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Dossier : Social : réparer ou reconstruire ?

Pourquoi le non-recours ?


Nombre de citoyens ne bénéficient pas des prestations sociales (RSA, cotisations familiales) auxquelles ils ont droit. Un phénomène aux lourdes conséquences sociales. Si le ciblage des prestations et la complexité des dispositifs sont pointés du doigt, c’est parfois le bien-fondé d’une politique que les ayants droit remettent en cause en refusant d’y avoir recours.

La question du non-recours est désormais à l’agenda des politiques. Dans le plan gouvernemental de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale (janvier 2013) comme dans les conventions d’objectifs et de gestion entre l’État et les organismes sociaux, ou encore dans les politiques locales d’accès aux droits sociaux, le but est le même : éviter que des personnes n’obtiennent pas des prestations sociales auxquelles elles ont droit. Nous avons pu, à l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore), indiquer l’ampleur du phénomène1, discuter des réponses apportées2 et signaler les résistances que peuvent opposer les professionnels mobilisés en première ligne3. Pourquoi le non-recours ?

Un phénomène massif

Il y a « non-recours lorsqu’une personne ne perçoit pas, en tout ou partie, une prestation sociale à laquelle elle a droit4 ». Cette définition a été donnée dans une revue éditée par la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), que l’on peut considérer comme le premier ouvrage français dressant les contours et les enjeux de la question. Au milieu des années 1990, la mise en œuvre progressive des minima sociaux conduit la branche « famille » de la Sécurité sociale à gérer des prestations financières d’un nouveau type, ciblant les populations vivant en dessous d’un seuil de ressources. La Cnaf s’inquiète alors des premières évaluations du revenu minimum d’insertion, qui présentent des taux de non-recours de 33 %. Des alertes sur les difficultés d’accès aux droits remontent des caisses locales. Les situations « complexes » se multiplient, entravant le processus systématisé d’ouverture et de liquidation de droits à des prestations financières.

Deux aspects de la définition méritent d’être soulignés. Elle ne parle pas spécifiquement de prestations financières, mais de prestations sociales en général, ce qui comprend des prestations en nature renvoyant à des services individualisés, et donc à un large éventail de dispositifs. En outre, la définition comporte un élément délimitant : le non-recours ne concerne que des prestations pour lesquelles la personne concernée remplit les conditions d’éligibilité. Celles-ci peuvent être objectives (composition familiale, âge, genre, ressources…), mais aussi concerner les statuts et les comportements qui subordonnent l’accès ou le renouvellement des droits.

Sans revenir en détail sur les diverses typologies du non-recours, rappelons rapidement leur enchaînement. Au début des années 1980, un chercheur britannique, Scott Kerr, construit une première grille d’analyse visant à mesurer l’importance relative de chaque facteur. Son modèle « séquentiel » de la décision de demande de prestation par l’usager servira de cadre à de nombreuses études empiriques. Une proposition plus sophistiquée est proposée par Wim van Oorschot. Constatant qu’une administration qui ne cherche pas à faciliter les démarches des usagers est confrontée à leur défection (ceux-ci étant loin de tous avoir une information complète et d’être en mesure de la traiter), le chercheur néerlandais insiste sur les difficultés rencontrées tout au long du processus de demande. Ce modèle d’analyse dynamique sera repris par la Cnaf, dont le bureau de la recherche propose une typologie descriptive et lance des premiers travaux sur le non-recours aux prestations familiales.

Les formes du non-recours

Partant de ces acquis, l’Odenore présente quelques années plus tard une typologie explicative. Quatre grandes formes de non-recours, toutes significatives, sont répertoriées : la non-connaissance (la prestation n’est pas connue), la non-demande (la prestation est connue mais non demandée), la non-réception (la prestation est connue, demandée mais non obtenue ou non utilisée), la non proposition (la prestation n’est pas proposée, que le destinataire potentiel la connaisse ou non).

