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Dossier : Le débat, noeud de la démocratie

Sur la liberté de penser


Resumé Comment s’articulent espace public et espace prive : plus qu’une question de procédure, un enjeu éthique.

L’hypothèse risquée ici est que le débat public libre n’est pas simplement une propriété ou un bienfait de la démocratie, mais en constitue l’essence. Contrairement à l’étymologie, en effet, nous entendons spontanément par démocratie tout autre chose que l’exercice du pouvoir par le peuple. On peut concevoir une monarchie démocratique et une « démocratie » populaire parfaitement dictatoriale. Les circuits empruntés par le pouvoir sont en la matière autrement importants que son origine juridique et la souveraineté populaire ne garantit rien. Ce qui constitue la démocratie, c’est la liberté effective que chacun y trouve. Et si le débat public caractérise la démocratie, ce n’est pas tant parce qu’il est un débat et qu’il est public que parce qu’il met en rapport des individus au statut très particulier : ils ont autorité sur eux-mêmes, sans que nul ne puisse se substituer à eux. Des individus libres, dont nous voudrions montrer que s’ils participent réellement à des débats publics, c’est parce que veille déjà en eux quelque chose que rien ne peut réduire : leur pensée.

La démocratie ne concerne pas d’abord le pouvoir

Que mettre, en effet, sous le terme de liberté ? La liberté de penser, et rien d’autre. Mais la liberté de penser n’est pas seulement le droit reconnu d’avoir des opinions et de les exprimer. Il s’agit d’un exercice de la rationalité autrement exigeant, mobilisant la totalité de l’être qui s’y engage. Il présuppose la capacité à transformer son environnement, le réfléchir, participer à la vie collective et avoir prise sur le monde. Et c’est bien la pensée comme telle qui est convoquée en ce lieu de décision ultime, quant à ce qui vaut et ce qui ne vaut pas dans l’ordre de la parole dite et entendue. Or les conditions de la liberté de penser sont nombreuses, complexes et difficiles et, pour tout dire, politiques. Elles vont en effet de la liberté d’aller et venir jusqu’à la mise à disposition de chacun des moyens de s’informer et de se cultiver ; de la possibilité de vivre décemment au sentiment que chacun peut donner à sa vie le sens qu’il entend. On n’imagine pas non plus une liberté de penser qui n’aurait pas en son pouvoir de participer plus ou moins directement aux décisions souveraines. Indépendamment de ces conditions très strictes, on ne peut parler ni de liberté de penser, ni de démocratie. On pourrait d’ailleurs résumer tout cela en écrivant qu’il n’y a pas de liberté politique, ni même économique, sans liberté de la pensée. Qu’en revanche, dès lors que cette dernière existe réellement, alors il y a démocratie.

Une forme spécifique de rationalité

Lorsque Jürgen Habermas écrit qu’il faut « attribuer la rationalité d’une expression à sa capacité d’être critiquée et fondée » 1, il a bien conscience de renouer avec une conception politique de la rationalité, la rationalité communicationnelle, qui renvoie « finalement à l’expérience centrale de cette force sans violence du discours argumentatif, qui permet de réaliser l’entente et de susciter le consensus. C’est dans le discours argumentatif que des participants différents surmontent la subjectivité initiale de leurs conceptions » 2. La rationalité communicationnelle est celle qui assure le fonctionnement de la démocratie, parce qu’elle abrite en son sein le libre débat où la pensée offre sa vulnérabilité à la libre critique. D’une certaine façon, nous pouvons donc bien dire dès maintenant qu’il y a identité entre la liberté de la pensée et la démocratie – et que le débat public est à sa racine.

Et pourtant, nous ne sommes pas au bout de nos peines : si nous voulons vraiment comprendre en quoi la démocratie est bien démocratique, c’est-à-dire en quoi elle assure bien la liberté de penser individuelle – car il n’y en a pas d’autres –, il faut montrer que l’essence même du débat public se tient au cœur de la pensée de chacun. Il ne suffit pas en effet d’instaurer des procédures de débat public et des consultations pour voir triompher la rationalité démocratique !

Organiser l’espace politique

Prise sous cet angle, la démocratie nous semble être une certaine manière d’organiser les rapports entre espace public et espace privé. J’ignore si les considérations de Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne sur l’exercice de la politique dans l’Antiquité grecque sont historiquement exactes. Peu importe ici : elle y développe une série de concepts particulièrement pertinents pour s’y repérer dans cette articulation. L’espace politique, dit-elle, à l’encontre d’une idée trop facilement reçue, n’est pas celui du commandement. C’est au contraire celui de la parole libre, adressée à d’autres hommes libres, en vue d’une action, ce terme étant réservé techniquement pour désigner une action politique, c’est-à-dire une action décidée en commun ou, plus exactement, ensemble. L’exercice du commandement, au contraire, est chose privée, strictement circonscrit à la maison, où il est question de faire obéir ces êtres serfs que sont les femmes, les enfants, les esclaves.

