Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Resumé : Une relation complexe entre experts et décideurs, où l’usager ne trouve pas pleinement sa place.
Face aux risques sanitaires, les pouvoirs publics mobilisent des ressources humaines et financières importantes. Toutefois, ils sont confrontés à deux paradoxes. Tout d’abord, plus les soins sont de qualité, plus la dépense augmente en matière de santé, plus les individus sont sensibles au risque sanitaire, hantés par le risque. La dépense de santé n’a jamais été aussi élevée ; elle ne cesse d’augmenter et les plans successifs de stabilisation des dépenses de l’assurance maladie peinent à maîtriser cette croissance. La part de la dépense nationale de santé dans le Pib a crû en France de 0,6 points entre 1995 et 2003 pour atteindre 10,5 % en 2004. Les individus n’ont jamais fait valoir autant leurs droits à la santé et le montant des indemnisations n’a jamais été aussi élevé. Or cette progression n’a pas pour conséquence de sécuriser les personnes : bien au contraire, les individus ressentent de plus en plus fortement le risque santé et la critique du système sanitaire est véhémente. Second paradoxe, plus le libéralisme (qui se fonde sur le risque) se développe, plus l’aversion au risque augmente.
Dans ces conditions, beaucoup de questions se posent sur les critères (explicites ou implicites) qui sont à l’origine de la répartition et de la gestion des ressources affectées à la santé ? Quelle est la nature des arbitrages qui sont effectués dans l’affectation des moyens à la couverture des risques santé ? Quels choix politiques s’opèrent à l’occasion de la répartition des ressources ? Comment le politique intervient-il pour désigner, hiérarchiser les risques touchant la santé et par conséquent les financer ?
Je voudrais ici analyser les risques, les modes de gestion de ces risques (allocation optimale des ressources rares) et la place du politique dans le champ de la santé, afin de sensibiliser le lecteur aux questions liées à l’articulation de l’économique et du politique dans ce champ. Pour cela, nous retiendrons la vision de la santé telle que la définit l’Oms, c’est-à-dire une perspective large qui se réfère au bien-être complet du sujet, qui appelle à la fois des soins techniques ou aigus et des soins de longue durée (le prendre soin au sens du care anglais). Une première partie traitera de la perception des risques et une seconde partie interrogera les relations entre formes de gestion et choix politiques.
La définition elle-même mérite d’être précisée. Les risques sanitaires sont les risques susceptibles d’affecter la santé de la population du fait d’agents infectieux (virus, bacilles), de produits chimiques (amiante, pollution) ou de substances radioactives, de produits utilisés dans le système de soins (médicaments, sang, organes), d’actes thérapeutiques ou de dysfonctionnements des organisations de soins (maladies nosocomiales).
Une partie des risques sanitaires sont reconnus. Ils donnent lieu à des droits sociaux, à des prestations sociales, à la mise en œuvre de la solidarité nationale et à un financement stable par le biais de l’assurance maladie ou de l’aide sociale. Les financements actuels disent ce que la société reconnaît « officiellement » comme risques, ses choix passés et présents en matière de santé. L’histoire de la protection sociale raconte la reconnaissance progressive et la socialisation des risques maladie, maternité, handicap, le plus souvent au terme de conflits sociaux qui ont débouché sur la création de nouvelles institutions de protection sociale. Ces droits et prestations sociales participent de la cohésion sociale.
Par ailleurs, il est des risques sanitaires dont la reconnaissance et la couverture ne sont pas complètement acquises, qui ne prennent pas complètement leur place dans le dispositif sanitaire. L’opinion publique est sensibilisée à certains d’entre eux et s’en inquiète (maladies nosocomiales, grippe aviaire, amiante). Le stock d’information sanitaire les concernant est croissant aussi bien sur internet que dans la presse, à la radio et à la télévision). Les sites internet relatifs à la santé font partie des sites les plus consultés. La réactivité des médias est forte à l’épidémie de vache folle, par exemple, ou à la grippe aviaire – la santé des cygnes de l’Ain a fait la une de la presse un bon moment. Le consumérisme sanitaire se développe auprès d’une partie de la population, avec la publication du classement régulier des hôpitaux et maternités ; la relation du patient au médecin et aux experts en ressort modifiée en raison de la place prise par le principe de précaution.