Que les estimations portent sur des prestations légales ou facultatives, en nature ou en espèces, un seuil minimal de non-recours apparaît : au moins 10 % des bénéficiaires n’y accèdent pas. Ce taux peut aller jusqu’à dépasser les 70 % de la population éligible. C’est le cas, par exemple, avec les dispositifs de tarification solidaire en matière d’énergie ou de transport, ou pour les prestations connexes à l’obtention du revenu de solidarité active (RSA). Les résultats obtenus à l’étranger sont du même ordre. Une étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques, en 2004, parvient à un taux moyen par pays oscillant entre 20 et 40 %. On relève des taux de non-recours de 50 à 70 % aux Pays-Bas pour les aides financières accordées aux ménages à bas revenus, ou de 30 à 40 % en Grande-Bretagne pour les pensions de retraite, et de 20 % environ pour les aides au logement5. L’importance du phénomène se mesure également au regard des non-dépenses liées au non-recours, qui atteignent des milliards d’euros.

Ces données peuvent être comparées aux estimations de la fraude aux prestations sociales. En 2011, le rapport de Dominique Tian6 évaluait la « fraude sociale » à environ 20 milliards d’euros, dont 15 à 16 milliards dus à la fraude aux prélèvements (travail dissimulé, redressements de cotisations sociales…), et 3 à 4 milliards liés à la fraude aux prestations sociales (versements indus). Ainsi, la seule fraude aux prestations sociales représente des montants six fois inférieurs à ceux de la fraude fiscale selon ce rapport. Le syndicat Solidaires Finances Publiques évalue la fraude fiscale annuelle entre 60 et 80 milliards d’euros, soit quinze à vingt fois plus que celles aux prestations sociales. Ce qui fait dire à Julien Damon que « la fraude des pauvres est une pauvre fraude7 ». Surtout, on s’aperçoit alors que la fraude aux prestations sociales, dont on parle tant, a un envers nettement plus important : le non-recours. Cela est vrai aussi à l’étranger. Le National Audit Office, l’équivalent britannique de la Cour des comptes, constate que le montant de la fraude sociale, qui pèse 1 % du budget du ministère du Travail et des Retraites, est égal à celui des indus (1,1 milliard de livres sterling annuel) et des erreurs de l’administration (également 1,1 milliard), tandis que 16 milliards de prestations qui devraient être versées ne le sont pas. Pour le National Audit Office, le problème majeur n’est pas tant le fait que certains fraudent les prestations sociales, mais que le plus grand nombre éprouve des difficultés à faire valoir des droits légitimes.

Le problème n’est pas que certains fraudent les prestations sociales, mais que le plus grand nombre éprouve des difficultés à faire valoir des droits légitimes.

Un phénomène aussi massif n’est pas sans conséquences sociales et économiques. Alors que les prestations sociales financières représentent aujourd’hui, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques, le tiers du revenu moyen disponible des ménages, ne pas y recourir intégralement peut expliquer leur appauvrissement et, peut-être en partie, l’accroissement par ailleurs constaté de la pauvreté monétaire. En période de crise, prestations et aides sociales permettent de compenser les pertes de revenus et de soutenir la demande. Elles contribuent à la création d’emplois dans le secteur de l’économie sociale et solidaire. Une étude réalisée en 2012 par le cabinet d’audit McKinsey pour le réseau Ashoka a ainsi mesuré l’impact économique de l’entrepreneuriat social en France auprès de dix structures, comme Acta Vista, opérateur de chantiers d’insertion, ou la Fédération Crésus, dont les associations mènent des actions de prévention du surendettement. Au total, le bénéfice cumulé est supérieur à 50 millions d’euros en 2010. « À ces effets directs s’ajoutent un fort potentiel économique, notamment dû au réservoir d’emplois durables représenté, et des bénéfices sociaux directs ou indirects : dépendance plus tardive, meilleure santé des moins favorisés, apaisement social…8 ». Elles engendrent des dépenses privées (en salaires et en consommation), qui produisent en retour de nouvelles recettes par le biais de la cotisation et de la fiscalité… dont s’alimentent les budgets de la protection sociale : un cercle vertueux fonctionnant à l’opposé de celui que le Fonds monétaire international décrit désormais comme la conséquence des politiques d’austérité qu’il avait si ardemment défendues9.

