Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Certains d’entre nous passent par des moments difficiles de rupture, de chômage, de maladie, de perte de mobilité, qui les fragilisent un temps ou durablement. Le défaut principal de nos prises en charge est de ne considérer ces personnes qu’au travers de leur situation : on devient un SDF, un sans-papiers, un bénéficiaire du revenu de solidarité active (RSA), un patient, une personne âgée dépendante, un chômeur… Perdre son statut d’individu est le lot de ceux qui traversent ces périodes difficiles ou entrent dans la fragilité ou la dépendance. Tout à coup, on leur parle autrement. On les voit autrement. Comme s’ils avaient disparu derrière la situation qu’ils vivent. Les reconnaître comme individus à part entière signifierait qu’ils continuent de disposer de relations marquées par l’égalité et le respect de leur liberté. Or les prises en charge installent une dissymétrie qui rend cette reconnaissance difficile, malgré les efforts de nombreux professionnels pour améliorer la qualité des relations avec les bénéficiaires. D’autre part, la reconnaissance sociale est difficile à conserver lorsque l’on n’est plus utile, productif, performant, concurrentiel ou lorsque l’on n’est pas civil, amical, ouvert, inscrit dans de bonnes relations. Difficile de respecter le pauvre, vieux, taciturne et dépendant. Et s’il n’est pas reconnaissant, il mérite sa peine !
Pour être reconnu, il faut montrer que l’on est un sujet autonome, indépendant, ancré à son propre soi originel et singulier, détaché des emprises de la tradition et des communautés : un individu. Ainsi, pouvoir dire « je suis » paraît être ce qui donne la reconnaissance d’autrui dans notre société moderne française. Cette centralité de l’individu porte une injonction culturelle, inconsciente, qui, selon Danilo Martuccelli1, est en partie une illusion : celle de « se tenir de l’intérieur » sans avoir besoin de personne. En réalité, une pleine autonomie n’est possible que pour ceux qui sont fortement insérés. L’individu se conforme souvent à des idéaux types de reconnaissance sociale tout en étant persuadé qu’ils sont l’expression de son libre choix personnel2. Il se perçoit comme se tenant de l’intérieur alors qu’en réalité, grâce aux supports extérieurs dont il bénéficie, à son intégration sociale, à son implication et son activité, il fait l’économie de l’épreuve existentielle associée à la confrontation à soi.
À l’inverse, lorsqu’une personne est fragile socialement, manque de supports, de liens sociaux, de relations et d’activité, elle se trouve contrainte, dans son quotidien, à la confrontation à soi. Elle traverse l’épreuve de l’ennui. Elle prend acte, peu à peu, de son impossibilité à parvenir, seule, à être soi et vit sous la domination qu’elle ressent face à la vie des autres, perçue comme libre, pleine et intéressante. Difficile pour elle de dire : « Je suis », impossible de le clamer. L’acceptation de soi requiert tôt ou tard une confirmation faite de marques de reconnaissance d’autrui. Sans elles, l’attrait de l’oubli ou de la perte de soi s’impose peu à peu.
Pour échapper à la fatigue d’être soi, la lutte contre l’isolement social semble aujourd’hui constituer une nouvelle priorité sociale.
En 2014, 30 % des Français sont dans une « précarité relationnelle » (contre 23 % en 2010) les exposant à l’isolement social quand leur unique réseau relationnel s’effondre, révèle une étude de la Fondation de France3. L’enjeu dépasse donc les affaires sociales, devient politique au sens fort. Il nous concerne tous. L’isolement social devient un risque pour l’individualisation, comme la domination des communautés l’était par le passé. Autant, pour échapper au déterminisme communautaire, l’émancipation s’est imposée comme la priorité dans les années passées, autant, pour échapper à la fatigue d’être soi et à l’attrait de la perte de soi, la lutte contre l’isolement social semble aujourd’hui constituer une nouvelle priorité sociale. C’est la précarisation des appartenances et des liens sociaux qui fragilise aujourd’hui l’individu émancipé.
Dans cette nécessaire conquête de relations, les individus ne font pas jeu égal. Pour ceux qui sont déjà insérés, la multiplication des relations électives est accessible, l’inscription dans des réseaux variés et nouveaux est facile. Pour les autres, cette conquête est une gageure. Pour se réinscrire dans un réseau de relations, susciter le désir d’être rencontré, il faut assez de confiance en soi. Mais se présenter ainsi n’est possible que pour ceux qui disposent déjà de réseaux relationnels solides. L’aveu de dépendance à l’autre qui émane de celui qui souffre de solitude fait fuir, il est la marque d’une attente trop forte. Nous constatons aussi que le ressort du désir de rencontre peut se détendre et se perdre chez ceux qui ont vécu des ruptures douloureuses et sont privés durablement de relations réciproques. Ainsi, plus on a de relations et plus il est aisé d’en avoir de nouvelles. Moins on en a, plus il est difficile d’en retisser. Les nouvelles technologies de communication profitent, elles-mêmes, principalement à ceux qui disposent déjà de réseaux.
