Si oui, vous êtes un moderne. Si vous hésitez, vous êtes post-moderne. Mais si, au plus profond de votre cœur, vous êtes convaincu que, si hier les choses étaient un peu confuses, demain faits et valeurs, humains et non-humains, seront davantage mêlés qu’hier, vous n’êtes plus un moderne. Vous avez fait le tour de l’expérience européenne. Il n’y a plus de «ils» qui tienne. Vous avez changé à la fois d’anthropologie et d’histoire. Les anciens ont pu s’embrouiller, mais nous bien davantage. Vous ne croyez plus à la possibilité de vous émanciper, de demeurer ignorant des conséquences de vos actions. Fin de la parenthèse moderne et commencement (ou retour)… vers quoi ? Que serait le monde si nous n’avions jamais été modernes ? Ne serait-il pas terrien ? En cessant d’être modernes, nous sommes redevenus des humains ordinaires.

Les vestiges de la seconde Babel

De quelle manière le fait de cesser d’être moderne peut-il nous aider dans cette politique des situations en débat, des «choses» pour lesquelles nous voulons écrire des règles, le livre des protocoles, et définir un «souverain» ? Une anecdote amusante éclaire la réponse. Jacques Chirac a déclaré récemment qu’à partir de maintenant « les herbivores étaient des herbivores ». Voilà une affirmation politique forte ! Prenant position dans la controverse sur la maladie de la vache folle, il décide à propos d’un fait brut : « les herbivores sont les herbivores et doivent le rester». Le Président de la République dessine ainsi un cosmogramme : il décide dans quel monde il veut que les Français vivent. Après l’expérience collective de la vache folle, il redéfinit un monde dans lequel les herbivores redeviennent des herbivores, et cela tant qu’un autre cosmogramme n’aura pas été dessiné.

Qu’est ce qu’un cosmos ? Du Grec ou du mot ‘cosmétique’, nous déduisons qu’il s’agit d’un bel arrangement; son contraire est un kakosmos, une pagaille horrible. La politique ne définit pas les valeurs humaines, puisqu’un seul cosmos est connu grâce à une science unifiée et simplifiée au sein d’une seule nature. Elle consiste à proposer un cosmogramme, une certaine distribution des rôles, des fonctions, des organisations entre humains et non-humains. Il y a une forte différence entre la manière dont les revendications politiques sont aujourd’hui articulées autour de cosmogrammes et la manière dont elles étaient autorisées autrefois : la nature a disparu et avec elle les «experts» médiateurs entre la production scientifique et les aspirations de la société. La nature était ce cosmos unifié qui permettait des raccourcis politiques; il définissait une fois pour toutes dans quel monde nous devions vivre. La nature, contrairement aux apparences, est un animal politique : elle définit notre monde commun, l’existence que nous partageons, la sphère à laquelle nous appartenons. A elle s’ajoute ce qui nous divise et nous rend ennemis les uns des autres : passions, subjectivités, cultures, religions et goûts. Plus de nature, donc plus d’unité. Plus de culture, donc plus de divisions.

La première tour de Babel est tombée, les peuples ont été dispersés autour de la terre, prisonniers de leurs innombrables dialectes et cultures. Mais qui a raconté l’histoire terrifiante de la seconde chute de Babel, quand la nature, détruite par le poids de sa propre ambition, tombe partout en ruine ? Au multiculturalisme, né sur les ruines de la première Babel, on doit ajouter les nombreuses tribus du multinaturalisme , né sur les vestiges de la seconde Babel. Toute la force politique de la nature venait de son unicité et de son unité, et cela sans équivoque. Que pouvons-nous faire avec des natures multiples ? Voilà bien le piège de l’écologie politique : la nature ne peut être utilisée pour renouveler la politique, elle est le plus vieux moyen qui bloque la politique et rend impossible l’organisation du cosmos, puisque son point de départ est un cosmos déjà unifié. La faiblesse des mouvements écologiques n’a pas d’autre cause, à mon sens, que cette utilisation de la nature qui empoisonne leur bonne volonté et contrecarre leur activisme. Leur mono-naturalisme les rend incapables de contrôler des expériences collectives. Ils ne pourront s’étendre pour renouveler la politique dans son intégralité que s’ils sont prêts à admettre non seulement le multiculturalisme mais aussi le multinaturalisme.

Le monde commun, un but risqué

Nous vivons sur les ruines de la nature – dans tous les sens du mot – mais aussi sur les ruines de ces sciences dont le siècle dernier a été si prolifique, avec lesquelles il a rêvé d’unifier le cosmos sans faire ce qu’Isabelle Stengers a appelé de la cosmopolitique. Ce beau mot des stoïques n’invite pas seulement à reconnaître les nombreuses qualités du multiculturalisme et de l’internationalisme, mais aussi les nombreuses inquiétudes du multinaturalisme. Toute la civilisation qui a été définie sous le titre de cosmopolitisme, parce qu’il était évident que nous partagions une seule nature, et une seule nature humaine, doit être réinventée. Le monde commun n’est pas derrière nous comme un socle solide et indiscutable. Il est devant nous comme un but risqué, discutable, encore éloigné dans l’avenir.