En cause : la construction des dispositifs

La définition du non-recours contient en partie l’explication du phénomène, lorsque les dispositifs ciblent des populations en particulier. Mais en partie seulement10. Quelle que soit la nature des droits, les conditions d’accès aux prestations sont certes de plus en plus bordées d’obligations et de devoirs. Ce ciblage est souvent présenté comme une source principale de non-recours. On met en cause ses effets sociaux (le ciblage est stigmatisant) et son caractère paradoxal : plus le public ciblé est restreint, plus il est difficile d’obtenir le soutien du reste de la population (pourtant essentiel au financement). De nombreux travaux nourrissent cette relation dialectique. Ainsi, une étude du Manchester Citizens Advice Bureau d’octobre 2013 démontre les effets désastreux du durcissement des modalités de contrôle et de sanction appliquées aux allocataires de la « job seekers allowance » ou de l’« employment and support allowance » (droits contributifs) en cas de pénalité : privations diverses, dégradation de la santé et de l’état psychique des personnes, délitement des familles, mais aussi refus de recourir à nouveau aux aides publiques, quand bien même leur obtention est absolument indispensable pour survivre. Parmi les conséquences, le basculement dans la pauvreté ou dans des activités illégales ou criminelles.

Pour autant, est-ce bien le ciblage qui est en cause ? Celui-ci n’est jamais qu’un ensemble de critères de sélection (niveau de ressources, âge, handicap, degré de formation, quartiers défavorisés, etc.) et de modalités techniques de mise en œuvre des prestations (dispositif spécifique pour une population donnée, mesure de sélectivité dans l’accès à une ressource, différenciation tarifaire, modulation du niveau d’une prestation financière en fonction de critères particuliers, mécanisme d’individualisation de l’offre selon la situation ou le comportement du bénéficiaire). Si l’on rassemble les griefs auxquels conduisent les faits et les chiffres sur le non-recours, d’autres facteurs apparaissent, avec d’autres implications. En particulier : le manque de légitimité des normes centrales et la complexité de l’environnement institutionnel et réglementaire.

Le non-recours par non-demande est la conséquence d’un mode de production des politiques sans leurs publics.

La non-demande renvoie davantage que les autres formes de non-recours à une critique du manque de légitimité des normes des politiques publiques. Outre les calculs coût-avantage qui peuvent l’expliquer, la non-demande peut traduire une contestation de la justesse même de la prestation. Ce ne sont pas ici les critères ou techniques du ciblage qui créent le non-recours, mais le motif de la prestation. Même fondé en droit (exposé dans des lois, décrets, arrêtés, circulaires), ce motif peut ne pas suffire à apporter aux prestations sociales, notamment aux minima sociaux, la légitimité que seule l’adhésion des ayants droit potentiels peut leur conférer. Ce non-recours par non-demande est la conséquence d’un mode de production des politiques sans leurs publics, d’une définition de la demande sociale sans les citoyens.

Le taux de non-recours au RSA-activité est estimé à 68 %. Pour près des deux tiers des non- recourants, qui n’ont jamais bénéficié de la prestation mais qui en connaissent l’existence et se considèrent éligibles, l’explication tient à une certaine méconnaissance du dispositif et à ses conditions. Mais au moins un tiers déclare ne pas être intéressé par le RSA-activité, ce qui laisse soupçonner « un défaut congénital du dispositif11 ». Le projet de loi fixe au RSA-activité l’objectif de « faire des revenus du travail le socle des ressources des individus ». L’aide doit consolider des bas revenus afin que les salariés restent en activité. Or une partie des non-recourants récuse un dispositif d’intéressement permanent qui institue le travail précaire comme norme sociale. Des ayants droit potentiels peuvent attendre avant tout une politique des salaires qui leur permettrait de vivre dignement de leur travail, au lieu d’être suspendus à l’aide publique.

Le non-recours représente une critique de la complexité de l’environnement institutionnel et réglementaire.

