Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Le coût du « social » suscite un vif débat en France. Parce qu’il pèse un tiers du produit intérieur brut, il fait l’objet d’une critique récurrente des organisations patronales, de Bruxelles, d’une partie de la classe politique. « Il y a notamment deux postes qui pèsent sur le travail de manière absurde : la famille et la maladie », selon Pierre Gattaz, président du Medef (Le Monde, 04/01/2014). Progressivement, la protection sociale (financée surtout par les cotisations) et, plus largement, l’action sociale (financée par l’impôt) ne sont plus abordées qu’à travers le seul prisme comptable.
Bien que 70 % des professionnels du secteur soient employés par des associations, la logique de marché (censément plus économe) s’est imposée. Adieu les subventions, bienvenue dans le monde merveilleux des appels d’offres ! Peu soucieuse de cohérence d’ensemble, une vision purement gestionnaire empile les dispositifs, rendant le système illisible, stigmatisant et finalement inefficace (cf. P. Warin). Et l’on prétend n’évaluer l’efficacité du travail social qu’au nombre de personnes relogées, d’emplois retrouvés… Voilà pourtant un métier qui, dans son essence – l’écoute, la parole, le risque de la rencontre – ne se laisse pas réduire à des chiffres (cf. M. Chauvière). L’être humain lui-même est apprécié à l’aune de son coût et de son utilité pour la société, envoyant aux 5 millions de personnes qui souffrent d’isolement et aux 5 millions de chômeurs l’insupportable message de leur inutilité (cf. Magdala et « Fous d’art solidaires »).
À coup de « combien ? », la logique comptable en oublie le « pourquoi ? ». Pourquoi l’action sociale ? Pourquoi le travail social ? S’agit-il de mettre les « inutiles » à la casse, pour les faire taire ou les broyer un peu plus encore ? De réparer des individus comme on répare une machine, afin qu’ils rendent les services que la société (ou la machine économique) attend d’eux ? Ou bien de repriser un tissu social déchiré ?
L’État social, imaginé au XIXe siècle, porté sur les fonts baptismaux au sortir de la guerre, a institutionnalisé la solidarité autour d’un socle de droits, universel, qui devait permettre à l’individu d’exprimer sa singularité. Est-ce une référence suffisante aujourd’hui ? Elle reste précieuse, à l’heure où le ciblage des mesures sociales met en péril le droit commun. À l’heure, aussi, où la société pointe un doigt accusateur vers les plus fragiles. Dès lors que les droits proclamés1 ne sont, dans les faits, pas opposables, c’est la société qui contracte une dette envers l’individu auquel elle n’a pas su donner toute sa place.
Mais avant d’être un sujet de droit, l’individu est d’abord un être de relations : il faut être entouré, soutenu, relié pour « être soi ». Dès lors que ces liens se fragilisent ou se délitent, l’institution est démunie. Le seul lien de citoyenneté ne suffit pas à compenser la fragilisation ou la rupture des liens organiques (par le travail), électifs (amicaux, militants) ou familiaux2. L’État ne peut répondre, seul, à la question : « Pour qui je compte ? » (cf. J.-F. Serres). Permettre l’émancipation de chaque individu, c’est en prendre soin, collectivement (cf. F. Brugère). Donner vie à la fraternité, troisième pilier de la devise républicaine. N’est-ce pas là un projet à même de mobiliser l’énergie sociale ? D’articuler le rôle de chacun ?
Une fois réaffirmé le sens de l’action sociale, alors, oui, il faudra réformer un système aujourd’hui incapable de sortir les enfants de la pauvreté et d’offrir un avenir aux jeunes sans diplôme (cf. D. Clerc). Alors les travailleurs sociaux pourront sortir d’une logique de guichet, ciblée sur l’individu, pour réinvestir l’action collective (cf. B. Moulin, D. Rivier et L. Roussel). Alors les associations pourront jouer tout leur rôle : nouer des relations, intensifier le lien social (cf. D. Balmary). Permettre aux populations vulnérables de reprendre confiance en leur pouvoir d’agir, dans leur vie, leur quartier (cf. J.-L. Graven), de se mobiliser politiquement (cf. N. Jetté). De contribuer pleinement à notre avenir commun.
À lire dans la question en débat
« Social : réparer ou reconstruire ? »
1 À un emploi décent, au logement, à « un niveau de salaire qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine », selon le programme du Conseil national de la Résistance.
2 Pour reprendre la typologie du sociologue Serge Paugam (dans Vivre ensemble dans un monde incertain, L’Aube, 2015).