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Aujourd’hui, la population française n’est plus exposée à la pénurie de produits alimentaires ; le consommateur peut tout trouver en toute saison et sous différentes présentations. Les industries alimentaires proposent une très large gamme de produits : que ce soient viandes, fruits et légumes, produits laitiers et ovoproduits, céréales, boissons, les rayons de la grande distribution regorgent d’aliments. En faisant abstraction de sa capacité financière, le consommateur est confronté à l’embarras du choix. Cette abondance s’accompagne de nombreuses modalités de présentation, allant de la matière première à cuisiner aux plats tout prêts à réchauffer. Les facteurs de choix pour le consommateur pour l’utilisation de modalités particulières sont surtout le temps, l’envie et l’aptitude à cuisiner.
L’apparent riche approvisionnement de la grande distribution et sa proximité des foyers (moins de cinq kilomètres en moyenne) sont un des facteurs améliorant cette mise à disposition de l’éventail de produits. Dans le pire des cas, si le consommateur ne trouve pas le produit rare à proximité, les réseaux de vente par correspondance lui permettront néanmoins de s’approvisionner : l’internet, bien qu’encore peu utilisé pour l’approvisionnement alimentaire, pourrait à terme contribuer à aplanir les disparités entre zones urbaines et zones rurales.
Un autre facteur qui renforce l’élargissement de l’offre est la mondialisation des approvisionnements. Aujourd’hui, la présence à la vente de produits tropicaux permet de varier les préparations culinaires, de s’ouvrir à de nouvelles saveurs et accompagne la modification des habitudes alimentaires. Parties du repas centré sur la soupe et le pain, elles peuvent aboutir aujourd’hui à un chili con carne, un curry indien ou un hamburger.
Le facteur temps disponible pour la consommation est important : plus on a de temps libre, moins on a de temps pour s’adonner à la préparation du repas ; les heures disponibles sont consacrées à autre chose. Les statistiques pour le temps passé à préparer ses aliments sont éloquentes : entre 1998 et 2002 une Française y passe en moyenne une heure et deux minutes par jour, un Français moins de 20 minutes. En comparaison, une Africaine du Sahel passe plus de deux heures par jour à préparer les repas ; et ceci en dehors des durées nécessaires à ramasser le bois et où à puiser l’eau. Ceci est relié à la mutation des activités des femmes qui sont passées d’un travail ménager à des activités professionnelles hors foyer. La profonde mutation de notre société s’accompagne aussi de la disparition du déjeuner familial au profit d’un repas en restauration collective. En France, les cantines scolaires servent plus d’un milliard de repas par an.
De retour à la maison, les populations des pays développés consacrent beaucoup de temps aux médias. Les enfants américains passent en moyenne plus de trois heures par jour à regarder la télévision. Cette activité sollicitant pourtant très peu le système musculaire s’accompagne souvent d’un grignotage, source d’un apport calorique extraordinaire. Il a été montré qu’il y a une forte corrélation entre prise pondérale et temps passé devant la télévision. A cause de cette facilité d’accession aux aliments dans une société centrée sur les médias qui n’encourage pas l’exercice physique, de plus en plus d’individus sont menacés par l’obésité.
La lutte contre l’obésité passe par une communication en faveur d’une consommation plus avisée. Elle se fait aujourd’hui pour l’essentiel à travers ces mêmes médias qui indirectement entraînent un déséquilibre de la balance énergétique : le consommateur assis devant sa télévision se voit asséner des messages publicitaires l’incitant à bouger davantage et à manger davantage de fruits et de légumes.
Ceci est d’autant plus vrai pour le jeune consommateur qui voit défiler des bandeaux reprenant ces motifs, certes austères mais ô combien importants, de consommation raisonnable sous des publicités ludiques, attractives et spécialement étudiées pour infléchir ses attitudes de consommation. Il est permis de douter de la portée de ces messages qui n’expliquent en rien pourquoi le soda-facteur de bonheur vanté par la publicité n’est pas nécessairement le meilleur ami de la santé. Le budget consacré à une campagne de promotion d’une alimentation plus équilibrée, moins calorique, n’est vraisemblablement pas comparable à celui que consacre une multinationale à promouvoir ses produits.
