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La préparation de la loi créant la couverture maladie universelle offre un exemple particulièrement intéressant des modes de prise de décision publique. Comment l’expertise des organismes sociaux, des associations, des observateurs, a-t-elle rencontré un projet politique pour donner jour, enfin, à une assurance maladie universelle et surmonter les difficultés dans l’accès aux soins ? Autant la volonté d’aboutir était partagée, autant le choix de solutions concrètes s’est avéré difficile. Les rapports entre régimes complémentaires et régimes obligatoires, le sens d’un «droit commun» (à l’assurance ou aux soins ?) soulevait des questions où se mêlaient enjeux fondamentaux et soupçons… Nous donnons la parole à quatre des acteurs de cette négociation et du mûrissement de la décision qui fut prise par le gouvernement.
Projet - Quel a été le point de départ du projet de loi ?
Isabelle Yéni - Un rapport du Centre de recherche et d’études en économie de la santé (Credes), extrêmement intéressant, a servi de base à la réflexion. En 1997, il avait mis en évidence de fortes inégalités dans l’accès aux soins, dues en particulier à des problèmes financiers. Ces difficultés étaient connues. Mais le rapport identifiait plusieurs types de personnes en difficulté : d’un côté, celles qui ne bénéficiaient pas de la sécurité sociale, de l’autre celles qui n’avaient pas les moyens d’avancer l’argent pour les soins, parce qu’elles n’avaient pas de mutuelle (et de tiers payant), ou parce que le ticket modérateur était trop élevé pour elles. Pour répondre à cela en respectant le droit commun, il fallait introduire un nouveau critère d’affiliation à la sécurité sociale, un critère de résidence, et d’autre part créer une couverture complémentaire qui allait devenir la Cmu. Une annexe au rapport montrait aussi qu’il existait un seuil de revenu, aux environs de 3500 francs par mois, en deçà duquel les personnes étaient insuffisamment couvertes, et au-delà l’étaient assez bien.
Projet - Quelles ont été les principales étapes du projet ?
Isabelle Yéni - Dans un premier temps, de l’été 97 au printemps suivant, la problématique s’est nouée. Martine Aubry a décidé alors de confier la conception du projet au député Jean-Claude Boulard. Sa mission s’est déroulée en deux temps : d’abord, la construction de plusieurs scénarios, avant le choix de la Ministre d’en privilégier un ou deux, puis concertation sur la mise en œuvre du scénario retenu. Mais, dès le départ, les consultations avaient commencé. Auprès des associations d’abord : celles qui font partie de l’Uniopss, Atd Quart monde, Médecins sans frontières, la Fnars, le Secours catholique, la Croix rouge. On leur demandait de valider le constat du Credes, de préciser les difficultés concrètes qui empêchaient les gens de se soigner. Puis on a déroulé devant elles les différents scénarios : soit on étatise, soit on donne tout à la Sécurité sociale, soit on mutualise, soit on réforme l’aide médicale départementale en la rendant plus homogène sur le territoire. Jean-Claude Boulard a ensuite consulté les différents partenaires : les mutuelles, les assureurs et les institutions de prévoyance (mutuelles gérées par les partenaires sociaux). La réaction a été mitigée. Chaque groupe était partagé. Les assureurs, Denis Kessler en particulier, étaient favorables au «tout mutuel». La Cnam était aussi associée au projet. Son président, Jean-Marie Spaeth (Cfdt), avait deux soucis, l’un de gestion de son établissement dont l’informatisation permettait d’envisager de nouvelles tâches, l’autre le maintien du principe fondamental que les remboursements maladie resteraient indépendants des niveaux de revenu. Les autres partenaires sociaux (la Cgt et FO) partageaient ce même souci. Pendant ce temps, s’appuyant sur l’analyse des contrats d’assurance-maladie, les associations émettaient des doutes sur la capacité des mutuelles et des assurances à permettre aux plus pauvres d’accéder aux soins et sur leur respect du cahier des charges. Les associations auraient préféré un scénario tout Cpam, Cnam. Devant cette difficulté, la Ministre propose d’adopter une solution mixte qui avait été suggérée par l’Uniopss, que, pour leur complémentaire, les individus aient le droit de choisir de relever, soit de la Sécurité sociale, soit des organismes mutualistes et d’assurance. On voulait aussi éviter la création d’une mutuelle spécifique : cela aurait été stigmatisant pour les personnes et les assureurs n’auraient plus fait leur métier. A partir de ce choix, Jean-Claude Boulard a négocié la mise en œuvre de la solution - le travail administratif a commencé - puis le projet de loi est allé à l’Assemblée.