Chacun d’entre nous multiplie les réseaux dans lesquels il s’inscrit (familiaux, amicaux, associatifs, liés à l’emploi). Cette conquête est devenue une préoccupation constante. Lorsque l’on ne dispose que d’un seul réseau, il suffit de rompre avec lui pour se trouver totalement isolé. C’est ce qui arrive à certains jeunes qui n’ont pas durablement accès aux études ou à un métier et rompent avec leur famille, à certains adultes qui vivent des ruptures ou passent par des périodes de chômage, à certaines personnes âgées qui perdent leurs proches. Nous sommes en risque lorsque nous devons faire face à la précarité, la maladie, le handicap. Rétablir des liens nécessite alors beaucoup d’énergie, à un moment où on en manque singulièrement. Les personnes âgées sont les plus touchées par ce processus, perdant peu à peu l’ensemble de leurs relations en commençant par celles dont elles disposaient dans leur milieu professionnel. Puis, avec la perte du conjoint, des amis, des voisins, et la réduction des capacités fonctionnelles et de mobilité, elles deviennent dépendantes des relations de voisinage, souvent devenues peu actives, voire inexistantes. La dispersion géographique des familles et les décohabitations font qu’elles vivent souvent seules chez elles. 1,5 million de personnes de plus de 75 ans vivent aujourd’hui cet isolement social.
Être en réseau est le signe de sa capacité individuelle à apporter à la collectivité. Ne pouvoir en être est le signe de son inutilité sociale. L’incapacité à retisser des liens nourrit le mépris de soi. Le non-regard et l’indifférence renvoient celui qui souffre de cette solitude à ses propres incapacités, à sa propre inutilité. Selon les âges, la reconnaissance sociale est plus ou moins liée à l’utilité : jeune, à sa capacité à étudier, adulte, à travailler, à fonder une famille, à être productif et utile. Adolescent, on peut être insouciant. Vieux, on peut être inactif. Les personnes âgées vivant ces processus de mise à part en souffrent comparativement moins que les personnes mises à part dans la force de l’âge4. Mais cette banalisation intériorisée chez les personnes âgées entraîne de profonds phénomènes de repli. Elles ne diront rien, ne se plaindront pas. Si aucune aide ne leur est fournie, elles entrent dans l’invisibilité. Plus personne ne les connaît, personne ne se soucie d’elles.
Aujourd’hui, les acteurs de l’intervention sociale constatent l’impérieuse nécessité de suivre les parcours de vie sans les séquencer, d’apporter un accompagnement global à la personne prenant en compte toutes ses dimensions, de répondre au projet individuel de chacun, de désigner un référent unique pour le suivre, de favoriser la participation des personnes aux dispositifs qui les concernent, de déployer des pratiques de médiation, etc. Faute de quoi, les aides apportées, l’une pour le logement, l’autre pour la santé, puis pour l’emploi, n’arrivent jamais à réduire la détresse sociale des bénéficiaires. Toutes ces attentes seraient le signe de notre incapacité à agir de manière à la fois spécialisée et globale. Ce serait l’intervention qui ne serait pas intégrée, transversale. Pour redevenir efficace, il faudrait qu’elle soit à la fois parfaitement individualisée pour répondre au besoin spécifique de chacun et parfaitement inscrite dans une vision globale permettant d’offrir dans le même mouvement toute la palette des aides possibles. Certes ! Mais toutes ces nécessités ne sont-elles pas le signe que les « bénéficiaires » manquent cruellement de relations humaines, qu’ils souffrent essentiellement d’isolement ? Lorsqu’une personne est inscrite dans des relations interpersonnelles productrices de sécurité et de reconnaissance, ne dispose-t-elle pas alors de ce qui lui permet d’être un sujet acteur de sa propre vie, même lorsqu’elle traverse des épreuves ? Sans cette altérité, comment tenir une cohérence biographique qui fasse identité ? Sans relations comment bénéficier des informations multiples, des traductions, des conseils qui permettent de trouver les accès au monde, d’y trouver son chemin ?
Reconstruire des relations, c’est permettre à chacun, quels que soient son parcours, son origine, son âge, sa condition sociale, de pouvoir compter sur quelqu’un et de compter pour quelqu’un.
