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La conception traditionnelle du processus d’action publique correspond-elle à la réalité ? Un problème émerge, porté par des acteurs de la société civile, il prend de l’ampleur dans le débat public ; le gouvernement le reconnaît suffisamment important pour faire l’objet d’une politique particulière ; les solutions sont mises en discussion avant de prendre la décision la plus à même de le résoudre. Ainsi, le débat intervient à deux moments : quand les acteurs sociaux poussent à faire émerger un problème et à l’inscrire sur l’agenda du gouvernement, et quand celui-ci engage une concertation sur les solutions à apporter. Mais derrière cette présentation idéale, que se passe-t-il ? Plus que pour fonder démocratiquement et rationnellement les décisions publiques, le débat intervient d’une part pour tenter de justifier certaines mesures, et d’autre part pour négocier des solutions avec les groupes susceptibles de bloquer les réformes. Pour illustrer notre propos, nous prendrons le cas de la réforme des retraites.
En France, les débats prennent souvent la forme de rapports commandités par les pouvoirs publics. En matière de retraite, le gouvernement a d’abord demandé de nombreux rapports, avec deux objectifs précis : diffuser l’idée qu’une crise démographique mettait en danger les retraites, et tester les réactions face aux solutions envisageables.
Au cours des années 80, le financement des retraites à venir devient un enjeu majeur. De multiples études sont commandées 1 : les projections montrent que pour conserver un système équilibré en 2025, il faudrait soit augmenter les cotisations de 170 %, soit baisser les prestations de moitié. Les propositions insistent sur un changement du mode de calcul des retraites : allongement de la durée de cotisation ; changement du salaire de référence ; changement du mode d’indexation des pensions 2. Pour autant, aucune réforme n’est mise en route jusqu’en 1993, malgré le déficit et les prévisions pessimistes.
Mais, dans la crainte de réactions face à une réforme douloureuse, les gouvernements préfèrent en retarder la mise en œuvre, se contentant de reproduire les vieilles recettes, politiquement moins risquées. Entre 1985 et 1991, les cotisations retraite des salariés passent de 4,7 à 6,55 % du plafond de la Sécurité sociale. Les partenaires sociaux, eux-mêmes gestionnaires du système de retraite complémentaire obligatoire (Agirc et Arrco) relèvent les cotisations sociales en 1993 et en 1994, et font légèrement baisser le niveau des pensions complémentaires. Les politiques publiques se traduisent surtout par de nombreuses campagnes d’information. Il s’agit de faire prendre conscience aux Français d’une menace démographique grave, en attendant que « les esprits soient mûrs ».
Peu après les élections législatives de mars 1993, le gouvernement Balladur adopte cependant une réforme mettant en œuvre les préconisations des différents rapports. Entre avril et juin 1993, il consulte les partenaires sociaux, cherchant à obtenir le soutien de la Cfdt et la neutralité des autres. La réforme prévoit des réductions de prestations dans le privé ; elle ne concerne pas les régimes spéciaux du secteur public, où les prestations sont les plus généreuses, mais où les syndiqués sont prêts à se mobiliser.
Pour faire accepter une réduction progressive du taux de remplacement de retraites (de 74 % en 1993 à 66 % à partir de 2008), un deuxième volet est prévu, visant à séparer ce qui relève de l’assurance sociale de ce qui relève de la solidarité. Un Fonds de solidarité vieillesse (FSV) est créé pour financer les prestations non contributives pour les retraités qui n’ont pas assez cotisé.
En revanche, lorsque Alain Juppé cherche à étendre cette réforme aux salariés du secteur public en novembre 1995, il ne fait pas preuve de la même prudence politique. Il souhaite étendre les règles de calcul du privé au public, en faisant notamment passer de 37,5 à 40 ans la durée nécessaire de cotisation pour obtenir une retraite à taux plein. Il estime bénéficier de suffisamment d’atouts politiques et redoute les effets réducteurs des négociations préalables à une réforme sociale. Il choisit donc d’élaborer son plan en secret, sans négociation avec les partenaires sociaux. Dès le 23 novembre, des grèves massives sont déclenchées dans la fonction publique (en particulier à la Sncf et à la Ratp) et d’imposantes manifestations se multiplient jusqu’au 22 décembre 1995. Face à l’ampleur des réactions, le gouvernement doit retirer son projet.