Projet - Puisque la négociation avait déjà commencé, y a-t-il eu un véritable débat à l’Assemblée ?
Isabelle Yéni - Oui, un débat très riche, dans l’hémicycle et en commission. Cette manière de travailler avait été utilisée pour la loi contre l’exclusion. La Ministre confrontait l’expression de groupes représentatifs d’un secteur à la représentation nationale. Les députés étaient attentifs à ce que disaient les associations locales et étaient soucieux de la cohérence du dispositif. Pendant ce temps, les organismes d’assurances ont fait un travail de lobbying et déposé un recours devant la commission de Bruxelles. Tout cela a porté le débat à un niveau extrêmement élevé dont la presse s’est fait l’écho. Finalement la loi a été votée fin juin 1999, un recours déposé devant le Conseil constitutionnel qui a statué, et la loi est sortie le 27 juillet. Au 1er janvier 2000, l’aide médicale départementale était supprimée et la Cmu créée. Si celle-ci complique le travail de l’administration, elle simplifie la vie de l’usager. Car en fait, c’est une petite révolution : il y a renversement de la charge de la preuve, qui devient la responsabilité de l’administration et non plus celle de l’assuré qui a immédiatement accès à ses droits.
Projet – Les associations ont-elles joué un rôle dans la prise en compte des questions qui ont conduit à la loi sur la Cmu ?
Noëlle Lasne - Que des associations médicales, peu nombreuses, réfléchissent aux obstacles rencontrés dans l’accès aux soins, ce n’est pas nouveau. En 1988-89, un petit groupe réunissait Msf, Remède, le Comede et des médecins généralistes libéraux. Ils ont fait paraître dans Le Monde une lettre ouverte, réclamant un droit universel à l’assurance maladie. Pourtant, la loi aurait pu ne jamais voir le jour. Notre expertise – la rencontre des personnes, la rigueur dans le recueil des données – ne sert pas toujours ! Dans les années 80, nous avons conduit pendant cinq ans un programme sur le saturnisme ; à l’époque, cela n’intéressait personne. Même si l’expertise existe, quand l’opportunité politique est trop timide, on n’avance pas. Dès 1994, Simone Weill, alors ministre de la Santé, avait affirmé le droit à une couverture pour tous, grâce à l’utilisation de l’assurance personnelle au sein du régime général. Cette mesure est restée lettre morte. Jusqu’en 2000, être assuré social, cela se méritait (en échange d’un travail ou d’un statut identifié). Le droit n’était ouvert que sur la base de justificatifs. La loi Cmu représente une vraie révolution culturelle : tout résident en France est présumé assuré social. On peut faire des lois sans les associations. Le contraire serait inquiétant ! Cela signifierait qu’il faut en permanence un correctif à la démocratie. Mais, inversement, les associations peuvent porter des projets pendant des années…, qui aboutissent pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Les associations savent faire remonter les pratiques quotidiennes et leur donner une traduction dont se saisisse le législateur. Mais il n’y a pas d’automatisme. Une décision politique n’est pas nécessairement la somme de ce que pensent les acteurs. C’est d’abord un choix.
Projet - Avez-vous été consultés pour élaborer des scénarios dans la préparation de la loi ?