En même temps, le non-recours représente une critique de la complexité de l’environnement institutionnel et réglementaire. Cette complexité est due à la fois à l’empilement des dispositifs d’action et à l’insécurité juridique, deux phénomènes indissociables. Les expressions utilisées par les décideurs et les professionnels mobilisés dans la lutte contre le non-recours sont édifiantes : « millefeuille administratif », « tuyaux d’orgue », « dispositifs concurrentiels », « balkanisation des dispositifs », « ineffectivité du droit », « embolie bureaucratique »… Les exemples sont si nombreux qu’il serait difficile de proposer une illustration emblématique. Une chose paraît certaine. Le passage, dans bon nombre de domaines du social, à des politiques portées par plusieurs acteurs qui ne font qu’accroître l’émiettement administratif rend toujours plus compliqués l’accès aux droits pour les publics et leur application par les services prestataires. L’empilement des dispositifs est dû à l’organisation des politiques qui maintient la verticalité des silos administratifs tout en recourant de façon accrue – comme ailleurs en Europe – à la décentralisation et aux partenariats institutionnels. Cette organisation conduit à ce que les prestations sociales soient adossées à de multiples références législatives et réglementaires. Une telle profusion rend plus incertains l’interprétation des règles et le sens du droit dans le traitement des demandes. Cette insécurité juridique pose la question de la justiciabilité des droits sociaux.

Quand obtenir une aide devient un parcours du combattant, toutes les conditions sont réunies pour que les personnes ne connaissent pas les prestations auxquelles elles ont droit, ou pour qu’elles abandonnent leurs démarches, quand bien même elles adhéreraient à leurs normes. Les professionnels eux-mêmes en arrivent parfois, du fait de cette complexité, à ne même plus traiter des demandes. Aussi bien le non-recours est-il très souvent cumulatif, portant pour une même personne ou famille sur une diversité de prestations légales ou extra-légales souvent connexes. L’empilement des dispositifs, la foison des portes d’entrée, la multitude des conditions, obligations et devoirs à respecter, remettent directement en cause la procédure du ciblage. Mais le problème se situe fondamentalement en amont, dans l’environnement institutionnel et réglementaire des dispositifs. Pour autant, on ne peut ignorer que les explications du non-recours peuvent aussi être individuelles et sociales et renvoyer aux parcours sociaux et aux trajectoires de vie, aux conditions de vie et aux inégalités sociales. Toute action de prévention contre le non-recours se présente donc au carrefour de plusieurs types d’obstacles.

À lire dans la question en débat
« Social : réparer ou reconstruire ? »



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1 Odenore, L’envers de la « fraude sociale ». Le scandale du non-recours aux droits sociaux, La Découverte, 2012.

2 P. Warin, « Le non-recours aux droits. Question en expansion, catégorie en construction, possible changement de paradigme dans la construction des politiques publiques », SociologieS [revue en ligne], 15/11/2012.

3 P. Warin, « L’action sur le non-recours devant des résistances du travail social », Revue française des affaires sociales, n° 1-2, janv.-juin 2014, pp. 65-78.

4 Antoine Math, Wim van Oorschot, « La question du non-recours aux prestations sociales », Recherches et prévisions, n° 43, 1996, pp. 5-17.

5 Marie-Pierre Hamel, P. Warin, « Access to social rights : criteria for evaluating public sector reforms », Odenore, Working paper n° 7, avril 2011.

6 Assemblée nationale, Commission des affaires sociales, « Rapport d’information sur la lutte contre la fraude sociale », 29/06/2011.

7 J. Damon, « Droits et fraudes », Clôture des entretiens du Conseil d’État du 11 février 2011 sur Fraudes et protection sociale, Droit social, n° 5, mai 2011, p. 541.

8 Actualités sociales hebdomadaires, n° 2754, 06/04/2012, pp. 21-22.

9 Mohamed Djouldem, Yves Saillard, P. Warin, « Conclusion. Lutter contre le non-recours, un révélateur du renouvellement des politiques publiques » dans Odenore, op. cit., pp. 185-201.

10 P. Warin, « Le non-recours aux prestations sociales : quelle critique du ciblage ? », Les politiques sociales, 2014, n° 3-4, pp. 12-24.

11 Evelyne Serverin, « Causes et effets du non-recours au RSA-activité », Revue de droit sanitaire et social, n° 4, juillet-août 2012, pp. 637-645.


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