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Je voudrais d’abord affirmer deux convictions qui inspirent ces réflexions1. La première est que l’enseignement catholique est devenu un ensemble institutionnel relativement complexe, soumis à des logiques d’ordre administratif, économique, juridique, qui sont parfois très contraignantes. Raison de plus pour montrer qu’en deçà de ces logiques, l’enseignement catholique est d’abord constitué d’adultes et de jeunes appelés à y pratiquer une sorte de confiance mutuelle, dans une société où celle-ci n’est pas débordante. Cette confiance mutuelle est toujours risquée, parce qu’elle n’obtient presque jamais de résultats immédiats. À travers la vie ordinaire d’un établissement, il faut que l’on perçoive le premier appel de Jésus à des disciples encore hésitants : « Venez et vous verrez ! » (Jean 1,39). Venez et vous verrez que ce qui s’accomplit dans l’enseignement catholique passe d’abord par des personnes qui y croient, qui ne sont pas forcément catholiques à 150 %, mais qui acceptent de participer à un travail commun d’éducation.
Seconde conviction : l’enseignement catholique tout entier est appelé aujourd’hui, en France, dans des conditions nouvelles, à manifester son identité, son caractère spécifique, de l’intérieur. C’est-à-dire non pas à partir de déterminations et encore moins de pressions qui lui seraient extérieures, mais à partir de ce qui lui est le plus essentiel : son engagement éducatif inspiré et soutenu par la tradition chrétienne. Il s’agit pour lui d’accueillir et de former, d’instruire et d’éduquer des enfants, des jeunes qui désirent avancer dans l’existence et trouver leur place dans notre société incertaine, en comprenant qu’au milieu de ces incertitudes, la confiance est possible. Que cette confiance passe par des enseignements, des rencontres, des confrontations, parfois même des conflits, en tout cas par un travail commun et perçu comme tel.
À partir de ces deux convictions, je me sens plus libre pour adresser trois appels inséparables les uns des autres : Que l’enseignement catholique tienne sa place dans notre société, en prenant davantage sa place dans l’Église ! Que l’enseignement catholique donne la priorité à l’engagement éducatif ! Que l’enseignement catholique pratique l’initiation chrétienne dans une société qui n’est plus chrétienne !
L’enseignement catholique est reconnu dans la société française. À partir de la loi Debré de décembre 1959, il y a sa place et celle-ci lui vaut d’accueillir de nombreux jeunes qui n’appartiennent pas seulement à des familles de tradition catholique. Il y a, dans nos établissements, de manière inégale mais réelle, des enfants de tradition musulmane et, surtout, des jeunes dont les parents n’ont pas de racines chrétiennes. Ces parents n’hésitent pas à confier leurs enfants à l’enseignement catholique pour des raisons relativement claires : que l’on veille sur eux d’une façon personnelle, qu’ils soient non pas surveillés, mais accueillis et éduqués pour eux-mêmes. Ainsi est reconnu un principe majeur : celui de l’attention accordée à chacun et chacune.
Cette situation comporte une responsabilité : faire vivre cette diversité à l’intérieur des établissements, en la considérant comme une chance et non comme un handicap. C’est sans doute la meilleure façon de répondre à ce reproche d’élitisme parfois adressé à l’enseignement catholique. Dans une société où beaucoup ont peur de l’avenir et où la peur engendre des repliements, l’enseignement catholique fait le pari de l’ouverture. Il ne se résigne pas à ce qui pourrait provoquer des attitudes de méfiance et de rejet à l’égard des étrangers, à l’égard des jeunes qui ne participent pas spontanément à la culture commune. Il se refuse à pratiquer des sélections préalables. Avoir le souci intransigeant des personnes, et en particulier des plus fragiles, ce n’est pas de l’élitisme. C’est une façon d’inscrire dans notre société si dure et parfois si déshumanisante ce qui est au cœur de la révélation chrétienne : l’alliance indissoluble entre la cause de Dieu et la cause des êtres humains, dont la dignité personnelle demande sans cesse à être reconnue et défendue.
La mission sociale de l’école catholique correspond à ce qui a inspiré la fondation de nombreuses congrégations enseignantes au fil des siècles : saint Jean-Baptiste de la Salle et bien d’autres fondateurs et fondatrices ont su relier intimement la référence à l’Évangile du Christ et la présence active au service des pauvres. Or aujourd’hui, pour être réellement présent dans notre société, l’enseignement catholique doit relever un autre défi assez paradoxal : celui de son appartenance à l’Église catholique. Car c’est un paradoxe réel : reconnu dans la société, l’enseignement catholique est inégalement reconnu dans l’Église.
