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En 2007 et 2008, les prix alimentaires mondiaux ont connu des hausses inédites entraînant des émeutes urbaines dans une trentaine de villes des pays du Sud. Le réveil est brutal pour les gouvernements de ces pays et pour les dirigeants politiques du monde. On croyait le problème de pénuries alimentaires historiquement réglé, les famines n’étant plus que des cas d’exception locaux. En quelques semaines ressurgit la vieille peur malthusienne du manque d’alimentation qui se traduit par des hausses de prix, et pour la première fois, le phénomène est mondial. Nous venons en effet de vivre la première crise alimentaire mondiale. Elle se joint à la troisième crise énergétique, et à la crise financière des subprimes, sur un fonds de crise écologique latente. Quelle lecture économique peut-on faire de cette crise alimentaire ?
Les émeutes de la faim ont éclaté principalement en Afrique du Nord et en Afrique subsaharienne ainsi qu’en Asie. Dans ces grandes régions du monde, les villes sont en partie alimentées par des importations et sont donc dépendantes des prix internationaux. Dans les catégories sociales pauvres, pour lesquelles l’alimentation correspond à une grande partie de leur budget, toute hausse est vite insupportable et se traduit par une réduction directe des prises alimentaires. Pour les classes moyennes, les budgets familiaux deviennent subitement plus serrés. La question principale est bien sûr : d’où viennent ces hausses des prix internationaux ?
La Fao avait averti régulièrement depuis 2005 de la baisse des stocks internationaux de céréales et des risques de pénuries, sans pour autant que cette question soit portée à l’agenda de la communauté internationale. La succession de deux sécheresses en Australie, grand pays exportateur de blé, et les intempéries d’Europe centrale en 2007 ont commencé à alerter les marchés. L’accroissement des prix a bien évidemment favorisé une spéculation à la hausse. Les hausses se sont transmises à d’autres céréales comme le maïs et le riz alors que, pour d’autres raisons, les prix du lait augmentaient aussi. Certains gouvernements d’Asie, prenant peur d’une pénurie plus grave, ont bloqué leurs exportations faisant alors flamber les prix du riz. Les médias ont rapidement désigné la spéculation comme cause principale. Dans un contexte mondial où beaucoup de capitaux sont disponibles pour s’investir à court terme sur des hausses de matières premières, une spéculation massive était logique et inévitable. Mais les marchés avaient d’autres raisons de connaître une spéculation. Lesquelles ?
Tout d’abord, l’annonce de plans de production de biocarburants dans les pays du Nord. La diminution annoncée à long terme de la production pétrolière et la hausse potentielle des prix qui en résulte rendent plus rentable la transformation des céréales et des oléagineux en biocarburants. Mais on sait aussi que les biocarburants ne représenteront qu’une petite partie de l’offre car il faudrait en effet à long terme toute la surface agricole de la planète pour substituer les biocarburants au pétrole. Cela étant impossible, l’arbitrage entre les surfaces réservées à l’alimentation ou aux biocarburants se fera inévitablement en limitant les biocarburants, et ceci assez rapidement car on prend conscience que les surfaces nouvelles attribuables à l’agriculture à l’échelle planétaire sont nécessaires à la protection de la biodiversité. Les marchés, comme les mouvements écologistes, ont donc très vite vu qu’il y aurait concurrence entre la production alimentaire et la production énergétique. Mais dans les faits, il n’y a pas encore de concurrence réelle, sauf pour l’utilisation du maïs aux Etats-Unis, partagée entre la production d’éthanol pour le marché intérieur et l’exportation à but alimentaire pour le Mexique, ce qui, d’ailleurs avait entraîné une hausse des prix alimentaires au Mexique en 2007. Cette concurrence reste potentielle, même si elle peut rapidement devenir réelle. Pourtant, l’annonce de plans biocarburants peut être considérée comme un signal fort aux marchés de tendance haussière des prix.
Autre cause de hausse à long terme : la demande alimentaire chinoise et, par extension, celle de pays qui atteignent des limites de production alimentaire comme l’Inde et l’ensemble Afrique du Nord et Moyen-Orient. La croissance de la classe moyenne chinoise et sa forte propension à consommer de la viande font monter rapidement la demande à la fois en aliments classiques, mais aussi indirectement en céréales et protéagineux pour nourrir les animaux d’élevage qui produisent la viande. Il y a là un effet multiplicateur rapide de la demande en productions végétales. Les pays d’Asie ayant de moins en moins de terre disponible et ayant par ailleurs de bonnes capacités d’importation, ils seront de plus en plus demandeurs sur le marché mondial. Ce mouvement mondial est considérable : les 400 millions de personnes appartenant aux classes moyennes actuellement pourraient être 1,2 milliard en 2025 1.