Ces ruines n’ont rien pour rendre nostalgique. Bien des raisons qui autrefois ont affaibli la politique, dans la tradition européenne du moins, provenaient de cette distinction radicale entre, d’un côté, la souveraineté de la nature, appréhendée par la science, et, de l’autre, les efforts pathétiques d’hommes nus pour contenir passions et opinions, sources de divisions. Tant que les deux tours ne s’étaient pas effondrées, il était difficile de recommencer et de comprendre la politique comme l’élaboration progressive de notre monde commun. Il fallait toujours protéger les forums hybrides des savants qui, venant des sciences sociales ou de la nature, prétendaient que, dans leur discipline, existait un forum pur où l’accord pouvait s’obtenir par la raison autour de faits bruts. Malgré cette apparence d’un progrès simplement négatif, ne pas être menacé par la promesse d’un nouveau salut venant de la science est un avantage énorme pour le contrôle des expériences collectives. Si l’on découvre ensemble comment le monde peut devenir commun, il y aura un monde commun à partager.

Ce processus par voie de négation est insuffisant. Il faut davantage de preuves et regarder quelles procédures requièrent les protocoles des expérimentations collectives. Sur le long terme, John Dewey semble avoir triomphé sur John Locke. Hier, la politique était aussi éloignée que possible de la nature et reposait sur l’examen des faits bruts. Aujourd’hui, il faudrait chercher un équilibre dans l’approche des situations et s’appuyer sur ce que Dewey avait appelé le «public», une notion certes périlleuse. Cette définition de la sphère publique est aux antipodes de ce que les Européens appellent l’Etat. Notre capacité à voir les conséquences de nos actions délimite la sphère privée qui ne se restreint pas au domaine individuel ou subjectif. Elle renvoie à ce qui est bien connu, prévisible, répétitif ou complètement internalisé. La sphère publique, au contraire, commence avec ce que nous ne pouvons ni voir ni prédire, ce qui dépasse l’intention, le voulu, les conséquences visibles de nos expérimentations collectives. Loin de rêver une politique rationnelle comme on l’a fait sur notre continent pendant des siècles, Dewey associe au domaine public l’aveuglement et non pas la connaissance supérieure des autorités. C’est le lieu où le Souverain est aveugle, où nous sommes impliqués sans rien savoir du pourquoi et du comment. Au lieu de confier le destin de la République à la surveillance bienveillante des experts, Dewey envisage une sphère publique sans expert pour déterminer les conséquences de l’action collective. Comment alors définir les élites quand la connaissance supérieure ne sert de rien ? Ce sont ceux dont la compétence permet de s’assurer que le ‘public’, ce qui nous lie ensemble, est bien représenté, constamment mis à jour à travers le prisme commun et aveugle des sciences sociales et naturelles, à travers leur art et leur vigilance. «Représentation» ne signifie plus élection ou précision épistémologique, mais production réflexive d’une version plausible et révisable des risques pris dans l’expérience collective.

Il y a une ressemblance frappante entre ce que Dewey appelle la sphère publique et le principe de précaution, désormais célèbre et devenu le mot attrape-tout de la nouvelle politique européenne. Ce principe semble ne pas correspondre aux exigences de nos règles de la méthode. Sans doute parce que l’on suppose à tort qu’il s’agit d’une règle d’abstention dans les situations d’incertitude. Une telle lecture s’inscrit toujours dans la problématique de l’action rationnelle fondée sur la science, modèle où l’action suit la connaissance pour l’appliquer et la réaliser mais sans rien ajouter.

Mais le principe de précaution est le contraire de l’abstention. C’est une invitation à expérimenter, inventer, explorer et prendre des risques. Toutes les situations scientifiques et techniques retournent ainsi dans le modèle ordinaire et normal de nos soucis quotidiens. Qui dirait : «J’applique le principe de précaution à la question du mariage et je m’abstiens de m’engager tant que je ne suis pas sûr qu’il y a aucun risque» ?. Personne bien sûr. Pour toutes nos actions, prendre des risques et des précautions sont absolument synonymes. Plus nous prenons de risques, plus nous faisons attention. Voilà ce que nous appelons l’expérience. Ce qui est vrai au quotidien l’est aussi de l’expérience collective, grâce au principe de précaution. Loin d’attendre des certitudes absolues avant de lever le petit doigt, nous savons que nous devons expérimenter et répartir équitablement l’audace. Ce qu’en allemand on appelle si bien Sorge, en français souci . Attention et précaution vont de pair dans la prise de risque.