Reconnu dans la société, l’enseignement catholique est inégalement reconnu dans l’Église.
Les causes de ce phénomène sont anciennes. Dans les années 1970, alors que s’imposaient de multiples ruptures de traditions, certains ont jugé que l’enseignement catholique était réservé à une élite sociale, qu’il était plus ou moins rival de l’enseignement public et que l’on ne pouvait donc pas le considérer comme un élément de la mission chrétienne. Parallèlement, l’engagement éducatif comme tel était plus ou moins dévalorisé. On donnait la préférence à des engagements sociaux et politiques et certaines congrégations se sont alors désengagées des institutions scolaires pour privilégier leur présence dans d’autres secteurs de la société.
Aujourd’hui, ces préjugés redoutables sont très affaiblis. On comprend à quel point l’enseignement catholique n’est plus du tout constitué de « chasses gardées » : il accueille des jeunes venant de partout et, souvent, de l’enseignement public, selon une logique non pas de concurrence, mais d’alternance, devenue presque naturelle. De sorte qu’il faut tout faire pour que l’enseignement catholique soit effectivement relié à la vie ordinaire de l’Église catholique, au niveau des communautés locales, des paroisses, et plus largement dans le domaine de la pastorale des jeunes.
Il est urgent que des ponts soient établis des deux côtés : que tout établissement cherche à se relier au secteur paroissial où il est situé, qu’il ne craigne pas de se faire connaître, qu’il refuse toute attitude d’autosuffisance, et que, du côté de l’Église ordinaire, on lui fasse réellement place. Par exemple, que des représentants des établissements catholiques soient normalement présents dans un conseil paroissial ou pastoral, pour témoigner de leurs engagements éducatifs. Que l’enseignement catholique fasse valoir sa différence, pour qu’elle participe à ce dialogue de générations qui est un service à rendre à toute notre société ! Et que l’Église entière apparaisse ainsi, non pas comme une institution préoccupée d’elle-même, mais comme un « Corps » vivant où se pratique la confiance mutuelle des enfants de Dieu, jeunes et adultes !
Se donner des priorités, c’est un engagement, un combat parfois onéreux. Pour une raison simple : l’enseignement catholique fait partie d’un système devenu très complexe, avec de multiples règles de fonctionnement, de contraintes budgétaires, de processus de contrôle. Il est toujours possible d’y être enfermé et de ne le concevoir que comme un système qu’il faudrait rendre rentable et concurrentiel. On entre dès lors dans la logique du marché éducatif et les établissements risquent de fonctionner comme des producteurs de services dépendant d’une clientèle sans cesse en évolution et de plus en plus exigeante. C’est une impasse.
Faire appel au principe qui fonde l’existence de l’enseignement catholique en France : celui de liberté.
Pour rompre avec cette logique implacable, il n’y a qu’une voie, qui est relativement étroite. Faire appel à un autre principe qui fonde l’existence de l’enseignement catholique en France : celui de liberté. Cette liberté-là doit s’exercer à l’intérieur des établissements pour susciter des initiatives, des innovations, des aménagements institutionnels qui favoriseront la priorité de l’engagement éducatif. Cette priorité-là doit être comprise et acceptée par l’équipe animatrice de l’établissement et inscrite, d’une manière ou d’une autre, dans le projet de l’établissement. Cet engagement éducatif commence par l’accueil des jeunes tels qu’ils sont. Il se déploie à travers un travail soutenu de formation ajustée et il réunit, dans l’acte éducatif lui-même, ce qui est le plus personnel et le plus social.
Accueillir les jeunes tels qu’ils sont, avec leurs capacités intellectuelles, mais aussi leur histoire personnelle, familiale et sociale. On sait que les enfants de parents divorcés, de couples recomposés ou de mères célibataires sont nombreux dans les établissements, et que ces situations familiales peuvent influer sur les résultats scolaires. L’on ne doit pas oublier non plus les situations de pauvreté, parfois de misère : que faire lorsque les parents ne peuvent plus payer les frais de cantine scolaire ? Que se passe-t-il alors pour les enfants ? Et comment un établissement d’enseignement catholique est-il reconnu dans une commune comme capable de faire face à ces « cas difficiles » ? Et que faire pour l’accueil d’un jeune handicapé, avec tout ce que cet accueil exige de la part des autres élèves et des enseignants ?