Noëlle Lasne - Nous ne sommes pas des consultants de l’Etat. Nous nous sommes auto-mandatés : c’est le propre d’une organisation non-gouvernementale. Si l’on souhaite être entendu, à nous de proposer quelque chose. Pendant dix ans avant le projet Cmu, Msf a adressé aux pouvoirs publics des «notes de contribution». Ainsi, en 1992, sur l’aide médicale. De même avions-nous envoyé au gouvernement d’Alain Juppé une note sur l’assurance maladie universelle, peu avant les dernières élections. Nous avons renouvelé la démarche auprès de Martine Aubry. Pendant un certain temps, il ne s’est rien passé. Le cabinet n’était pas prêt à se saisir du dossier. Celui-ci est alors confié à Jean-Claude Boulard. Ce n’est que tardivement (mars-avril 1998) que Msf comprend que l’une des hypothèses retenues par celui-ci est de donner aux mutuelles et aux assureurs un rôle dans la nouvelle «aide médicale». Le monde des mutuelles, nous ne le connaissions pas. Mais l’enquête que nous menons nous conduit à nous poser des questions. Pour la couverture complémentaire des mutuelles et a fortiori des assurances, il existe des critères de sélection (par l’âge, par la pathologie, etc.). Est-ce à Msf de faire la promotion du service public et de manifester le refus de voir l’accès aux soins des plus pauvres confié à des organismes privés ? Parce que nous connaissons les populations concernées et les obstacles dans l’accès aux soins, il nous paraît naturel de nous engager dans ce sens : demander que les Caisses primaires soient chargées de la totalité du dispositif. Mais nous paraissons attaquer les mutuelles. Et la position de Msf demeure isolée parmi les associations. Jean-Claude Boulard réunit celles-ci toutes ensemble et réussite à les diviser ! Le gouvernement semble soucieux de donner un rôle social aux mutuelles, avec le tampon de l’Etat, au moment où plane sur elles l’ombre d’une directive de Bruxelles… Le scénario 3 prévoit que tout ce qui concerne sa couverture complémentaire, y compris l’ouverture des droits, soit géré par l’organisme choisi par le bénéficiaire. Msf décide de poursuivre son combat. Un programme entièrement consacré au projet Cmu est ouvert, avec une équipe de 4-5 personnes et la création d’un journal, Droits ouverts. Il sera envoyé de novembre 1998 à fin juillet 1999 aux parlementaires, aux membres des cabinets, à des professionnels de santé et du social. Les autres associations rejoignent Msf en demandant que le «droit d’option» ne joue qu’une fois le dossier ouvert. Le projet de loi définitif rejoint ce compromis : l’ouverture du droit est confiée aux Caisses primaires, puis les complémentaires pourront être choisies par chaque bénéficiaire.
Projet – Avez-vous continué à suivre le débat parlementaire ?
Noëlle Lasne - Msf a suivi de près les travaux de la Commission des affaires sociales. Pour celle-ci, si au moment du basculement de l’aide médicale sur la Cmu le droit à la couverture complémentaire était instruit parla Sécurité sociale, il était envisageable de revenir par la suite au «droit commun», c’est-à-dire aux mutuelles. Des associations comme Atd Quart monde se montraient sensibles à cette idée d’un droit commun, qui ne stigmatise pas les pauvres. Mais le droit commun, est-ce de soumettre tout le monde aux mêmes critères de sélection ? Ou est-ce exiger un égal accès aux soins - et donc un dispositif d’aide publique ? De même, le groupe socialiste était prêt à demander une contribution symbolique pur la couverture complémentaire, pour «sauvegarder la dignité» des personnes. Msf parle d’«aide médicale gratuite payante !» La première dignité est celle des droits. Ceux qui ne paient pas d’impôt sont-ils moins dignes ? Enfin, Msf ne comprend pas que l’on veuille faire entrer les mutuelles et les assurances dans le conseil d’administration du «Fonds Cmu». Martine Aubry a d’ailleurs écarté cet amendement pendant le débat. Elle ne voulait pas que l’on puisse considérer la loi Cmu comme une étape vers la privatisation de l’Assurance maladie.
