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Penser la place des religions dans l’espace public de nos sociétés sécularisées suppose de réfléchir à la question suivante : en quoi et comment les religions peuvent-elles et même sont-elles appelées à susciter une sorte d’ouverture à l’universel, et à quel universel, à l’intérieur de nos sociétés ? Pour y répondre, il nous faut d’abord prendre la mesure des grandes métamorphoses auxquelles nous sommes confrontés en ce qui concerne la place et le devenir des religions parmi nous. Il nous faut ensuite évoquer la façon dont l’ouverture à l’universel, si ouverture il y a, peut être pratiquée par les religions, et spécialement par la religion chrétienne, en ces débuts difficiles et incertains du XXIe siècle.
Nous le sentons tous, au-delà des évaluations chiffrées : la configuration du paysage dans lequel se situent les religions a considérablement évolué depuis quelques décennies. Comme Marcel Gauchet le rappelle obstinément, il serait bon que nous en prenions conscience, en renonçant définitivement à cette trop longue guerre des deux France, qui opposait le camp des instituteurs et celui des curés, ou, pour le dire autrement, la tradition laïque et la tradition catholique. D’autant plus que l’une et l’autre s’affirmaient comme des projets d’ampleur universelle : la première en étendant ses intentions civilisatrices aux peuples colonisés d’Afrique et d’Asie (ce fut la politique de Jules Ferry à la fin du XIXe siècle), la seconde en se réclamant d’un long héritage historique qui allait de Clovis à Louis XVI et aussi en regardant « au-delà des monts », selon l’idéologie « ultramontaine » qui faisait des catholiques français, surtout monarchistes, des défenseurs de l’Église romaine et de la papauté menacée, sous Pie IX.
Ces attitudes idéologiques continuent à marquer, ici ou là, notre inconscient collectif. Il faut peu de choses pour le réveiller ou, plutôt, pour réveiller ensemble ces deux idéologies et relancer la guerre des deux France, qui l’une et l’autre cherchent à se compter dans les rues et les boulevards de Paris. Il est vrai que l’histoire des hommes est dominée par la contingence, parfois par l’irrationnel et par la violence, comme je l’ai appris de René Rémond, lequel ajoutait avec sagesse qu’il ne faut jamais se résigner à l’irréparable. Soyons sérieux ! Au-delà ou en-deçà de ces passions si faciles à réveiller et à manipuler, nous sommes placés devant un phénomène relativement clair : aux aspirations à une certaine universalité, qui ont marqué la tradition laïque autant que la tradition catholique, ont succédé sinon des revendications identitaires, du moins l’affirmation de particularités individuelles, en tous domaines.
L’idéal laïque d’émancipation par rapport aux conditionnements familiaux, sociaux, religieux n’est plus un dogme indiscutable, même si on cherche à le remettre en valeur. Et même les catholiques intransigeants se comportent aujourd’hui comme des libéraux, puisqu’ils manifestent publiquement leurs protestations au nom d’une certaine identité catholique, telle qu’ils la conçoivent. Il vaut la peine de citer ici quelques réflexions de Marcel Gauchet pour mesurer l’immense écart qui sépare, du XIXe siècle à l’époque actuelle, la conception de notre identité ou de nos identités :
« Ce que nous logeons aujourd’hui à l’enseigne des ‘identités’ représente l’exact opposé de ce que l’on tenait hier pour le principe de l’identité personnelle. On était soi, ou plutôt on devenait soi dans la mesure où l’on parvenait à se dégager de ses particularités, à rejoindre l’universel en soi. (…) C’est en m’éloignant de l’immédiat de moi-même pour m’élever du point de vue de ce qui vaut en général ou universellement que je deviens véritablement moi, en relativisant les déterminations extrinsèques qui me constituent à la base, mais dont je puis me libérer. Individualité, subjectivité, humanité se gagnent ensemble, du dedans, par la liberté vis-à-vis de ce qui vous détermine.