Pourtant, la France est enviée par toute l’Europe pour le courage de ses pouvoirs publics en matière de prévention et de promotion d’une alimentation saine. Accompagnant le Programme national Nutrition Santé (PNNS n° 1 et 2) 1, des actions fortes ont été entreprises, telles que l’interdiction de distributeurs de friandises dans les écoles. En 2001, une nouvelle circulaire de l’Education nationale 2 relative à la restauration collective a été mise en application. Son suivi dans les écoles 3 montre une meilleure prise en compte des recommandations nutritionnelles dans les établissements scolaires. En 2008 a été créé l’observatoire de la qualité de l’alimentation qui « permettra ainsi de mesurer et rendre publique, de manière objective, la concrétisation des efforts mis en œuvre par les secteurs alimentaires, notamment dans le cadre des chartes d’engagements de progrès nutritionnel prévues par le PNNS. »
D’un certain point, on peut considérer la France comme un pays nanti en matière d’information et d’initiatives permettant de favoriser une alimentation saine et équilibrée, et pour lequel les pouvoirs publics jouent un rôle très actif en matière de prévention. La comparaison des études INCA 1 et 2 entre 1998 et 2007 4 montre une augmentation de la consommation de fruits et légumes de plus de 10 % aussi bien chez les adultes hommes et femmes que chez les enfants.
Cependant, le problème majeur de l’accession aux aliments sains n’est pas résolu. La calorie à bas coût fait recette : un soda cola de marque coûte 0,80 € le litre pour un conditionnement de deux litres et une eau minérale gazeuse de marque plus de 0,70 € le litre. Le consommateur peut trouver des confiseries à moins de 3 €/kg, soit un prix du même ordre de grandeur que celui des fruits.
Le problème posé par ce constat est de trouver les bons arguments pour expliquer qu’il vaut mieux boire de l’eau que du soda et que manger des fruits est préférable à se gaver de bonbons, sachant que l’être humain est fortement attiré, entre autres, par la saveur sucrée. En France, à l’initiative d’équipes scientifiques, des écoles du goût ont été créées. Outre les aspects de recherche sur les aspects comportementaux liés à l’alimentation et sur le développement du goût chez l’enfant, elles participent à l’éducation alimentaire d’un petit nombre. Cependant, malgré une mise à disposition de matériel informatif, cette dimension éducative n’est pas suffisamment développée.
Une des difficultés pour un consommateur est de pouvoir faire la part entre ce que les médias lui rabâchent sous forme de messages hautement ciblés, et l’information diffusée par les pouvoirs publics. Certain pays comme le Royaume Uni ont décidé d’interdire complètement les publicités pour les junk foods (aliments très caloriques et de confort, typiquement les confiseries) pendant les programmes destinés au jeune public.
La pandémie de l’obésité n’est pourtant pas en voie de décroissance et on peut se prendre à rêver de publicité pour « la Télé sans les chips » ou « ajustez votre prise alimentaire à votre activité » et pas seulement « Manger mieux » car en réalité, indépendamment des recherches visant à expliquer les mécanismes de la prise de poids, la surcharge vient d’un déséquilibre en faveur de l’énergie apportée par les aliments par rapport à la dépense énergétique relative aux activités. Malheureusement, on imagine mal les médias se censurant eux même et se coupant d’une source de revenus.
De même, si l’espèce humaine a réussi à survivre et à coloniser tous les milieux, son aptitude à stocker des réserves alimentaires sous forme de graisse en prévision des périodes de famine y est pour beaucoup et correspond à un phénomène naturel évolutif répandu chez la plupart des mammifères. Aujourd’hui, la recherche tente d’expliquer les mécanismes de cette prise pondérale en explorant toutes les voies y compris la génétique, mais il n’est pas certain qu’une fois ces mécanismes connus, les solutions proposées ne résideront pas simplement dans une meilleure prévention et des mesures fortes prises par les pouvoirs publics en terme d’éducation. L’espoir du médicament miracle empêchant la prise de poids indépendamment de la quantité et des proportions de nutriments est d’un point de vue éthique assez dérangeant : quelle option choisir entre la facilité de ne pas changer de régime et de compenser par d’éventuels médicaments ou l’effort nécessaire pour contrôler son propre comportement ?