Projet – Les mutuelles étaient-elles sensibles aux enjeux d’une couverture maladie universelle ?
Etienne Caniard - Depuis longtemps, elles sont attentives aux risques d’une diminution des remboursements des régimes de base, qui crée des phénomènes d’exclusion. les mutuelles peuvent les compenser en partie, mais elles n’ont pas d’autres ressources que les cotisations de leurs membres. A tout désengagement des régimes obligatoires correspond un surenchérissement du coût des mutuelles et une exclusion par le bas de la couverture complémentaire pour ceux qui ne peuvent y faire face. Ceci, malgré une mutualisation importante des coûts….
Projet – Devant les trois scénarios du rapport Boulard, comment vous êtes-vous situés ?
Etienne Caniard - Nous nous sommes prononcés en faveur du scénario 3, mais non pas dans l’idée de protéger le marché de la couverture complémentaire des mutuelles. A la limite, le scénario qui pour nous eût été le plus favorable était de laisser les pauvres à la charge de l’Etat, pour ne garder que ceux qui sont solvables. Mais la mutualité a un vrai réseau de proximité; elle s’est montrée capable de nouer des conventions avec des professionnel de santé pour obtenir des tarifs acceptables. Le rapport Boulard insiste sur la nécessité d’un effort de la part de tous les acteurs.
Projet – Jean-Claude Boulard vous avait-il consultés avant de rédiger son rapport ?
Etienne Caniard - En effet, nous avions pu faire passer un certain nombre de nos idées. Par exemple, qu’il n’était pas incongru de demander une cotisation maladie minimale comme contrepartie contributive à la Cmu. On avait parlé d’une cotisation de 30 FF. Le rapport souligne qu’un effort même limité aurait une valeur de citoyenneté, de responsabilisation. Jean-Claude Boulard relevait que les acteurs de la couverture complémentaire acceptaient le principe d’une participation au «financement de son extension solidaire», renforçant ainsi la mission d’intérêt général assumée par les mutuelles. Si celles-ci étaient heureuses de se voir reconnaître un rôle dans la lutte contre les exclusions, elles s’interrogeaient cependant sur le financement qui leur serait demandé. Certes, le rapport écartait l’idée d’une taxation et privilégiait, en la matière, une option contractuelle. Mais il relevait que les mutuelles étaient excédentaires - en effet, elles ne peuvent être déficitaires !-… donc qu’on pouvait les taxer. Ce fut peut-être un des points sur lesquels la Mutualité s’est un peu raidie : parce que nous avons l’image d’acteurs solidaires, on va nous demander plus qu’à d’autres ? A l’automne, le débat s’élargit au monde associatif et aux partis politiques. Parmi les associations, la position n’est pas unanime. Médecins du monde, par exemple, ne rejoint pas Msf, pour qui il est exclu de confier la Cmu aux mutuelles (et aux assurances), soupçonnées de faire du profit sur les pauvres. Pour J.-Cl. Boulard, Msf commet l’erreur de penser que les personnes non couvertes par une complémentaire relèvent toutes de la grande pauvreté. Dans la majorité des cas, «elles ne demandent pas mieux, comme tout le monde, que d’avoir leur complémentaire plutôt que d’être enfermées dans une situation stigmatisante comme l’aide médicale». Le rapport évoquait même l’idée d’une allocation spécifique santé qui permettrait aux bénéficiaires de choisir librement leur complémentaire. Malheureusement, un soupçon s’insinue, lorsque les mutuelles interrogent le dispositif proposé. Elles demandent, en effet, d’être attentif au «panier de biens ( ?)» : si l’on estime qu’il faut en rester aux 1500 FF annuels envisagés, il faudra être au clair sur ce qu’il y a en face. Ces critiques ne visaient pas à limiter les doris des plus démunis, mais elles étaient un signal pour demander d’estimer à sa juste valeur la couverture sociale. Faute de quoi, on met en place des droits qui n’auront pas de réalité concrète, parce qu’on aura dépassé les enveloppes.