Les ‘identités’ nouvelle manière nous font basculer aux antipodes de cette identité-là. Le point d’appui politique du décentrement s’évanouit avec l’exigence d’épouser le point de vue de l’ensemble. Il ne vous est plus demandé, pour être citoyen, que ‘d’être vous-même’. Mais ce que veut dire ‘être soi-même’ s’en trouve changé. On voit s’affirmer un nouveau rapport des individus à ce qui relève du donné dans leur condition, à ce qu’ils ont reçu en partage avec l’existence, qu’il s’agisse de la communauté dont ils font partie, de la tradition où ils s’insèrent ou de l’orientation sexuelle qui les singularise. »
Traduisons : on ne cherche plus à se dépasser en tendant vers l’universel, on pratique plutôt le culte des différences, et, d’une certaine manière, les religions sont considérées ainsi dans l’espace public, lorsqu’elles sont reconnues. Elles sont différentes les unes des autres, mais au nom d’un principe d’égalité, on ne cherche pas à accorder à l’une (en l’occurrence à la religion catholique), ce que l’on se prépare à refuser à une autre (en l’occurrence l’islam), si souvent considérée comme plus ou moins dangereuse et incapable de s’intégrer au régime dit de laïcité.
Mais nous assistons aussi à un autre phénomène qui, lui, est assez paradoxal : dans nos sociétés sécularisées se produisent, depuis quelques années, à la fois un refoulement du « religieux » et un retour du « religieux » ; d’un côté une méfiance et, de l’autre, une fascination.
Car nos sociétés d’indifférence religieuse portent aussi en elles des attentes religieuses. Les deux phénomènes coexistent parfois chez les mêmes personnes, précisément dans la mesure où la logique des idéologies et des camps opposés a généralement disparu, au moins dans la profondeur des consciences et des cœurs. Les mêmes personnes qui, en public, se moquent ou se méfient des religions sont parfois très attachées à des personnes de leur famille, et spécialement à des grands-parents qui incarnent à leurs yeux de véritables fidélités chrétiennes. Dans les parcours spirituels des adultes et des jeunes qui s’éveillent à la foi chrétienne et qui demandent le baptême, j’observe presque toujours que cet éveil au mystère et à l’amour de Dieu est passé par des personnes croyantes qu’ils admirent. Ce qui signifie au moins que les ruptures de traditions et de transmission ne sont pas toujours aussi définitives que nous le pensons et, au mieux, que l’adhésion à la foi chrétienne n’est pas conditionnée par un système contraignant, mais fait appel à la liberté personnelle.
L’adhésion à la foi chrétienne n’est pas conditionnée par un système contraignant, mais fait appel à la liberté personnelle.
Cela étant dit et constaté, il ne faut pas minimiser l’attitude assez générale de méfiance à l’égard des réalités et des manifestations religieuses. Avec deux phénomènes devenus relativement nouveaux. D’une part, ce que l’on dit et ce que l’on pense des religions en général est lié à ce que l’on dit et à ce que l’on pense de l’islam, surtout si l’on ne connaît pas de musulmans. L’ignorance, une fois de plus, engendre la peur et les adeptes de cette religion relativement nouvelle en France sont souvent perçus sinon comme des terroristes en puissance, du moins comme des menaces pour l’ordre public. D’autre part, et cela vaut surtout par rapport aux catholiques, l’antique soupçon selon lequel l’Église chercherait de nouveau à régenter la société et à corriger ses mœurs a ressurgi, d’autant plus que certains défilés peuvent donner l’impression, malgré les précautions prises par l’Église, que des catholiques ont le projet de reconquérir leur place dans l’espace politique. De ces grandes métamorphoses si évidentes et parfois méconnues, on peut tirer quelques conséquences dont il faut tenir compte avec attention et réalisme.
Contrairement à ce que nous imaginions il y a une dizaine d’années, au moment où l’on célébrait de façon très consensuelle le premier centenaire de la loi dite de « séparation entre les Églises et l’État », les tensions entre l’État et les religions risquent toujours de se réveiller, surtout dans un contexte d’incertitudes économiques et de fragilités sociales. Le libéralisme politique, qui domine dans la France actuelle, a plusieurs visages. Il n’est pas fondamentalement indifférent aux réalités religieuses. Il fait confiance aux individus, à leurs droits, à leurs libertés, à leurs convictions, mais il est facilement débordé par le surgissement des passions, surtout si elles sont religieuses, parce que le principe de séparation entre le public et le privé l’empêche de comprendre la genèse de ces passions. Nous, hommes et femmes de religion, nous sommes alors appelés à un grand travail d’explication et d’éducation : il nous faut faire droit non seulement au fait religieux, mais aux réalités religieuses, à l’expérience religieuse des personnes, en leur donnant, et spécialement aux jeunes, des raisons de rendre compte de leur expérience d’une façon raisonnable, qu’ils soient juifs, musulmans ou même incroyants. C’est une tâche considérable et l’on peut souhaiter que les établissements catholiques d’enseignement s’y consacrent avec attention.