L’espace proprement politique est donc cet espace public où le débat peut se déployer dans toute sa liberté. Ce qui a brouillé les cartes, c’est l’entreprise platonicienne que Hannah Arendt interprète comme une tentative trop bien réussie de faire basculer dans le champ politique la question du commandement : qui est digne de commander à et dans la Cité ? Platon a tenté de se débarrasser définitivement du politique, trop dangereux et inquiétant, en tentant de le remplacer par un gigantesque espace privé où, au moins, les choses sont claires et le principe de l’autorité immédiatement compris comme capacité à donner des ordres. Or nous sommes restés sur cette transformation, et nous avons perdu l’essence du politique. Ou plutôt, il a été profondément remanié, de sorte que maintenant c’est plutôt l’espace public qui est le lieu de la contrainte et l’espace privé, le lieu de la liberté et, par conséquent, de la liberté de penser également. La tâche est alors apparemment de savoir comment on va raccorder contrainte publique et liberté privée. Le passage par Hannah Arendt a l’avantage de poser différemment la question de leur articulation, d’inviter à tenter autre chose.

Quel espace peut accueillir le débat démocratique ?

Si l’on entend par espace public celui où s’étend l’autorité politique et par espace privé celui qui est confié à l’autorité de l’individu comme tel, il y a, quant à la liberté, assurément de bonnes et de mauvaises manières de raccorder les deux espaces l’un à l’autre. La pire des manières est sans nul doute lorsque l’espace public envahit tout, règle tout : il n’y a plus en fait d’espace privé. Correspondrait assez bien à cela une dictature ou un régime totalitaire. Mais précisément, un tel espace procède à sa propre négation. En s’identifiant à l’espace privé, il devient lui-même autre chose que l’espace public. Personne ne peut s’y « tenir ». Il n’est plus ce « domaine public, monde commun, [qui] nous rassemble mais aussi nous empêche, pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres. » 3. Une société où l’espace public envahit tout, interdit toute pensée, car il faut de l’espace pour penser.

Mais l’invasion symétrique par l’espace privé ne vaut guère mieux. En apparence, il permet le débat. Mais en réalité il met aux prises directement les individus les uns avec les autres. Il les livre à la surveillance mutuelle du conformisme social et à la contractualisation générale de tous leurs rapports. Or la contractualisation généralisée n’est pas un espace de débat, elle n’est qu’une certaine manière de reconduire la violence du commandement privé. Un commandement équilibré, mais un commandement quand même. On ne saurait ici en appeler à la notion de contrat social. Chez Rousseau, le contrat social n’est pas passé entre les individus – ou plus exactement, le fait même de passer le contrat social engendre la communauté politique, l’espace public, dans lequel chacun se trouve mis en rapport tout en étant délivré, délié par rapport aux autres. Nul n’y commande à un autre 4.

Dans un espace purement privé, chacun se trouve en fait dessaisi de l’autorité sur sa propre vie qui est confiée à la communauté des individus privés et en fin de compte à leur subjectivité. « Vous me dérangez, donc vous êtes en tort. » Et il ne suffit pas de mettre du « tiers », comme on dit, pour restaurer un espace dans lequel la liberté de penser soit possible. Car le seul tiers que l’on puisse alors instaurer est celui de l’autorité judiciaire. Or le tribunal ignore le débat libre, il ne connaît que le débat contraint, où chaque proposition n’est pas offerte selon sa vulnérabilité à la critique, mais selon sa capacité à remporter la victoire. Exactement une rationalité instrumentale déguisée en rationalité communicationnelle. Pour le coup, on a envie d’en appeler au Platon du Théétète : « Ils ne sont jamais que des esclaves plaidant devant leur maître commun, qui siège, ayant en mains une plainte quelconque » 5.