D’autres causes agissent à long terme. Dans beaucoup de pays du Sud, les politiques d’ajustement structurel de la Banque mondiale appliquées à partir des années 80 ont supprimé toutes les mesures favorables au progrès technique et à l’accroissement des rendements agricoles en raison de leur coût budgétaire élevé dans un contexte de déficits publics importants. Il en a résulté une tendance au ralentissement de l’offre. C’est particulièrement visible dans les grandes régions agricoles productives comme la vallée du Gange, mais aussi en Afrique où ces politiques ont accompagné une attitude politique traditionnellement défavorable au monde paysan souvent considéré comme coupable d’arriération technique et intellectuelle, et dès lors très rarement prioritaire dans les choix de développement. Ailleurs dans le monde, en particulier en Amérique latine, le choix de ne pas investir dans les agricultures familiales (et donc dans les réformes agraires) qui représentent la très grande majorité des pauvres allait dans le même sens. Tout cela n’a pu, dans les deux dernières décennies, que ralentir l’offre alimentaire mondiale et réduire progressivement les stocks.
L’économie alimentaire mondiale de l’après guerre avait d’abord connu une période d’inquiétude avec les famines de l’Inde et le risque de basculement de ce pays dans le communisme. Les Etats-Unis avaient alors financé la Révolution verte permettant, grâce aux semences améliorées, aux engrais et à la mécanisation, d’accroître rapidement l’offre et d’éloigner les famines. En Afrique sahélienne, après les sécheresses des années soixante dix, des politiques nationales de sécurité alimentaire et de constitution de réserves ont été partout appliquées. L’aide alimentaire internationale a constitué une sécurité complémentaire. Malgré les changements d’orientation dus aux politiques d’ajustement structurel, il n’y a pas eu d’anticipation internationale concernant les risques potentiels de retour à une certaine insécurité alimentaire de grande envergure. La vision qui s’est installée à propos de l’Afrique est plutôt que l’augmentation de l’offre suivait à peu près celle de la demande, à quelques variations climatiques près. La libéralisation des marchés intérieurs comme celle des marchés internationaux négociée à l’Omc était vue comme devant assurer un bon équilibre entre offre et demande. Pour beaucoup donc, pas de raisons de s’inquiéter.
Les Etats-Unis, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, sont restés de grands exportateurs faiseurs de prix internationaux et ont vu d’un mauvais œil l’Europe déverser de plus en plus ses excédents sur les marchés céréaliers, contestant ainsi leur leadership. L’Australie, le Canada, l’Argentine puis le Brésil, exportateurs en raison de coûts de production bas, ont de plus en plus alimenté l’offre sur le marché international et habitué bon nombre de pays, en particulier l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne, à importer des aliments à bas prix. Peu à peu, la notion de sécurité alimentaire nationale s’est estompée derrière l’idée que les capacités d’offre et le marché constituaient la meilleure des sécurités, comme le prétendaient les partisans d’un libéralisme agricole étendu. Parallèlement, dans les grandes villes des pays en développement s’est déployée la « révolution des supermarchés » facilitant la transition rapide des modes de consommation des classes moyennes vers les standards internationaux et la constitution de filières d’importation. L’idée que les aliments devaient être de moins en moins chers s’est imposée partout, dans les pays aussi bien du Nord que du Sud.
Pourtant, les travaux de prospective à long terme de l’alimentation mondiale ont donné à penser dès 1995, que cette évolution pouvait ne pas se poursuivre. Tout d’abord, la courbe démographique continuera de croître jusqu’à 2050 environ et la courbe alimentaire plus encore dans la mesure où la mondialisation crée de la croissance dans les pays du Sud et accélère le rythme de progression de la demande. Dès lors se repose la question dite malthusienne des capacités de la planète à produire des quantités suffisantes d’aliments. Oubliée pendant deux décennies, elle a ressurgi dans les milieux de la recherche agronomique et est clairement reposée depuis 2005. L’Asie poursuit sa croissance démographique et économique alors que ses possibilités d’extension des terres sont limitées et que ses rendements atteignent aussi des limites. L’Afrique du Nord, le Moyen Orient et l’Asie centrale connaissent de sévères contraintes d’eau limitant la production alimentaire. Toutes ces grandes régions sont potentiellement fortement importatrices. L’Afrique, depuis trente ans, n’augmente sa production qu’en proportion équivalente de sa population. Les grands pays exportateurs traditionnels atteignent des rendements déjà élevés et ne peuvent espérer faire face à la croissance de la demande. Seul le Brésil a les capacités productives pour répondre de manière importante à la demande mais avec un risque très élevé, celui de condamner l’Amazonie à une dégradation écologique sans précédent, ce dont les pouvoirs publics viennent de prendre conscience. Il y a donc bien un risque alimentaire mondial et on peut estimer, sans sombrer pour autant dans le catastrophisme, qu’assurer la sécurité alimentaire mondiale en 2050 ne sera pas une affaire simple.