Échaudé par l’échec de Juppé, Lionel Jospin consacre son mandat au débat, espérant préparer le terrain d’une nouvelle réforme. Quelques mesures sont prises pour préserver l’avenir des retraites par répartition, et ouvrir la voie à la capitalisation. Le rapport Charpin 3 (avril 1999) s’inscrit dans la continuité des précédents. Si les tendances actuelles persistent, un Français sur trois aura plus de 60 ans en 2040 ; le rapport entre retraités et actifs passera alors de quatre à sept pour dix. L’avenir du système de retraite par répartition serait compromis à partir de 2010. Le rapport Charpin propose d’allonger à 42,5 ans la durée de cotisation nécessaire pour une retraite à taux plein, et d’aligner le sort des fonctionnaires et assimilés sur celui des salariés du privé.
D’autres rapports, pourtant, contrastent avec l’homogénéité de ces expertises. La fondation Copernic 4 conteste l’idée d’un choc démographique, ainsi que l’interdit qui semble peser sur toute nouvelle augmentation des cotisations-retraite. Le vieillissement de la population signifiera aussi une baisse du nombre d’enfants, et sans doute de chômeurs 5, donc des dépenses sociales qui leur sont consacrées. Il sera donc possible de redéployer une partie des dépenses vers les retraites.
En septembre 1999, Dominique Taddéi publie pour le Conseil d’analyse économique une étude, « Retraites choisies et progressives », qui insiste sur la contradiction entre l’augmentation de la durée de cotisations et l’usage toujours important des pré-retraites. Il suggère d’instaurer un système de transition progressive de l’activité vers la retraite. René Teulade, à son tour 6, dans un rapport reflétant la majorité des points de vue du Conseil économique et social (et notamment des syndicats de salariés), souligne l’incertitude des projections démographiques à 40 ans. Selon les deux textes de D. Taddéi et de R. Teulade, les solutions passent par une forte croissance économique et une augmentation de l’emploi des salariés vieillissants. Le débat est donc réel, contradictoire et fortement médiatisé. Le gouvernement préfère attendre que les élections de 2002 soient passées avant de décider. Il met en place en avril 2000 le Conseil d’orientation des retraites, réunissant experts et représentants des partenaires sociaux (mais le Medef refuse d’y siéger). Jospin n’a cependant pas trouvé les bases d’un compromis. Une nouvelle fois, il faudra attendre non pas que le débat ait porté ses fruits, mais que la conjoncture politique s’y prête (le lendemain d’une élection) pour que la réforme soit lancée.
Nouveau Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin veut faire preuve de prudence, afin d’éviter les déconvenues d’Alain Juppé, mais aussi d’initiative, afin d’éviter les critiques pour immobilisme subies par Lionel Jospin. De juin à décembre 2002, les deux ministres en charge de la réforme des retraites cherchent à élaborer une réforme apte à résoudre les problèmes annoncés tout en évitant une trop forte contestation. L’enjeu principal est vite présenté comme celui de l’alignement du secteur public sur le privé. Les confédérations syndicales reconnaissent la nécessité d’agir, mais posent leurs conditions. Pendant trois mois, les deux ministres reçoivent partis politiques, experts, syndicats et patronats (mêlant ainsi les syndicats dans la masse d’autres acteurs afin de diminuer leur influence). Une polémique s’instaure dans les médias. S’agit-il de lancer des négociations, ou simplement d’écouter ?