Mais l’expérience religieuse, et spécialement l’expérience religieuse chrétienne, se présente aujourd’hui d’une autre manière. Elle consiste, le plus souvent, en un effort d’appropriation personnelle, marqué par la recherche, la quête, la découverte, et non plus par la réception de ce qui serait transmis. Cela n’empêche pas les processus de transmission, mais cela oblige les éducateurs à devenir des éveilleurs, qui pratiquent ce que l’on appelle la « pédagogie du cheminement », comme sait si bien l’évoquer notre pape François en s’appuyant sur le récit des disciples d’Emmaüs. Il s’agit « d’accompagner dans la nuit » et de réchauffer les cœurs. Si altérité il y a, on pourrait dire qu’elle n’est pas une altérité qui s’imposerait de l’extérieur, mais une altérité qui fait valoir la proximité, la patience et la miséricorde.
Dans ce contexte, de quelle ouverture à l’universel les religions, et spécialement le christianisme, sont-elles responsables ? Je viens d’évoquer cette ouverture à l’altérité dont les religions sont porteuses et qui les oblige à ne pas défendre leurs positions d’une façon précisément défensive, mais à se manifester autrement, à la fois du dedans d’elles-mêmes et à l’intérieur de notre humanité commune. Les réflexions que je proposerai maintenant valent surtout pour la religion chrétienne, celle que je connais le mieux et que je pratique. Mais j’ose espérer que ces perspectives valent aussi pour les autres religions monothéistes, la religion juive et la religion musulmane.
À la tension vers l’universel, portée par la raison humaine, s’est substituée l’affirmation des droits, des libertés et des désirs individuels. Cependant, cette importance primordiale reconnue à l’individu n’exclut pas le souci de ce qui est commun à notre humanité. Et ce souci grandit à mesure que nous nous sentons dépassés par l’immensité des questions de vie et de mort auxquelles nous sommes confrontés : par rapport au début et à la fin de l’existence humaine, par rapport à notre relation au corps, au nôtre et à celui des autres, et par rapport à la protection de la nature, de la terre, de l’air, de l’eau, à cause de certains déséquilibres inquiétants.
Que les chrétiens, et spécialement les catholiques, n’hésitent pas à se situer résolument sur ce terrain de notre humanité commune, mais qu’ils le fassent dans un esprit de compréhension, d’intelligence critique, et non pas de combat ! Il serait si facile de prendre plaisir à affirmer les particularités de la pensée catholique, au lieu de participer, avec les ressources de notre foi au Christ, à un travail commun de discernement, à une véritable réflexion éthique.
Cette ouverture à notre humanité commune ne nous est pas facile pour deux raisons majeures, inséparables l’une de l’autre. Depuis quelques décennies, les catholiques, en France, sont très préoccupés par l’avenir de l’Église et par son organisation. Beaucoup sont très engagés dans les structures ecclésiales, au niveau des communautés chrétiennes, des paroisses. Ils ne sont pas toujours préparés à s’intéresser aux réalités politiques : ils ont le sens des réalités sociales, par instinct de charité, mais peu des réalités politiques. De sorte – c’est la seconde raison – qu’ils ont pu avoir l’impression de se réveiller en politique de façon un peu brutale, sans avoir la culture politique qui les aiderait à situer et à réfléchir leurs actions dans le moyen terme. Là encore, c’est à un travail d’éducation, et d’éducation à une culture politique, que nous sommes appelés d’urgence.
C’est à un travail d’éducation, et d’éducation à une culture politique, que nous sommes appelés d’urgence.
Mais rien ne nous empêche de nous poser, d’une façon chrétienne, les questions de tous : qu’est-ce qui constitue la dignité d’une personne humaine ? À quoi faut-il résister pour faire valoir cette dignité d’une façon non pas partisane, mais indivisible ? Car cette dignité vaut pour l’embryon dans le ventre de sa mère, pour la personne âgée ou malade en fin de vie. Elle vaut aussi pour des hommes et des femmes menacés d’être manipulés en fonction des exigences exclusives de la rentabilité financière ou technique, ou des lois d’un marché sans contrôle. Elle concerne autant des chefs d’entreprise et des cadres supérieurs que des ouvriers, des employés ou des exploitants agricoles.