Cette information (voire cette surinfomation) de l’opinion publique ne conduit pas nécessairement à une juste appréciation des risques sanitaires ; parfois, les données manquent, parfois des groupes de pression agissent pour que ces risques ne soient pas reconnus comme tels, comme dans le cas du saturnisme et de l’amiante.
Deux lectures différentes peuvent être faites de cette inflation de risques sanitaires « nouveaux » et de la demande de protection généralisée qui en résulte. On peut considérer qu’il y a une croissance objective des risques sanitaires du fait de la modernité, du progrès technique, de la mise en réseau, de la mobilité, de la mondialisation. On peut considérer aussi que le phénomène majeur réside dans la perception croissante des risques sanitaires par l’opinion publique et dans leur médiatisation ; en effet, le risque sanitaire alimente un processus de victimisation. L’échec de la gestion de la conflictualité sociale dans la sphère politique classique conduit à la mise en scène des conflits sociaux dans d’autres sphères, sanitaires et juridiques, autour de la figure de la victime. Dans le débat sur la couverture des risques sanitaires est en jeu une partie de la cohésion sociale, c’est-à-dire de la capacité de la société à protéger ses citoyens des fragilités qui les menacent. De grands événements médiatiques comme le Téléthon ou juridiques comme le procès du sang contaminé réconcilient avec leurs institutions des citoyens marqués par le sentiment (fondé ou non) d’être en situation de risque sanitaire.
Ainsi, à côté de la couverture de certains risques reconnus, qui représentent l’essentiel des dépenses de santé, se déroule un débat fortement médiatisé sur les risques sanitaires, qui est une forme d’expression des nouvelles demandes en santé et de nouveaux moyens économiques.
N’entrent pas dans ces catégories d’autres risques, moins médiatisés, qui résultent de dysfonctionnements familiaux. La maltraitance des enfants, des femmes, des personnes âgées et handicapées est très largement sous-estimée. Ses conséquences du point de vue de la santé ne sont pas étudiées systématiquement, même si les personnels sanitaires et sociaux en mesurent les effets sanitaires concrets. Il faudrait citer encore la question de la santé des aidants familiaux informels, c’est-à-dire en charge des soins à l’un des membres de leur famille. Là encore, si des études menées aux Etats-Unis ou en Angleterre font état de la détérioration de l’état de santé de ces soignants informels, le risque de santé lié à cette situation de soignant est largement ignoré en France.
La gestion du risque sanitaire articule offre et demande en essayant d’optimiser les ressources disponibles. La demande de santé s’accroît pour plusieurs raisons. Il existe une corrélation entre le pouvoir d’achat et la consommation de soins. Le vieillissement de la population donne plus d’importance aux pathologies chroniques et la demande de soins de longue durée augmente. Entrent aussi en ligne de compte la croyance dans le progrès de la science et dans l’efficacité du système de soins, ainsi que le degré de médicalisation des problèmes sociaux. Face à cette demande, l’offre de soins est à la fois plus rationnelle et plus importante en raison de l’augmentation des effectifs des professions médicales et paramédicales ; son degré de technicité croît. Toutefois, la gestion du système de santé reste sous-optimale, comme l’indiquent de façon récurrente l’ensemble des rapports produits par l’administration sanitaire : hyperconsommation, nomadisme, absence ou faible prise en charge de certains comportements à risque (alcool, tabac) ou de certaines pathologies (maladies chroniques invalidantes, troubles d’origine psychique des personnes âgées).
Le modèle de gestion qui guide les différentes réformes du système de santé présente un fondement rationnel puissant pour la médecine libérale : définition de groupes homogènes de malades, respect des référentiels de bonnes pratiques, cotation généralisée des actes sur la base de nomenclatures fines, coordination des soins autour du médecin traitant en s’appuyant sur un dossier médical personnel et sur l’utilisation des médicaments génériques. Cette même rationalité est supposée s’appliquer au niveau hospitalier avec l’introduction progressive dans le budget de l’établissement d’une tarification à l’activité. La participation financière de chacun (1€ par consultation, ainsi qu’une augmentation du forfait hospitalier) est supposée responsabiliser les patients et contribuer à rationaliser leur consommation de biens et services médicaux.