Projet – Quels étaient les points essentiels du débat ?
Etienne Caniard - Il a porté sur deux points : la Mutualité est-elle légitime pour exercer un rôle d’accompagnement social et être délégataire de l’Etat pour la couverture complémentaire ? Et quels sont les rôles respectifs du complémentaire et des régimes obligatoires ? Pour certains, la gestion de l’aide de la collectivité ne peut être confiée qu’aux caisses primaires. Pourtant, les mutuelles mettaient en avant leur réseau de proximité qui représente une porte d’entrée extraordinaire pour traduire concrètement les droits d’accès aux soins. Si les caisses incarnent l’égalité des doits, sont-elles toujours capables de faire vivre ce dispositif ? Il y a actuellement des inégalités liées à l’absence d’accompagnement social. Ainsi trouve-t-on dans le dispositif Cmu des personnes qui ont entre 3600 et 4000 FF de ressources : elles y restent, mais quelqu’un disposant de 3600 F ne peut y entrer. Quant au deuxième élément du débat, la mutualité, mais la Cnam également, souhaitait qu’on ne mélange pas tout. Le système français de protection sociale n’est pas un système d’assistance fondé sur des critères de revenu, mais sur des critères de besoin. Les régimes obligatoires doivent-ils faire du complémentaire sous conditions de ressources ? S’ils ont le droit de gérer le complément, les régimes complémentaires ne vont-ils pas réciproquement demander un droit à la gestion de l’obligatoire ?
Projet – Dans quels lieux s’est déroulé le débat ?
Etienne Caniard - Il n’y a jamais eu de réunion de tous les acteurs qui ait pu leur donner l’occasion de s’expliquer ensemble : professionnels de santé, associations, mutuelles et caisses. S’il y a eu énormément de réunions, elles furent seulement bilatérales. Le ministère a joué avec chaque partenaire individuellement. Le politique a fait le choix de chercher une ligne de crête. Mais cela s’est déroulé finalement dans une certaine incompréhension, voire une absence de confiance. Le gouvernement était pressé par le temps. Lors du ébat parlementaire, nous avons rappelé que nous étions d’accord avec le basculement des bénéficiaires de l’aide médicale gratuite dans les Caisses, afin qu’il n’y ait pas de rupture dans la prise en charge. Mais nous rappelions, pour la suite, l’intérêt d’un accompagnement auquel les mutuelles pouvaient participer. La crainte est que l’on reste dans les Caisses et qu’on ne permette pas le retour au droit commun, à une citoyenneté, au choix de sa complémentaire. La loi Cmu est une réussite incontestable en matière d’accès aux soins. C’est un échec relatif pour la respiration du bien e l’accompagné et un échec relatif quant aux effets de seuil. Si l’on avait accepté une petite part de contribution, on aurait pu jouer sur son montant, pour prévoir une sortie en biseau du dispositif, au lieu d’avoir un seuil couperet. La Cmu, ce n’est pas seulement une question d’accès financier, mais une question de simplification (guichet unique, tiers payant…). La confiance faite aux acteurs (associations et réseaux) aurait sans doute permis un meilleur accompagnement.
Projet – La décision d’une couverture maladie universelle représentait-elle une révolution culturelle pour l’Assurance maladie ?
Bernadette Moreau - Oui et non. Nous savions bien que les assurés devaient justifier de leurs droits, présenter les papiers nécessaires. Nous étions conscients aussi de l’exclusion qu’entraînaient ces difficultés d’accès. Mais plusieurs Caisses étaient soucieuses d’aller au-devant des assurés. Au lieu de les attendre, d’être présentes dans les lieux (associatifs ou autres) où elles pouvaient rencontrer les personnes en difficulté. De même, au plan local, des conventions avaient été passées avec les professionnels de santé, en coopération avec le Conseil général ou des mutuelles, pour qu’il n’y ait pas de reste à charge trop important. Il est vrai qu’il ne s’agissait pas d’un dispositif automatique pour tous ceux qui en avaient besoin. Ces initiatives dépendaient de financements locaux et n’avaient rien d’homogène.
