Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Dans le contexte créé par les suites de l’accident de la centrale de Tchernobyl et la profonde remise en cause des modes de vie traditionnels, le projet Ethos constitue une tentative de réhabilitation des conditions de vie fondée sur une forte implication de la population locale à la fois pour évaluer la situation et pour rechercher des modalités d’action en commun. La situation créée par la présence d’une contamination radioactive diffuse est à l’origine de profondes perturbations de la vie quotidienne des habitants de ces territoires, sur les plans sanitaire (expositions chroniques), économique (agricole), social et humain.
Les problèmes rencontrés, d’une complexité inédite, invalident les formes traditionnelles de coordination politique et sociale, notamment les approches réglementaires centralisées et normatives de la gestion du risque. L’ampleur des questions introduites par une pollution radioactive diffuse et chronique (sur les plans sanitaire, environnemental, économique, social et politique) se traduit par une impuissance des formes traditionnelles de gestion administrative, fondées sur la rationalité scientifique et technique. Mais surtout, l’émergence du risque radiologique perturbe les rapports sociaux au sein des communautés concernées : la confiance sociale est fortement ébranlée par cette situation. Dès lors, le traitement du risque radiologique tend à se constituer comme une dimension surdéterminante, voire aliénante, dans les orientations et les choix de vie des habitants de ces territoires.
Le projet Ethos, développé dans le cadre d’une coopération internationale durant six années, s’est attaché à rechercher des voies nouvelles fondées sur l’implication des acteurs locaux pour construire une expertise partagée de la situation et pour élaborer des stratégies susceptibles d’améliorer concrètement les conditions de vie.
Le projet Ethos a été mis en œuvre par une équipe de recherche venue de quatre institutions : le Centre d’étude sur l’évaluation de la protection dans le domaine nucléaire (radioprotection, économie), l’Institut national d’agronomie de Paris-Grignon (agronomie, gestion patrimoniale), l’Université technologique de Compiègne (communication, sécurité) et le groupe d’étude Mutadis (gestion sociale du risque) qui a assuré la coordination scientifique du projet. Un protocole de coopération à trois niveaux a été mis en place, avec les autorités ministérielles en charge des situations d’urgence de Biélorussie (Emercom), avec le Comité exécutif du district de Stolyn et avec les autorités du village.
Ce projet se caractérise aussi par un engagement éthique de la part des chercheurs impliqués, se démarquant de la posture traditionnelle d’expertise scientifique. Cette position a été construite dès l’origine du projet comme la condition d’un engagement réciproque des acteurs locaux et des experts dans le cadre d’un processus coopératif d’expérimentation des voies pratiques pour améliorer les conditions de vie. L’un des objectifs était de créer les conditions d’une action en commun sur le territoire de tous les acteurs, pour répondre à la complexité des problématiques identifiées. Dans cette perspective, le projet illustre la recherche de nouvelles formes de gouvernance. Le processus démocratique se situe alors au cœur de la conduite de l’action dans la construction de choix individuels et collectifs impliquant les acteurs locaux en coopération avec les acteurs nationaux et internationaux. Des décisions qui impliquent des enjeux éthiques tels que vivre ou partir du territoire contaminé, et les choix associés à la gestion du risque radiologique dans la vie quotidienne, impliquent de nouvelles formes de participation, dépassant les formes classiques de représentation ou de délégation technocratique.
Entre 1996 et 1998, la démarche Ethos a été développée dans le village d’Olmany, au sud-est de la Biélorussie, à 200 km environ de Tchernobyl. Des améliorations significatives des conditions de vie, en particulier pour la protection radiologique et la qualité des productions agricoles privées, ont été obtenues grâce à la forte implication de la population du village. Le projet a créé les conditions d’une prise en charge de la protection des enfants par les mères de famille. Une culture radiologique pratique en lien avec les activités quotidiennes du village s’est développée. Parallèlement, cette culture a été diffusée par l’école du village dans le cadre de modules pédagogiques concrets.
Cette première phase ayant démontré qu’il était possible d’impliquer la population à l’échelle d’un village, les autorités biélorusses, locales et nationales, ont souhaité étudier les possibilités d’une diffusion de cette démarche par un transfert d’expérience et de méthodologie auprès de l’administration locale opérant dans les territoires contaminés.
De 1999 à 2001, le projet s’est étendu à cinq villages du même district (90 000 habitants) en coopération avec des instituts scientifiques biélorusses. Quelque 80 professionnels (infirmières, médecins, radiamétristes, enseignants, cadres de fermes collectives) sont intervenus, volontaires pour participer au projet avec le soutien de l’équipe Ethos et des autorités. L’objectif était de permettre une prise en charge de la réhabilitation des conditions de vie dans les territoires contaminés, en développant une culture du risque radiologique par les populations, les professionnels et les autorités locales en lien avec les instituts et les autorités nationales.
L’expression « réhabilitation des conditions de vie » est importante. Elle écarte l’ambiguïté fréquente dans ce genre de situation, où l’on parle de réhabilitation des territoires comme s’il était possible de retirer la contamination. On ne la retire pas, on vit avec ! Et dans ce contexte, il s’agit beaucoup plus de reconstruire des modes de vie pour envisager de vivre dans ces territoires : réorganiser en profondeur les modes de vie, aux plans économique, culturel et social, afin de restaurer des conditions qui vaillent la peine d’être vécues. Répondant aux attentes de la population, le projet Ethos visait à améliorer les aspects radiologiques, mais aussi les conditions générales de vie, les revenus, les prix des marchandises produites dans les territoires.
