Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Rien ne vaut une histoire vraie en guise de parabole. Connaissez-vous le barrage des Plats ? Situé à côté de la petite commune de St-Genest-Malifaux (Loire), ce barrage vieux de soixante ans et haut de 18 mètres est un splendide monument aux Trente glorieuses. Il est dressé sur la route de la Semène, un affluent d’un des plus beaux fleuves de France, la Loire. Ce barrage, qui doit assurer l’alimentation en eau potable des villes environnantes promises à un « glorieux » développement par ses promoteurs, est devenu un fantôme de ces ambitions démesurées. En effet, pour préparer les travaux de reconstruction d’un barrage vieillissant – pour la bagatelle de 7 millions d’euros, tout en maintenant une recette annuelle conséquente par la vente de l’eau qu’il permet –, le bassin de retenue a été vidangé en 2005. Mais ces travaux ont provoqué une pollution grave en aval de la rivière, du fait des boues toxiques accumulées au dos du barrage depuis des décennies. Condamnés en 2010, les acteurs de cette opération catastrophique ont découvert entre-temps que le mur du barrage actuel ne supporterait plus la remontée en eau. Le préfet de la Loire a donc décidé… de percer le mur en 2006 pour permettre un semblant d’écoulement naturel. Depuis, la nature reprend lentement ses droits de part et d’autre de l’obstacle de béton. En attendant que le bon sens permette à tous les acteurs de terrain de passer du modèle ancien de la solution technologique unique à celui de réponses pragmatiques, plus nombreuses et plus adaptées à l’environnement naturel et économique. Alors seulement on pourra à nouveau poser la question que le barrage empêchait de poser : comment préserver au mieux l’eau potable, ressource singulière et de plus en plus précieuse, dans le respect des grands équilibres naturels au sein desquels la communauté humaine s’inscrit ? La question est d’autant plus intéressante qu’après des années de lutte militante de la part de quelques écologistes persévérants, des réponses concrètes ont été trouvées dans des cas similaires. Par exemple, pour le barrage de Poutès (sur l’Allier), on a su concilier la poursuite de la production d’énergie locale et renouvelable et le retour à des modèles plus modestes d’aménagement, adaptés à la logique du fleuve et à la vie de ses habitants et de ses riverains. En préservant la fonction naturelle du fleuve et ses rythmes, dont témoigne la remontée annuelle des saumons, l’intervention humaine peut trouver des voies de conciliation qui ne relèvent pas de l’agression mais du pacte. On ne fait pas ici violence à la nature, on travaille avec elle.
L’effacement d’un barrage en France est un événement hautement symbolique. Il manifeste une rupture dans les pratiques, qui ne s’opère qu’à travers des conversions individuelles, du fait d’un autre regard porté sur le monde. La rareté de l’événement montre qu’elles sont encore bien lentes. Ces conversions des pratiques relèvent d’une certaine manière de la « modernité critique » qu’encourage Bernard Feltz, appelant au remplacement subtil de l’idéologie moderniste, laquelle avait envahi la pensée scientiste de bien des décideurs politiques français, par une démarche pragmatique, cherchant à concilier lucidement impératifs écologiques, sociaux et économiques.
Il ne s’agit pas, comme certains promoteurs du développement durable, de se prévaloir d’une telle approche pour mieux conforter le modèle économique dominant, par de simples aménagements superficiels. La pratique des acteurs des terrains écologistes est d’un autre ordre : en passant par le dialogue et la reconnaissance concrète de tous les acteurs du terrain à hauteur égale, leur travail, comme dans le cas de ces barrages, peut honorer l’émergence d’une intelligence collective proche du bon sens, dont le premier fondement est l’attention à « ne pas nuire » à ce(ux) qui nous sont confiés, comme y invite l’éthique la plus ancienne. Dit autrement, il s’agit désormais de penser la responsabilité éthique en amont et en aval de nos actes. Des élus locaux y sont sensibles : ainsi, le maire de la petite commune alsacienne de Manspach (Haut-Rhin) raconte comment, avec ses collègues élus du secteur, ils ont su préserver l’écosystème de la Largue, la petite rivière locale, tout en répondant au mieux et sans délires fonciers aux besoins de la terre et de ses habitants dans le secteur.
Il s'agit désormais de penser la responsabilité éthique en amont et en aval de nos actes.