Projet - La Cnam a donc accueilli favorablement le projet de loi ?
Bernadette Moreau - En effet, les deux orientations nous semblaient fondamentales. Arriver, enfin, à la généralisation de l’assurance, c’est la dernière étape de ce qu’on a voulu faire en 1945. Et supprimer le frein financier, selon qu’on a ou non une complémentaire, c’est ouvrir véritablement l’accès aux soins.
Projet – Avez-vous été associés au choix du dispositif ou vous êtes-vous seulement adaptés aux arbitrages ?
Bernadette Moreau - Selon les scénarios avancés par M. Boulard, l’Assurance maladie avait un rôle partagé ou un rôle complet. L’arbitrage était ici d’abord politique. Pendant toute une période, la Cnam n’était plus associée à la réflexion concernant l’aspect complémentaire, mais seulement pour ce qui concernait la couverture de base. Sur le premier point, les interlocuteurs du gouvernement étaient d’abord les acteurs des complémentaires. En février 1999, le projet de loi a été soumis à la Cnam, dont le Conseil d’administration devait donner un avis. Mais pour la mise en œuvre de ce texte, nous avons été étroitement liés au travail du cabinet de martine Aubry. Ce fut une situation assez exceptionnelle : d’avril 99 jusqu’au milieu de l’année 2000, la collaboration fut très étroite. Elle a commencé, alors que le débat parlementaire était encore en cours, pour préparer la rédaction des décrets d’application.
Projet - Mais le Conseil d’administration de la Cnam regroupe les divers partenaires sociaux. Ne s’est-il pas posé des question ne amont, autres que techniques ?
Bernadette Moreau – C’est vrai, ces questions avaient été posées en amont. Ainsi l’Assurance maladie tenait au principe d’une protection sociale qui ne varie pas en fonction des revenus. Ce sont les bien portants qui financent les soins des malades et non les riches qui financent les soins des pauvres. Le deuxième principe concernait le rôle de l’Assurance maladie par rapport aux complémentaires. Sur ce point, différents avis au sein du Conseil d’administration pouvaient apparaître : l’Assurance maladie est-elle dans son rôle en entrant dans le champ complémentaire ? Le gouvernement a tranché en nous demandant d’être «prestataires de service» pour le compte de l’Etat. Et si les complémentaires sont ici dans leur champ, elles le font dans un cadre défini par la loi. Ce débat a été très vif. Le Conseil d’administration a voulu clarifier le jeu et un protocole a été élaboré entre l’Assurance maladie et les organismes complémentaires. Chacun garde ses compétences, mais l’on a décidé de travailler ensemble sur les prestations et sur les conditions (ce qu’on rembourse et de quelle manière). A partir de là, nous avons pu faire des propositions aux pouvoirs publics. Ce qui n’a pas empêché, dans le courant de l’année 2000, quelques difficultés entre des Caisses primaires et des mutuelles… Le choix du scénario, parmi tous ceux proposés, ne s’est décidé qu’assez tard. Certains jugeaient que les complémentaires ne savaient pas «faire de la solidarité», d’autres estimaient que c’était leur rôle. L’Assurance maladie a choisi de travailler avec l’ensemble des organismes et de permettre qu’émerge le plus possible de pistes de consensus. Le débat est-il clos ? Durant l’année 2000, les Caisses primaires ont été le plus souvent choisies pour la couverture complémentaire (par 90% des bénéficiaires, mais par 75% des nouveaux entrants). Elles sont le premier point de contact, c’est elles qui instruisent le dossier d’ouverture des droits. Un procès d’intention est toujours possible. Mais pour ceux qui n’ont jamais connu de complémentaire, cette option ne veut pas dire grand-chose. A l’avenir, ce débat devrait s’apaiser.