Un travail de formation ajustée est alors nécessaire, une formation qui fait l’objet d’un discernement en conseil de classe, entre enseignants. Ce discernement s’accompagne évidemment, autant que possible, d’un dialogue avec des parents qui, parfois, ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendre ce que devient leur enfant. L’acte éducatif ne s’accomplit pas seulement dans le cadre de la classe. Il passe par des relations multiples, qui font partie d’un apprentissage commun. Des membres du personnel non enseignant, notamment du côté des cuisines, sont capables d’un discernement éclairé. Ce travail d’évaluation éducative déborde les seuls fonctionnements scolaires. C’est cela l’éducation, si l’éducation consiste à servir des libertés en voie de structuration progressive.
L’acte éducatif est par lui-même complexe. Il concerne l’ensemble d’une personne, qui ne peut jamais être réduite à un élément particulier, qu’il s’agisse de sa situation familiale ou de son orientation sexuelle. Une personne humaine, devant les hommes et devant Dieu, dépasse infiniment tout ce qui peut la déterminer et la conditionner. L’éducation passe par ce regard et ce discernement qui voit plus loin et plus large que l’immédiat. Et tant mieux si la foi chrétienne nous encourage à militer pour ce respect et cette attention, avec d’autres qui ne partagent pas notre foi !
Il s’agit d’un véritable défi qui concerne directement l’enseignement catholique, pour deux raisons évidentes : parce qu’il n’est plus séparé de l’Éducation nationale, mais associé à elle institutionnellement par la loi Debré. Tout en étant privé, il est relié au service public. Parce qu’il accueille dans ses établissements un grand nombre d’enfants dont les parents ne se réclament pas de la tradition chrétienne. Il y a, de fait, un pluralisme interne aux établissements catholiques d’enseignement, et ce pluralisme renvoie à une question générale de grande ampleur : comment situer cette adhésion chrétienne dans une société qui a depuis longtemps pris ses distances à l’égard de la tradition chrétienne ?
La réponse comporte deux éléments distincts et complémentaires. Il est d’abord certain que l’école catholique ne doit pas favoriser un prosélytisme catholique, qu’elle doit prendre ses distances à l’égard de toute imposition plus ou moins forcée de la foi catholique. Et ces distances demandent à être sans cesse vérifiées et comprises. En même temps, même des parents incroyants savent bien ou devinent que l’inspiration chrétienne peut être bonne pour l’enseignement, qu’elle justifie des pratiques d’attention et de respect, et non pas de rejet ou de mépris. Il faut donc croire nous-mêmes que quelque chose de notre adhésion chrétienne peut passer à travers la façon d’exercer ses responsabilités, de manifester une présence et même d’enseigner des savoirs profanes. On ne peut pas mettre sa foi au placard lorsque l’on participe à la vie d’un établissement et à son travail d’éducation. Ne pas hésiter à être croyants aux côtés de ceux et de celles qui ne le sont pas, et, sans imposer sa foi, dire, quand l’occasion se présente, ses raisons de l’être. L’initiation chrétienne passe par cette double attitude, d’effacement et d’engagement, de silences et de paroles.
Ne pas hésiter à être croyants aux côtés de ceux et de celles qui ne le sont pas, et, sans imposer sa foi, dire, quand l’occasion se présente, ses raisons de l’être.
L’enseignement catholique en France est appelé aujourd’hui, de l’intérieur de lui-même, à vérifier ce que Marcel Gauchet annonce de façon insistante depuis quelques années. Contrairement à ce que certains avaient prophétisé, la sécularisation n’exclut pas les religions et en particulier l’Église catholique. Elle les oblige plutôt à se manifester autrement, à partir de leurs sources vives et comme des forces de proposition à l’intérieur de nos sociétés en perte de repères. Au lieu de se replier sur soi-même ou de camper en dehors de la cité commune, de la res publica, il s’agit d’inscrire résolument sa foi au-dedans même d’une société sécularisée et pluraliste. Et de comprendre que la foi catholique, comme l’explique longuement le philosophe, implique une éducation, parce qu’elle s’appuie sur l’étude de la Parole de Dieu, sur la réception et la mise en œuvre de l’Évangile du Christ.
Autrement dit, les membres de l’enseignement catholique sont appelés, dans des conditions nouvelles, à participer au travail de notre humanité sur elle-même, alors qu’agissent en elle tant de processus de déshumanisation et que, sans s’enorgueillir, ils peuvent être fiers de ce que « la tradition chrétienne soit à mobiliser dans la crise contemporaine de l’éducation et y représente une ressource essentielle2. » C’est particulièrement dans l’enseignement catholique que ce travail de longue haleine et de grande portée peut s’accomplir de façon cohérente !