Les exemples pourraient être multipliés dans bien d’autres domaines touchant aux ressources naturelles et vitales de ce monde. Ils font écho, de manière très concrète, à la question posée par la revue Projet. Car si les défis environnementaux sont impressionnants et multiples, il faut souligner qu’ils sont aussi, bien souvent, l’occasion d’une mobilisation du meilleur de la créativité humaine. Ceux qu’Edgar Morin appelle les « cellules souches » sont tous ces individus, simples citoyens, militants ou scientifiques, qui décident un beau jour de sortir de l’anesthésie collective pour se mettre au service de ce qui était considéré jusque-là comme dû et sans valeur, le monde naturel dans sa diversité et ses grands équilibres. Un monde accueilli à nouveau comme don et comme une merveille, dans sa richesse et sa fragilité. « En passant au bio, moi qui ne suis pourtant pas un écologiste, raconte un agriculteur de la Beauce, j’ai redécouvert le besoin de rendre grâce au milieu de mes champs. » Une attitude qu’il n’avait jamais auparavant lorsqu’il pratiquait l’agriculture intensive traditionnelle et qui naît notamment du fait d’assumer une plus grande vulnérabilité face aux logiques parfois déroutantes des végétaux cultivés et des milieux où ils croissent. « Moi qui suis agnostique, je me demande parfois pourquoi je passe tant de temps à défendre ces coins de nature préservés, alors que je n’ai aucune espérance qui la transcende », raconte encore un écologue de l’Institut national de la recherche agronomique. Refusant des logiques d’une maîtrise violente des équilibres naturels, ces pratiques écologiques, même anecdotiques ou locales, contestent de manière salutaire les logiques court-termistes dominantes et lointaines. Elles fécondent largement les esprits en rouvrant les champs du possible, notamment pour les générations montantes. Le succès grandissant des agricultures alternatives (jardins partagés, jardins solidaires, Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne…), montre qu’il n’y a pas mieux pour prendre soin de l’humain que de prendre soin, ensemble et de manière lucide et solidaire, de sa terre.
Comme lieu concret de l’agir politique et citoyen, les combats de la défense de l’environnement ne peuvent qu’intéresser le théologien et le philosophe. D’ailleurs, dans la société sécularisée et laïque française, n’est-ce pas en abordant les questions écologiques que reviennent le plus simplement et le plus fortement dans nos conversations ordinaires les questions du sens et des valeurs de notre agir personnel et collectif ? N’est-il pas saisissant de voir que le langage religieux traditionnel lui-même est sollicité dans les questionnements écologistes, quand il s’agit de se « réconcilier » avec la terre, de « sauver » la planète ou de « faire alliance » de manière nouvelle avec la biodiversité ?
Ainsi, à force de vouloir défendre le gorille du Rwanda ou le saumon de la Loire, à force de s’offusquer de l’indifférence coupable des comportements industriels aggravant le réchauffement climatique ou de ceux accumulant des déchets toxiques pour des siècles, à force de poser les questions de fond sur notre rapport aux populations du Sud, aux minorités indigènes, aux ressources naturelles, aux semences du vivant, aux espèces animales et végétales dans leur étonnante diversité, à force de développer des modèles économiques plus intégrés et plus solidaires, le champ écologiste, avec toutes ses contradictions internes, interpelle la cohérence propre de notre discours et de notre agir. D’autant que ce qui s’y dit et s’y cherche, dans la large palette philosophique des acteurs, est autrement plus essentiel que de savoir comment parer au plus pressé pour colmater les fuites de nos systèmes financiers et économiques, dont les pouvoirs délirants sont le signe même de leur implosion en cours. Il est passionnant de saisir que l’écologie n’est pas une doctrine scientifique synthétique ou la simple expression d’un courant politique, aussi verts qu’ils puissent se revendiquer l’un et l’autre. Dans sa complexité, la question écologique permet de reposer la question de l’habitation du monde (oikos en grec) et rejoint ainsi en profondeur la geste divine et humaine, telle que la manifeste la théologie de la Création.
Le champ écologiste interpelle la cohérence propre de notre discours et de notre agir.
La bonne nouvelle, qui est aussi un défi, est qu’on ne peut pas saisir les mouvements profonds de la nébuleuse écologique en la contemplant de loin ou en dénonçant simplement ses extrémismes. Il est ainsi désolant de voir comment les représentants de la deep ecology ou de l’écologie politique française servent encore systématiquement d’épouvantail pour ne rien céder aux prétentions écologistes, et pour se réfugier confortablement derrière des postures qui n’ont rien empêché de la défiguration en cours de notre monde. À l’inverse, il ne s’agit pas de valider naïvement des visées philosophiques qui revendiqueraient des positions pour certaines anti-humanistes ou libertaires. Il s’agit d’exercer un discernement, pas à pas, qui ne part pas d’abord des discours mais de la rencontre de ces hommes et de ces femmes qui posent les questions de leur existence en termes de cohérence de vie, de relations aux autres, dans le temps et l’espace, et qui tentent de se réapproprier concrètement le sens même du bien commun pour leur vie. La réception du document des évêques de France publié ces jours-ci1, après deux ans de réflexion, sera intéressante à suivre à cet égard. Lui qui invite à une « lecture chrétienne de la crise écologique » appelle aussi à prendre le risque de la rencontre et de l’action. Il semble donc que, là aussi, les barrages sont en train de céder.
1 / Conférence des évêques de France, Enjeux et défis écologiques pour l’avenir, Bayard/Cerf/Fleurus, 2012.