Dans cette nouvelle configuration que je dessine maladroitement, l’expert disparaît. Il n’a jamais été une figure cohérente : ni chercheur, ni représentant politique, ni activiste, ni administrateur en charge des protocoles de l’expérimentation, mais quelqu’un qui joue une part de chacun de ces rôles sans être jamais capable de les remplir tous de manière satisfaisante. Il est une survivance du modèle de diffusion vers le bas de la production scientifique, de la fonction de médiation entre la connaissance des producteurs, d’un côté, et le reste de la société responsable des valeurs et des fins, de l’autre. Mais dans l’expérimentation collective dans laquelle nous sommes engagés, cette véritable division du travail a disparu et avec elle la position de l’expert.

Pas d’innovation sans représentation

A quoi ressemble donc la nouvelle division du travail ? Dans leur dernier livre ( note), Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe substituent à la notion défunte d’expert celle, plus large, de chercheurs associés. Nous sommes tous engagés, à un titre ou à un autre, dans des expérimentations collectives aussi diverses que le climat, la nourriture, les paysages, la santé, l’organisation urbaine, les télécommunications. Consommateurs, militants, citoyens, nous sommes chercheurs associés. La différence entre nous n’est pas celle qui sépare les producteurs de connaissances et ceux qui subissent leurs applications. L’idée d’un impact de la science et de la technologie sur la société a fait naufrage tout comme la notion de «participation des citoyens à la technologie». Les politiques scientifiques, autrefois domaine spécialisé de la bureaucratie, sont devenues un droit essentiel de la nouvelle cité.

Les règles de la méthode pour l’expérimentation collective peuvent être résumées par ce slogan magnifique chanté par nos grands-pères quand ils construisaient, à travers les révolutions, la démocratie représentative : «Pas d’impôt sans représentation». Aujourd’hui, on devrait dire «pas d’innovation sans représentation». La nouvelle élite éclairée nous a répété trop longtemps que le meilleur chemin de l’innovation, le seul, était celui qu’elle a tracé. Les premiers Parlements des Etats nations naissants étaient érigés pour voter les budgets. Les nouveaux parlements des choses doivent être réunis pour nous représenter, pour que nous ayons notre mot à dire sur les innovations et que nous décidions ce qui est bon pour nous : « pas d’innovation sans représentation ».

En conclusion, j’avancerai une dernière proposition quant à l’Europe et son identité. Dans cette période de mondialisation, personne ne semble avoir d’idée claire sur la spécificité de notre sous-continent. Une incertitude étonnante, si l’on songe que l’Europe a inventé et développé le régime moderne des innovations scientifiques et techniques - d’autres ont évidemment développé des sciences et techniques, mais sans s’engager dans l’expérimentation folle de construire leurs politiques dans le même mouvement. L’Europe est aujourd’hui une expérience grandeur nature d’une échelle incroyable : elle s’essaye au multiculturalisme, au multinationalisme, et malgré cela, elle cherche, avec lenteur et précaution, comment ériger un bien commun. Nulle part ailleurs ne se sont confrontés autant d’Etats-nations, autant de provinces, de dialectes et de cultures. Nulle part autant de guerres mondiales. Pourtant, nulle part ailleurs autant de personnes ne se sont attelées à la tâche cosmopolite, au sens ordinaire du mot, de vivre côte à côte, dans le même espace, avec le même Parlement, bientôt la même monnaie et le même sens de la démocratie.

Pourquoi ce qui est vrai du multiculturalisme ne le serait pas aussi du multinaturalisme ? Si nous avons inventé la modernité, qui serait mieux placé pour la désinventer ? Personne d’autre ne le fera. Ni les Etats-Unis trop puissants, trop sûrs d’eux, trop profondément impliqués dans cette modernité dont ils ont hérité sans en payer le prix . Ni les nombreuses cultures qui rêvent seulement, de l’Afrique aux rivages de l’Asie et l’Amérique latine, d’être aussi complètement et profondément modernisées. Ils nous ont pris, malheureusement, à nos propres mots. C’est la chance de l’Europe, son devoir et sa responsabilité, d’ajouter  pour la première fois un projet périlleux de démocratie technique à sa tradition vieille et vénérable de démocratie représentative. Si les Européens ont durement appris combien il est difficile d’ériger le bien commun à partir d’autant d’Etats-nations en guerre, ils ont une compétence unique pour apprendre, tout aussi difficilement, comment ériger un bien commun dans des cosmos en compétition. Ceux qui ont inventé l’unification prématurée du monde sous l’aegis d’une nature impérialiste sont bien placés, maintenant que la nature s’est effondrée, pour payer le prix de l’élaboration progressive, attentive et modeste du bien commun, ce nouveau nom de la politique.


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