Ne tente-t-on pas, parfois, de substituer aux manques de liens interpersonnels des accompagnements professionnels auxquels on fixe des objectifs inatteignables et parfois contradictoires ? Ne sommes-nous pas au bout d’un système qui porte en lui-même son incapacité ? Au lieu de produire toujours plus d’accompagnement individualisé et global face à des situations que l’on ne cesse de désigner comme de plus en plus complexes, ne faut-il pas faire ré-émerger les conditions d’un liant social permettant l’empathie, la confiance dans la relation humaine, un « bain » dans lequel, sans rien faire de particulier, on est réellement avec l’autre ? Retisser du lien social proche entre citoyens, voisins, habitants d’un quartier ou d’un village est un enjeu majeur. Reconstruire des relations, c’est permettre à chacun, quels que soient son parcours, son origine, son âge, sa condition sociale, de pouvoir compter sur quelqu’un et de compter pour quelqu’un.
Pour favoriser la reconnaissance des personnes vivant des situations d’exclusion, on ouvre des espaces leur permettant de participer à l’élaboration et à l’évaluation des projets qui les concernent. Dans les établissements ou les quartiers de la politique de la ville, des conseils composés de personnes accueillies ou d’habitants sont organisés. Ils permettent une parole, une expression, une reconnaissance. Mais ne crée-t-on pas des « rôles », dans lesquels certains d’entre eux trouvent une reconnaissance du fait de leur capacité individuelle à s’en saisir, souvent avec le soutien et en connivence naturelle avec les institutions qui les aident à y participer ? Les membres du 8e collège du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale5 ou du Conseil consultatif des personnes accueillies commencent à dire qu’ils sont surchargés de travail. Ils interviennent dans de nombreux colloques, réunions, auprès de personnalités variées… Reconnaît-on par-là l’apport des plus fragiles et la position réelle de sujet de chacun d’entre eux ? Ou permet-on seulement à quelques-uns de bénéficier de la reconnaissance réservée habituellement aux individus insérés ? La participation peut se refermer comme un piège et ne servir que de porte d’entrée à une certaine sociabilité pour quelques-uns et d’alibi pour les institutions.
La participation peut ne servir que de porte d’entrée à une certaine sociabilité pour quelques-uns et d’alibi pour les institutions.
Sans nier l’intérêt de ces expériences (qui font largement consensus), n’est-ce pas l’appui aux fraternités, aux convivialités entre personnes qui manquent bien souvent dans les établissements et dans les quartiers concernés ? Pour être reconnues comme individus, ne faut-il pas que les personnes puissent développer, au-delà des rapports nécessairement dissymétriques qu’ils ont avec des professionnels, des relations choisies, libres et gratuites ? Si nous favorisions l’établissement de relations interpersonnelles entre les personnes aidées elles-mêmes ou avec des personnes issues de la société civile, cela libérerait leurs initiatives, notamment d’entraide.
Comment l’accompagnement social, une posture qui évite l’engagement dans la relation, peut-il y répondre6 ? Comment favoriser des relations investies ? Lorsque l’on fonde les relations sur la distance, la neutralité, l’expertise, le mode d’expression collective que l’on organise s’appelle la participation. Mais si l’on suscitait un investissement interpersonnel proche, qui se mettrait à compter, les personnes inventeraient des modes d’expression collective qui s’organiseraient de manière autonome et souvent informelle. Elles passeraient de la participation à l’engagement. Mais ces engagements risquent de bousculer nos projets de service et nos politiques d’intervention !
Pour le rétablissement des liens sociaux, on ne peut rester dans la posture aidant/aidé. Chacun est acteur et bénéficiaire à la fois. Lorsque des citoyens s’engagent bénévolement, ils agissent aussi contre leur propre isolement social. Lorsqu’une personne est rejointe dans sa solitude et qu’une réciprocité se construit avec un autre citoyen, ils deviennent des proches, voisins ou amis. Il s’agit donc d’appuyer tout ce qui va permettre de retisser des liens plus serrés entre les habitants sur un territoire, de faciliter les complémentarités ou les articulations entre initiatives citoyennes et projets de service ou d’établissement. Les énergies citoyennes et professionnelles se renforcent lorsqu’elles se combinent pour plus de fraternité et d’entraide sur un territoire.
Nous devrions pouvoir compter sur des travailleurs sociaux dédiés à cette mission essentielle : soutenir les relations de proximité, les initiatives et les engagements des citoyens, favoriser leur contribution volontaire, promouvoir le temps qu’ils passent à cultiver de la convivialité, de la fraternité, des voisinages bienveillants, ouverts, solidaires, attentifs et respectueux des libertés7. Cela permettrait d’avoir les forces pour favoriser, dans une démarche de développement social local, les synergies entre action publique et mobilisation citoyenne.