Le 18 avril 2003, un projet de texte est présenté, qui compte déjà 81 articles. La durée de cotisation pour tous, dans les secteurs public et privé, sera de 40 ans (41 en 2008, quasiment 42 ans en 2020). Il annonce aussi que la revalorisation des pensions se fera pour tous sur les prix (alors que les fonctionnaires voyaient leur pension augmenter au même rythme que les salaires de la fonction publique). Il annonce aussi un système de bonification ("surcote") en cas de départ à la retraite au-delà des 60 ans et de sanction ("décote") en cas de départ avant cet âge et d’années de cotisations manquantes. Aucune mesure claire de financement du déficit des retraites n’est annoncée. Ces propositions déclenchent la protestation de tous les syndicats. Chaque camp cherche à montrer ses forces. L’ampleur de la mobilisation du 13 mai (notamment des enseignants) surprend gouvernement et syndicats. Fo est confirmée dans sa volonté de s’opposer à toute réforme, les dirigeants de la Cgt, qui voulaient prouver leur évolution, revoient leur stratégie, la Cfdt insiste plus fortement sur la question des basses retraites et des carrières longues…
Malgré les demandes des partenaires sociaux, il n’y aura pas de véritables négociations sur ces mesures avant la nuit du 14 au 15 mai, au cours de laquelle la Cfdt et la Cgc obtiennent des concessions et décident de signer. Le gouvernement accepte, entre autres, de garantir un taux de remplacement de 85 % du Smic pour les plus basses retraites et un taux de 66 % pour toutes les autres retraites. Les personnes ayant accumulé plus de 40 ans de cotisations avant 60 et ayant commencé à travailler entre 14 et 16 ans pourront partir à l’âge de 58 ans. Il annonce la création d’un régimes complémentaire par point pour prendre en compte les primes des fonctionnaires. Il annonce enfin une hausse de 0,2 % des cotisations sociales à partir de 2006 pour financer les départs avant 60 ans, et compte sur la baisse à venir du chômage pour financer les grands déséquilibres (les mesures annoncées ne devraient permettre de couvrir qu’un tiers des déficits futurs). Fo, la Cgt, l’Unsa et la Fsu refusent cependant de signer l’accord. En mai et juin 2003, de nombreuses grèves affectent le secteur public, les transports, l’enseignement. Resté ferme sur les retraites, le gouvernement retire d’autres projets (décentralisation d’une part du personnel non enseignant de l’Education nationale, réforme des universités). Et le mouvement s’épuise peu à peu.
Le Parlement votera ainsi le 24 juillet 2003 une loi portant réforme des retraites, reprenant les grandes lignes annoncées par François Fillon, amendées par l’accord avec la Cfdt et la Cgc. La Cftc obtiendra du Parlement d’améliorer les bonifications pour enfants pour les femmes fonctionnaires. Enfin, sans qu’il y ait eu de débats ni de négociation avec les syndicats sur ce point, le gouvernement annonce devant le Parlement la création d’un régime facultatif de retraites par capitalisation pour les salariés du privé (Plan d’épargne retraite populaire) et un réaménagement des plans d’épargne salariale créés par Laurent Fabius afin qu’ils deviennent de véritables plans d’épargne retraite.
On le voit, le débat sur les retraites a d’abord servi à « préparer les esprits », à diffuser l’idée qu’il y avait une crise et qu’il fallait réduire les retraites à venir (sans vraiment discuter des solutions alternatives). Et les discussions politiques (entre consultation et négociation) ont moins visé à choisir la meilleure solution qu’à négocier un compromis acceptable par certains acteurs susceptibles de bloquer la réforme.
1 / Voir Léon Tabah, Vieillir solidaires, Rapport du Commissariat général au Plan, la Documentation française, 1986 ; Pierre Schopflin, Evaluation et sauvegarde de l’assurance vieillesse, Rapport au ministère des Affaires sociales et de l’Emploi, 1987 ; René Teulade , Rapport de la Commission de la protection sociale, la Documentation française, 1989 ; L’avenir des retraites, Insee, 1990 ; Livre blanc sur les retraites, Garantir dans l’équité les retraites de demain, Commissariat général au Plan, 1991.
2 / Le livre blanc sur les retraites de 1991 synthétise la plupart des propositions précédentes. Tous ces rapports sont similaires aussi bien dans le diagnostic démographique des problèmes que dans leurs propositions.
3 / Jean-Michel Charpin, commissaire au Plan, L’avenir de nos retraites, rapport au Premier ministre, La Documentation française, 1999.
4 / Constituée d’universitaires opposés au néo-libéralisme et de syndicalistes qui s’étaient opposés au plan Juppé.
5 / Le rapport Charpin fondait ses projections sur l’hypothèse d’un taux de chômage stabilisé entre 6 et 9 % de la population active.
6 / René Teulade, L’avenir des systèmes de retraite, Conseil économique et social