A Olmany, au départ, nous ne disposions pas d’un cadre méthodologique préétabli. Celui-ci s’est construit peu à peu de façon pragmatique sur le terrain, au cours de la mise en œuvre du projet. En revanche, un cadre contractuel et éthique avait été défini au préalable, pour rétablir des liens de confiance avec la population du village. Une grande réunion publique a é té organisée, à laquelle ont assisté une centaine d’habitants, où nous avons été confrontés à un certain nombre de questions difficiles des habitants. Ils demandaient, par exemple : « Messieurs les experts européens, pouvons-nous vivre ici ? ».
Mais étions-nous en position de répondre ? La prise de risque appartenait d’abord aux personnes concernées. Nous n’étions pas venus pour répondre à cette question. Mais nous leur avons dit qu’ils savaient comme nous que ce territoire était contaminé. Cette contamination était à l’origine d’un risque radiologique et il ne nous incombait pas de prendre à leur place la décision d’y vivre ou non. Nous avons précisé le sens de notre projet : travailler avec les habitants pour essayer d’évaluer la situation, aider ceux qui voulaient vivre dans le village pour, si possible, améliorer concrètement leurs conditions de vie. Cet engagement, pris par rapport à la population, de travailler avec eux pendant trois ans, tranchait avec l’attitude de la plupart des experts et scientifiques qui étaient passés dans le village, sans rien laisser de tangible.
Notre conviction était que la vie dans un territoire contaminé requérait dans certains cas des mesures de prévention et dans d’autres cas de précaution, c’est-à-dire une attitude de réduction du risque autant que raisonnablement possible, lorsque les moyens existaient. Olmany se situe dans un territoire considéré comme faiblement contaminé en moyenne. Dans la réalité, cependant, il se produit des phénomènes de concentration complexes qui, pour certaines familles, peuvent présenter un caractère préoccupant. Il s’avérait donc insuffisant de travailler à partir d’estimations moyennes. Cette position correspondait d’ailleurs aux préoccupations exprimées par la population, quel que soit le niveau de cette contamination : « On connaît les estimations ; mais, pour nous, le lait contaminé pour les enfants, ce n’est pas normal ! ».
Lors de la première étape, il s’est agi d’évaluer et de requalifier la situation radiologique. Ce travail a été réalisé avec la population. Ensemble, nous avons effectué des mesures et certifié la qualité des mesures déjà existantes. Nous avons ainsi progressivement dessiné ensemble une image de l’état radiologique du village. Et c’est à partir de cette image qu’il a été possible d’amorcer une requalification : passant d’une image floue et grise à une vision beaucoup plus nuancée et contrastée, avec parfois de bonnes surprises. Par exemple, certaines mères se sont aperçues que l’intérieur de leurs maisons était relativement « propre » sur le plan radiologique. Au contraire, elles ont fait des constats préoccupants, comme le niveau de contamination du lait.
Nous avons alors abordé la recherche de marges de manœuvre, en tenant compte des moyens disponibles, pour dégager des solutions de progrès. Il a fallu construire des choix. Les habitants de ces territoires se heurtent à de réels dilemmes et les ressources de protection sont limitées. Les partenaires locaux ont préféré, par exemple, que ces ressources soient d’abord dédiées aux enfants. Ce choix, personne ne pouvait le faire à leur place. De même, pour choisir entre protection et revenu, entre court terme et long terme, entre l’individu et la collectivité. De telles options sont naturellement très délicates, et dans notre position d’experts, nous n’étions pas qualifiés pour les prendre : c’étaient des choix de nature essentiellement éthique et politique.
Tout au long du projet, nous sommes restés en relation constante avec les autorités locales, régionales et nationales. Celles-ci sont passées, à notre égard, d’une sorte de neutralité bienveillante (sinon d’un certain scepticisme) à une collaboration progressive. Au fur et à mesure de l’avancement des projets locaux, la recherche de marges de manœuvre faisait apparaître la nécessité d’impliquer ces autorités.
Six projets pratiques ont été ainsi développés. D’abord, un projet avec les mères sur la sécurité radiologique des enfants, et un projet avec les fermiers privés pour améliorer la qualité du lait. Puis un projet vidéo a été mis en route avec les jeunes du village, qui ont été particulièrement difficiles à impliquer. Il s’est avéré très intéressant de travailler ensemble sur leurs représentations, sur la façon dont ils conçoivent leur vie dans le village, et sur le lien entre leur culture traditionnelle et cette culture radiologique que nous nous efforcions de faire naître avec eux. Un autre projet, avec les fermiers, concerne la reconstruction de la filière économique de production et de commercialisation de la viande. Avec l’école d’Olmany, un projet pédagogique a été mené afin de définir une sorte de « pédagogie pratique de la vie dans les territoires contaminés ». Enfin, un dernier projet, centré sur le long terme et sur la qualité des territoires en tant que patrimoine, étudie la gestion de la contamination à long terme et les problèmes importants posés par la gestion des cendres et des autres déchets contaminés.
Le projet Ethos a permis de démontrer la nécessité et la faisabilité de l’implication de la population dans un processus de réhabilitation des conditions de vie. Il a permis de réaliser des progrès modestes mais concrets sur le plan de la protection radiologique, sur le plan économique, sur le plan éducatif. Un des principaux résultats a été la construction d’un langage commun entre les habitants et les experts qui se sont associés pour évaluer ensemble la situation dans le cadre d’objectifs d’amélioration fixés par la population. Les habitants impliqués ont accordé beaucoup d’importance à ces résultats pratiques auxquels ils ont contribué pour l’essentiel. Mais surtout, ce projet a démontré, aux yeux des habitants eux-mêmes, la valeur, l’efficacité et la nécessité de leur engagement.
Gilles Hériard Dubreuil