Pour réveiller la solidarité d’engagement et sonner la mobilisation générale contre l’isolement social, il fallait une détermination et un appui politique : la Mobilisation nationale contre l’isolement des âgés (Monalisa) a été lancée en 2012 par Michèle Delaunay (alors ministre déléguée chargée des Personnes âgées et de l’Autonomie), soutenue par Laurence Rossignol qui lui a succédé et inscrite dans la loi. Elle fait partie des projets présidentiels de « La France s’engage ». Elle est promue et portée par les élus des territoires.
Mais cette volonté politique ne suffit pas. La mobilisation suppose l’implication des forces vives de la société civile : quelque 110 organisations et associations se sont engagées dans la Mobilisation nationale contre l’isolement des âgés, à coopérer et à participer, en apportant leurs contributions, au soutien et au déploiement d’équipes citoyennes de proximité. Au-delà, ce sont les citoyens qui agissent en s’associant pour rejoindre les personnes qui souffrent d’isolement social et créer avec elles les conditions de convivialité, d’entraide, de rencontres et d’échanges, de relations durables et proches sur leur territoire. La mobilisation ne viendra pas d’un dispositif descendu d’en haut mais d’une convergence des forces d’appui pour faciliter les initiatives locales.
Les citoyens s’engagent en agissant ensemble de manière autonome et volontaire, en « équipe citoyenne »8. On peut être équipe citoyenne du Secours catholique, d’un Centre social, des petits frères des Pauvres, de la Croix-Rouge, d’une association locale… Si aucune organisation n’intervient sur son territoire ou si elle le souhaite, l’équipe peut créer sa propre association. Fin 2014, une cinquantaine d’équipes ont rejoint cette démarche. L’enjeu ? Constituer le réseau le plus dense possible pour intensifier les liens sociaux électifs et les relations proches. Diverses initiatives peuvent ainsi coopérer et rejoindre les personnes ou les zones particulièrement touchées par les processus de mise à part.
La convivialité reste le maître mot : boire un verre, partager un repas est ce que l’on a trouvé de mieux pour créer du lien.
Ainsi se rejoignent des organisations issues du monde caritatif, de l’éducation populaire, de l’action sociale, bref, de cultures d’interventions sociales souvent opposées dans leur histoire. L’enjeu rend nécessaires ces rapprochements, ces coopérations, sans que personne n’y perde ni son identité ni ses convictions. Née du constat partagé de l’urgence sociale que constitue l’isolement social, cette initiative explore, comme d’autres innovations du champ de l’économie sociale et solidaire, les voies nouvelles de l’intervention publique pour faire face aux phénomènes de désengagement qui mettent en péril notre cohésion sociale.
La mobilisation n’appartient à personne, tous doivent pouvoir y participer sans risque de récupération. Pas de réglementation obligeant chacun à entrer en relation avec son voisin. La convivialité reste le maître mot : boire un verre, partager un repas est ce que l’on a trouvé de mieux pour créer du lien. Il ne s’agit pas d’une instrumentalisation du bénévolat ou d’une quelconque substitution à des missions salariées. La fraternité ne se décrète pas, mais on peut la promouvoir, la susciter, la faciliter, la cultiver, la soutenir.
À lire dans la question en débat
« Social : réparer ou reconstruire ? »
1 Danilo Martuccelli, Grammaires de l’individu, Gallimard, 2002.
2 Par exemple, les individus les plus performants montrent tous une boulimie d’activité, une surcharge de travail, une surcapacité de circulation dans l’espace, une multiplicité et complexité des rôles… et une conviction que tout ceci provient de leur propre choix et de leur exigence personnelle.
3 Fondation de France, « Les solitudes en France », juillet 2014.
4 Serge Paugam (dir.), « Isolement et délitement des liens sociaux. Enquête dans l’agglomération de Strasbourg », Équipe de recherche sur les inégalités sociales, mars 2015.
5 Des représentants des personnes en situation de pauvreté ou d’exclusion forment ce 8e collège. Elles sont soutenues par les associations qui les accompagnent dans la durée.
6 Selon Bruno Lachesnaie, directeur de l’action sanitaire et sociale de la Mutualité sociale agricole, « les modèles professionnels du travail social se sont construits, au moment de l’expansion de ces métiers, sur la volonté de rupture avec les modèles caritatifs et sur les valeurs techniciennes de l’expertise, de la distance, de la neutralité, de l’extériorité au cœur même de la relation d’aide » (intervention lors d’une rencontre Monalisa à la Mutualité à Paris, le 27/01/2015).
7 « Cette posture, si elle requiert tout autant d’expertise et de professionnalisme que les autre postures du travail social, s’appuie non pas sur les principes de distance ou d’extériorité, mais au contraire sur une véritable éthique de l’engagement » (B. Lachesnaie, ibid.).
8 Les bénévoles signent une « charte de l’équipe citoyenne Monalisa » qui pose les fondamentaux d’un engagement collectif dans la durée et d’une déontologie d’intervention.