Il reste à faire valoir un autre élément : s’il existe un universalisme chrétien (et je dois ajouter judéo-chrétien), il s’agit d’un universalisme concret qui passe par des relations personnelles, et non pas seulement par des idées ou par des valeurs. « Un jeune travailleur vaut plus que tout l’or du monde », affirmait l’abbé Cardijn, le fondateur belge de la Jeunesse ouvrière chrétienne. Et j’aime cette affirmation de Soljenitsyne au moment où Brejnev négociait quelques échanges commerciaux avec le Chili du général Pinochet : « La liberté d’un seul homme vaut plus que tout le commerce mondial. »
Il y a, à l’intérieur de l’universalisme chrétien, une sorte d’intransigeance qui est l’intransigeance de la charité.
Il y a, à l’intérieur de l’universalisme chrétien, une sorte d’intransigeance qui est l’intransigeance de la charité, telle que la parabole fameuse du Bon Samaritain la met en relief. C’est un étranger, et même un dissident par rapport à la tradition juive, qui va s’occuper de l’homme abandonné au bord de la route. Tel est le prochain selon la révélation chrétienne : non pas seulement l’autre, mais celui que l’on rencontre sur la route, en état de détresse. Il ne s’agit donc pas d’un altruisme indéterminé, ni même d’un sentiment de compassion. Il s’agit d’un acte décisif de reconnaissance et de présence, et l’on sait que, dans la grande parabole du jugement dernier, Jésus explique que ce sont les humiliés de ce monde qui sont les signes de sa présence, quand ils attendent d’être reconnus, respectés, secourus. « En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Matthieu 25,40). Ainsi se manifeste le caractère concret de l’universalisme chrétien.
Il ne serait pas juste de ne pas mentionner enfin une perspective majeure et qui, aujourd’hui, est souvent oubliée, par rapport à la pratique de cet universalisme. Il ne vaut pas seulement pour l’existence terrestre. Il est ouvert au Royaume de Dieu. Des juifs, à leur manière, et sans doute aussi des musulmans, peuvent faire valoir cette perspective. Les hommes et les femmes, tout être humain, sont aussi et en même temps citoyens de ce monde et citoyens des cieux. Nous sommes « étrangers et pèlerins sur la terre », comme l’affirme la « Lettre aux Hébreux » au sujet d’Abraham et de Sara (Hébreux 11,13).
Et le fameux petit texte du IIIe siècle, qu’a composé un écrivain chrétien inconnu à l’intention de son ami chrétien nommé Diognète, évoque la situation des chrétiens dans le monde païen comme des « étrangers domiciliés » (paroikoi) : « Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère » (À Diognète, Éd. du Cerf, V, 5, p. 63). Et le même auteur explique que les chrétiens, tout en respectant les usages communs dans le domaine des vêtements, du langage, de la nourriture, participent cependant à une politeia, c’est-à-dire à une institution originale dans laquelle et par laquelle ils sont ouverts à la cité de Dieu, au Royaume de Dieu. Tout en étant dans le monde comme l’âme est dans le corps : « Ce sont ceux qui soutiennent le monde » (ibid., VI, 4, p. 65).
Nous trouvons dans ces expressions paradoxales l’esquisse de ce qui constitue cet universalisme chrétien, cette alliance de présence et de distance, cette participation active à la vie du monde, à la cité commune, et cette tension vers le Royaume qui vient. Il ne serait pas honnête de notre part de ne pas manifester aussi cette tension intérieure à notre existence. En d’autres termes, nous ne rêvons pas d’une cité radieuse qui devrait être réalisée sans délai et s’imposer à tous. On sait à quel point ce désir de transparence et de justice absolue peut engendrer des régimes totalitaires. Comme l’écrivait admirablement Albert Camus : « Dans l’univers religieux, le vrai jugement est remis à plus tard, il n’est pas nécessaire que le crime soit puni sans délai, l’innocence consacrée. Dans le nouvel univers (celui du communisme), le jugement prononcé par l’histoire doit l’être immédiatement, car la culpabilité coïncide avec l’échec et le châtiment. »
Contrairement à ce que l’on pense souvent, les religions sont réalistes. Elles ne rêvent pas d’un achèvement de ce monde en ce monde. Elles tiennent compte de l’inachèvement de ce monde, et spécialement de la démocratie, qui ne veut pas être un système clos, une incarnation politique de l’absolu, à la différence de la monarchie absolue de droit divin. Il faut souhaiter que, comme croyants, nous n’hésitions pas à défendre ce principe d’inachèvement. Il est vital pour tous.
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Ce texte s’inspire largement d’une intervention prononcée lors de la session du Ceras au Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris sur « Les religions dans l’espace public », le 29 janvier 2014.
Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie : parcours de la laïcité, Gallimard, 1998, p. 90-91. L’italique est de l’auteur.
Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, 1951, p. 297.