Il ne suffit pas de séparer espace public et espace privé

A peine plus satisfaisante est la simple séparation géographique de l’espace public et de l’espace privé. Il y aurait ainsi des lieux publics, où tout ce qui paraît « peut être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible » 6 et qui seraient régis par les règles politiques : lieux de la citoyenneté par excellence, ils demandent le respect d’un certain nombre de prescriptions mais autorisent aussi la prise de parole et la confrontation dans des cadres strictement définis. Dans cet espace, chacun est invité à se soumettre à l’universalité de la raison, assimilée à la souveraineté même de la République. Une telle conception peut aller jusqu’à la caricature et reconduire à la domination totale par l’espace public. Ainsi Claude Nicolet écrivant : « Il faut insister sur la démarche initiale et fondamentale : la République, en fin de compte, repose sur le refus conscient de toute forme de transcendance. En tant que régime politique sans doute ; mais elle n’est pas seulement un régime, puisqu’elle construit et détermine elle-même l’individu comme la société. Ce refus de la transcendance sera donc aussi large et aussi complet que possible, et débordera la politique au sens étroit du mot […] la République, c’est d’abord l’abolition, dans l’esprit de tous et de chacun, de ces éternels ennemis : le recours à la transcendance, l’acceptation des « vérités » toutes faites, l’égoïsme des intérêts. » 7.

En face de cet espace public souverainement occupé, il y a d’autres lieux, privés, où chacun est libre de faire et de penser ce qu’il veut, dans le cadre de la loi il est vrai. Il peut même croire à la transcendance, si ça lui chante. Mais qui ne verrait qu’une telle construction conduit simplement à la disqualification complète de toute liberté de penser, réduite à une concession que la Raison est bien contrainte de consentir, par tolérance, à toutes les formes de superstition ? Ce qui est privé n’est alors que privé, c’est-à-dire en fait dérisoire. Mais, s’étant ainsi dramatiquement coupé de sa propre vie, l’espace public n’a plus qu’à offrir le cadre vide d’une universalité morte : l’ensemble sombre dans le ridicule. On pense à Mona Ozouf décrivant la façon dont le Serment, lors des fêtes de l’Etre suprême, était préférence donnée à la stérilité du futur par peur de la fécondité du présent : « La leçon générale dispensée par une pédagogie de la peur » 8. « Ce que nie le jureur, c’est le temps dans sa dimension corruptrice » 9.

L’espace interne du débat public

A partir de là, il est possible de désigner, au moins formellement, comment doivent s’articuler les deux espaces pour que la liberté de penser soit possible. Si ni l’espace public ne doit dominer l’espace privé, ni l’espace privé dominer le public et si, pas plus, il n’est possible de les séparer, alors – nécessairement –, ils doivent s’envelopper l’un l’autre en tout point de leur extension.

Il resterait à préciser ce que cela veut dire. La démocratie est dans la possibilité du débat public, à condition que celui-ci ait son enracinement dans le droit que chacun a de penser. Mais qu’on y réfléchisse : si les deux espaces public et privé s’enveloppent l’un l’autre, cela signifie que nous pensons librement à partir de la présence en nous d’un espace public qui nous autorise à penser. Je me contenterai, sans la développer, de reprendre une thèse hégélienne : dans la mesure où l’on accepte d’appeler Etat l’espace public, il faut dire que l’Etat est plus en nous que nous ne sommes en lui, non pas parce que nous l’aurions intériorisé, mais parce que c’est en nous ce qui nous fonde et non ce qui nous contraint, ce qui donne à chacun la force et la légitimité de prendre part au débat public 10.

Dans cette perspective, en ce lieu où chacun prend ses décisions, l’éthique l’a emporté sur la procédure, puisque, en dernière instance, la présence du débat public en nous signifie d’abord notre autorisation à juger librement de tout, et ensuite notre capacité à accueillir des décisions collectives contraires, sans contester leur légitimité mais sans se sentir obligé d’y adhérer selon notre intime conviction. Ce lieu, que l’on osera qualifier « d’espace interne du débat public », est ainsi celui où nous nous délions de tout ce qui n’est pas notre liberté.



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1 / Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tome I, trad. Jean-Marc Ferry, Fayard, 1987, p. 25.

2 / Ibid., p. 27.

3 / Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Calmann-Lévy, 1983, p. 92.

4 / Les difficultés et les contradictions du Contrat social proviennent entre autres choses de l’incapacité de Rousseau à restaurer l’espace privé après avoir tout donné à l’espace public.

5 / 172d, trad. Auguste Diès, Les Belles Lettres, 1963.

6 / Hannah Arendt, op. cit., p. 89.

7 / Claude Nicolet, La République en France, Seuil, 1992, p. 498, cité par Paul Valadier, « L’idée de République en péril », Études, juin 2004, p. 783.

8 / « La fête sous la Révolution française », In Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.) Faire de l’histoire, t. III, coll. Folio, Gallimard, 1974, p. 365.

9 / ibid., p. 366.

10 / Voir Eric Weil, Hegel et l’Etat, Vrin, 1966.


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