De plus, une rupture se dessine dans les modèles techniques utilisés depuis plusieurs décennies pour obtenir de hauts rendements agricoles. La hausse des carburants rend le labour (base traditionnelle de la productivité) très coûteux ; il va donc sans doute falloir abandonner cette pratique, ce qui risque de favoriser le développement de mauvaises herbes. L’engrais azoté issu du gaz naturel va suivre le prix du pétrole. Les autres engrais sont issus de ressources fossiles et les meilleurs gisements commenceront en quelques décennies à s’épuiser, faisant évoluer leur prix vers un prix de rareté. Les coûts de transport vont augmenter. L’eau va devenir plus rare et donc plus onéreuse. Les bases techniques de la fertilité chimique qui ont garanti des hauts rendements depuis plus de cinquante ans sont donc potentiellement mises en cause. Par ailleurs, la protection des cultures contres mauvaises herbes, insectes et ravageurs par une couverture chimique est de plus en plus contestée, en raison des risques qu’elle fait courir à la santé humaine et à l’environnement. Enfin, le changement climatique peut rendre plus difficile la production au Brésil, en Afrique, au Moyen Orient et aux Etats Unis, mais éventuellement la faciliter ailleurs, au Canada ou en Russie, ceci à des horizons plus lointains. Les éléments d’une crise technique sont réunis.
Ces questions très sérieuses motivent des investissements financiers et scientifiques importants. Il y a, fort heureusement, des perspectives pour sortir de l’étau malthusien. A court terme, l’aide alimentaire et les facilités financières accordées aux pays importateurs ont détendu les prix. La spéculation s’est calmée et les bonnes récoltes d’automne 2008 réapprovisionnent le marché. Mais il ne s’agit là que de tendances à court terme. La crise économique internationale provoquée par la fragilisation financière des banques pourrait réduire la demande en viande et donc en aliments du bétail, encore que, si la crise épargnait l’Asie, la tendance à l’accélération de la demande alimentaire ne serait que peu altérée. Il faut donc entreprendre un effort massif de production car les tendances du futur sont à la pérennité des risques.
Le seul moyen d’échapper dans les années 2008-2013 aux tensions sur l’offre est de financer un plan mondial d’accroissement rapide de la production dans les pays en développement où une réponse productive peut être rapide avec les méthodes conventionnelles : la Chine, l’Inde, l’Asie tropicale, le Brésil. Mais ce n’est pas une solution durable en raison des coûts et des risques environnementaux ; il faudrait adjoindre à un tel plan un volet de rationalisation économique et environnementale.
La solution principale est celle qui permettra au milliard de petits exploitants agricoles, les plus pauvres, d’accéder à la terre et de participer à un nouveau système économique leur permettant de produire plus pour eux-mêmes et pour les marchés locaux. Pour cela, il faut satisfaire à de nombreuses conditions. D’abord, disposer de techniques de production efficaces, économes en énergie et en intrants industriels, et aussi respectueuses de l’environnement. Beaucoup de techniques sont disponibles mais un très grand effort de recherche agronomique est à entreprendre pour définir les techniques de l’agriculture durable de l’avenir. Il faudra ensuite que les marchés locaux fonctionnent mieux, et que soient établies les institutions nécessaires : un système de crédit agricole adapté, des assurances, des réseaux d’approvisionnement de commercialisation assurant la concurrence… Il faudra surtout que les gouvernements des pays où l’agriculture est faiblement développée assurent un espace de croissance économique pour leur agriculture, en assurant s’il le faut des niveaux de protection suffisants et stimulants.
A l’échelle internationale, il serait nécessaire qu’une rencontre annuelle fasse le point sur les tendances du marché et les moyens d’anticiper les déséquilibres. Car il n’est réaliste à long terme de compter sur le marché international des matières premières agricoles que si disparaissent les pratiques de dumping écologique (destruction des forêts tropicales pour exploiter la fertilité momentanée des sols), économique (subventions abusives), monétaire (monnaie sous évaluée) et social (salariés mal payés). Même cela suffirait-il ? Il faut sans doute aussi persuader les consommateurs les plus aisés de réduire leur consommation de viandes : celles-ci ont une forte empreinte écologique, risquant d’induire des raretés alimentaires potentielles, et exposent souvent les consommateurs aux maladies cardiovasculaires et à l’obésité.
Ainsi n’est-il pas déraisonnable de penser que la crise alimentaire de 2007-2008 soit un signal fort pour l’avenir. Ce signal pourrait annoncer que l’ère de la baisse historique tendancielle des coûts de l’alimentation est derrière nous, et qu’il faut prendre au sérieux le défi planétaire de la très grande complexité qu’il y aura à nourrir 9 milliards de personnes en 2050. Et qu’il n’est pas réaliste de laisser au seul marché le soin d’y répondre.
1 / France 2025, prospective du Centre d’Analyse stratégique.