Pour les habitants des pays développés, la totalité de l’information pour mieux s’alimenter est à portée de main, et la prise de conscience du « mieux s’alimenter » est davantage du ressort de chacun, à supposer que la part revenant à l’éducation soit effectivement réalisée par ceux qui en ont la charge y compris les parents. Ceci est néanmoins à moduler en fonction de la capacité à « acheter » des populations, et en particulier des plus démunies. L’obésité touche plus facilement les populations pauvres qui réussissent à dépasser le seuil de subsistance, quand leurs revenus deviennent plus que suffisants pour se nourrir et que l’approvisionnement local commence à fournir de la calorie à bas prix. Ainsi, les pays en régime économique de transition ou les pays développés sont très fortement touchés : le marché des aliments fournit des produits riches en sucre et en graisse à bas prix 5 qui trouvent facilement preneur.
Paradoxalement, un autre problème de fond, en parallèle à la pandémie de l’obésité, est peut-être encore plus crucial : l’incapacité pour une grande partie des populations du monde d’accéder au minimum alimentaire vital ; la faim touche environ 852 millions de personnes. Les statistiques sont alarmantes : malgré l’objectif fixé par la Fao en 1996 de réduire la faim dans le monde, aucun progrès n’a été réalisé depuis. On peut considérer la faim et l’obésité comme deux expressions d’une même problématique touchant les populations les moins favorisées : soit les moyens financiers sont insuffisants pour acheter la nourriture, soit ils sont à un niveau suffisant pour acheter des calories à bas prix. Dans les pays en développement dont le mode de vie s’occidentalise, l’activité physique devient moins prédominante, les revenus permettent d’acheter de quoi se sustenter en quantité mais pas au mieux, et les individus grossissent. Ils sont même encouragés à le faire.
Certains sociologues/ethnologues ont pensé y voir un réflexe atavique trans-générationnel. Les parents ou grands parents ayant eu faim veulent l’éviter à leurs descendants et encouragent la surconsommation d’aliments, garantissant ainsi la survie de leur « petits ».
Dans une société en mutation, l’aubaine est trouvée pour les marchands de calories à faible coût. Une petite aide des spécialistes de marketing pour encourager à manger davantage, une structure familiale qui n’a ni le temps ni les moyens d’aborder la composante nutritionnelle de l’alimentation, la déstructuration des repas et leur aspect socio-éducatif au profit de la culture média à tout crin, une éducation qui n’aborde pas les aliments, des pouvoirs publics discourant au lieu d’agir : tous les ingrédients du cocktail de l’obésité sont rassemblés.
Le combat contre l’obésité doit être mené de front sur plusieurs générations de manière synchrone : le défi majeur est de protéger les jeunes contre la prise de poids. Afin de réussir, ce sont les parents et les grands parents qu’il faut convaincre, parfois même éduquer. Comment introduire les notions de régime alimentaire équilibré et d’apport calorique au coeur des préoccupations quotidiennes de familles qui ne maîtrisent pas véritablement lecture et arithmétique et pour lesquelles s’alimenter n’est pas considéré comme un problème majeur puisqu’il n’y a pas de pénurie d’aliments ? Ces difficultés relèvent du même niveau de communication que d’expliquer aux mères africaines de l’importance d’utiliser de l’eau potable stérilisée pour réhydrater la poudre de lait pour nourrissons.
De plus, l’obésité, davantage que la faim, engendre des bénéfices. Guérir l’obésité devient un marché pour des compagnies privées, les régimes et les pilules sont autant d’occasions de s’enrichir. En revanche, prévenir l’obésité a nécessairement un coût pour la société civile car cela exige des pouvoirs publics qu’ils prennent des décisions pouvant aller à l’encontre de sociétés commerciales, qu’ils repensent l’enseignement et investissent dans le système éducatif, en incluant non seulement le rôle de l’école mais aussi celui de la structure familiale dans l’alimentation des plus jeunes ; ce ne sont pas les enfants qui préparent les repas mais, par contre, ce sont eux les plus vulnérables face à l’obésité.
En conclusion, les problèmes alimentaires sont loin d’être résolus et il est attristant de voir des populations passer sans transition de l’insuffisance alimentaire à la « malbouffe » parce qu’elles n’ont pas les moyens financiers et le niveau éducatif suffisant pour s’alimenter correctement. Dans un monde où tout est à la portée du consommateur dans les rayons des supermarchés, bien s’alimenter est paradoxalement un véritable parcours du combattant où les plus défavorisés, financièrement et socialement, sont les grands perdants.