Cet idéal hyper-rationnel qui s’appuie sur l’épidémiologie et la science médicale rencontre des obstacles de plusieurs natures. Il est d’abord confronté à l’irrationalité d’une partie de la consommation de soins. Il se heurte aussi à la complexité institutionnelle. En effet, les acteurs qui participent à la gestion du système de santé sont à la fois des prestataires publics, associatifs ou privés, des coordinateurs, des financeurs publics, des assureurs… A la multiplicité des acteurs s’ajoutent une législation et une réglementation complexes, résultant d’une histoire où chaque gouvernement a ajouté sa « brique personnelle » au dispositif. Enfin, cette rationalité s’applique avant tout à la consommation des soins ; les formes alternatives d’amélioration de la santé (modification des comportements, prévention, santé communautaire) sont peu mises en avant dans le contexte français.
L’identification des nouveaux risques repose sur la participation croisée d’hommes politiques, de journalistes, de groupes de pression particuliers représentant des victimes réelles, de scientifiques, de moralistes porteurs de l’idéal de solidarité des origines de la protection sociale. Ce processus fait appel également à des moyens techniques : réseaux « sentinelles », surveillance des produits, déclaration obligatoire, registre des pathologies. Définir un objectif de réduction raisonnable des risques met en jeu les experts et les décideurs dans une relation complexe au sein d’une série d’instances spécifiques : haut comité de la santé publique, haute autorité de santé 1, conférences régionales de santé, etc. Ceci aboutit à produire un certain nombre de rapports et de schémas de planification qui mettent en avant des priorités nationales ou locales (Sross, schémas gérontologiques, par exemple). Dans ce contexte, l’objectivation des risques sanitaires procède en plusieurs temps : on commence par les identifier, puis on définit un objectif de réduction de ces risques, une décision est prise à partir de l’analyse de la balance bénéfice/risque, avant que soient mis en place un traitement et des financements correspondants. En dernier lieu vient le contrôle.
On peut se demander si ce processus améliore réellement la démocratie sanitaire. Prenons l’exemple de la prise en charge du risque dépendance. Ce risque a longtemps été traité en tenant compte de la flexibilité du dispositif de protection sociale, c’est-à-dire en attribuant aux personnes âgées l’allocation compensatrice, prestation destinée aux personnes handicapées, et en utilisant le budget d’aide sociale de l’assurance vieillesse (Cnav). A partir des années 1980, les problèmes liés au vieillissement ont commencé à être sensibles ; s’en est suivie une longue période de tâtonnement, au cours de laquelle ont été mises en place, successivement, la prestation expérimentale dépendance, la prestation spécifique dépendance et l’allocation personnalisée pour l’autonomie (APA). La succession des rapports relatifs à la dépendance montre que le débat a d’abord concerné les experts seuls ; il a évolué vers un débat politique restreint mettant en jeu surtout les conseils généraux et la Cnav ; il est devenu enfin un débat de professionnels sur la question de l’évaluation de la dépendance. Depuis quatre ans, les politiques se sont vraiment appropriés la question de la dépendance au sein du Parlement. Le débat politique a débouché sur la création de l’APA et de la Caisse nationale de santé pour l’autonomie (Cnsa), qui a pour mission de gérer le risque et d’organiser la prise en charge équitable sur l’ensemble du territoire. Au total, il aura fallu plus de vingt ans pour définir le risque dépendance que la collectivité acceptait de couvrir, affecter les tâches de gestion et trouver les financements requis.
Cette relative lenteur du processus s’explique par la réelle difficulté du problème de la prise en charge des personnes dépendantes, et par des résistances du corps social relevant de l’âgisme. L’intervention des pouvoirs publics dans le champ de la dépendance a pris plusieurs modalités : détermination des masses financières globales (le vote de l’objectif national des dépenses d’assurance maladie – Ondam – a un impact sur le financement des établissements médico-sociaux), élaboration de plans d’interventions successifs, dans l’urgence le plus souvent (Plan Alzheimer, plan de modernisation des institutions) et création d’institutions financières (Cnsa).
Toutefois, l’intervention des hommes politiques s’est structurée à pas mesurés, la représentation directe des personnes âgées ou de leurs familles demeure très restreinte, l’usager ne trouve pas pleinement sa place dans la prise de décision et la participation des acteurs professionnels est inégale.
La démocratie sanitaire progresse de façon laborieuse. Les débats contribuent à définir des enveloppes financières globales qui ne reposent pas toujours sur des choix parfaitement clairs en matière de panier de soins. En d’autres termes, les arbitrages sont pour l’essentiel des arbitrages quantitatifs et financiers.