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Le mouvement altermondialiste constitue-t-il une force cohérente, capable de modifier le cours de la mondialisation ? L’on peut craindre son essoufflement. Et les difficultés à surmonter sont grandes, qui interrogent la culture des militants du changement social. Celle-ci, au siècle passé, s’est nourrie d’une vision idéologique jusqu’à flirter avec les totalitarismes. Mais l’efficacité d’une action pour le changement suppose de se donner une ligne politique. Le mouvement altermondialiste ne répond qu’en partie à cette exigence tant il prend en compte l’éclatement des attentes de sociétés et d’individus à la recherche de leur identité. Le dernier rassemblement de Bombay n’a pas fait exception : extraordinaire par son ampleur, il renvoyait chaque participant à ses propres choix et à ses convictions. Au détriment d’une unité active ? L’accent qui sera donné au prochain forum, à Porto Alegre, vise à stimuler l’énoncé concret de propositions. Mais la force du mouvement est peut-être ailleurs : dans sa capacité à mettre en scène une alternative aux dérives de la mondialisation.
Cela vaut-il la peine de se retrouver, si c’est pour constater ses divergences ? Tous ont fait leur le slogan « un autre monde est possible ». Mais qu’entend-on par possible ? Les « réalistes » choisissent de mettre en avant des initiatives, des expériences concrètes sur lesquelles ils appellent à capitaliser. La démonstration vient de l’accumulation : oui, un autre monde est possible, parce que en Afrique, en Asie, en Amérique latine, des actions de développement ont été lancées. Un autre monde est aussi possible, quand ceux qui défendent au nom des droits de l’homme des victimes de l’oppression ou de la violence sont plus forts grâce aux réseaux de soutien qui traversent les frontières.
D’autres, plus utopistes, enjambent plus volontiers ce long labeur qui consiste à mettre ensemble ces initiatives, pour souligner leur trait commun. Un autre monde est possible, si l’on peut se le représenter. Le Forum doit être une mise en scène où celui qui rêve autrement le monde n’est plus tout seul. L’utopiste croit à la force des images et au pouvoir des mots. Non pour les fixer dans une théorie, mais pour évoquer des chemins possibles. Un commerce équitable, qui, pour le réaliste, démontre une justice en actes, devient un symbole de transformation.
A côté de ces deux groupes, on trouve les « idéologues », au sens noble du terme. Ils croient qu’un mouvement politique ne s’inscrit dans la durée que soutenu par un discours lié à une démarche d’action. Il y a urgence : l’effondrement du bloc soviétique s’est traduit par l’effacement des alternatives au capitalisme libéral. Démontrer qu’un autre monde est possible demande de construire une force qui se donne une ligne commune, où pour tous les individus les mêmes mots appellent aux mêmes engagements.
Le mouvement culturel qui traverse toutes les sociétés occidentales comme asiatiques ne facilite pas la tâche politique d’unification d’un mouvement. On sait combien les partis politiques qui essayent de structurer un programme peinent à entraîner l’adhésion. Une affiliation trop forte, un lien trop durable ne conviennent guère à l’individu contemporain. Des structures plus souples, en apparence plus malléables (comme Attac), emportent l’adhésion. « Puisque la démocratie n’est plus dans les partis, il faut la chercher ailleurs ». Il y aurait ainsi une démocratie informelle, comme l’économie. Transitoire, riche d’initiatives mais propice aux manipulations. Informelle, parce qu’en deçà du droit, mais non sans règles qui pourraient bien inscrire dans la durée des rapports de force. Car si l’individu parvient à faire son chemin et à poser des choix, c’est qu’il est souvent doté d’un capital social et intellectuel qui lui permet de s’orienter. Les Forums mondiaux ou continentaux sont pour lui comme un immense supermarché, il y trouve une large palette de réflexions et de propositions.
D’une certaine manière, la force du Forum de Bombay fut de mettre en évidence cette multiplicité de l’offre militante et idéologique de l’altermondialisation. En guise d’esquisse d’une typologie, on aurait pu repérer sept forums, comme autant de subdivisions, de sous-espaces de ce forum global : les pacifistes, les écologistes, les adhérents des mouvements populaires (sans terre du Brésil ou Dalits de l’Inde), les syndicalistes, etc. Deux groupes retiennent particulièrement l’attention, en raison de leurs évolutions et du bénéfice qu’ils sont à même de tirer du Forum ; deux groupes qu’on pourrait rattacher à la catégorie des réalistes.
Un premier réunit tous les acteurs du développement, qui refusent de réduire cette lutte à un combat contre la pauvreté. Ils s’opposent à cette approche restrictive qui domine au sein des instances internationales. Mais il existe des tensions entre eux, sinon un conflit de rationalité. Les grandes associations, les organismes de coopération internationale, publics ou privés, développent une vraie stratégie politique, mais ils tendent à exprimer cette orientation en termes comptables. D’autres acteurs, plus locaux, plus proches des besoins immédiats, peinent parfois à faire entendre leur voix, ou à devenir les experts d’un jeu qui confine à l’absurde quand il consiste à malmener projets et lignes budgétaires pour que les deux coïncident. Cette tension appelle le mouvement à une re-politisation du travail de développement. Sur plusieurs continents, on prend conscience de l’importance de la mobilisation des autorités locales, d’un contrôle budgétaire exercé sur l’administration, de la mise en place de structures de démocratie participative. L’Inde est sur ce point exemplaire : alors que dans les années 70 et 80, le développement y était presque devenu une technique sociale, beaucoup d’Ong ont à nouveau mis en route des programmes de formation citoyenne, de contrôle démocratique…
À côté de ce forum du développement, un autre groupe à Bombay était celui des militants des droits de l’homme. Deux traditions se croisent dans les grandes assemblées internationales : celle, issue du monde anglo-saxon, dominée par de grandes Ong comme Amnesty International ou Human Rights Watch, et celle plus continentale de la Fidh, dont fait partie la Ligue des droits de l’homme. Ces organisations tirent profit de l’occasion de se rencontrer : des liens se tissent et des soutiens s’organisent pour défendre des personnes ou des groupes. Leurs interrogations sont mieux partagées. Sur la lutte contre le terrorisme d’abord, qui a entraîné la mise en place d’un arsenal répressif et un durcissement des législations, restreignant les libertés individuelles et collectives, particulièrement les libertés d’expression. Quand des régimes, dont les dérives autoritaires étaient déjà connues, ont « profité » des peurs et des pressions occidentales pour poursuivre des opposants (le cas de la Tunisie est souvent invoqué), face à la montée sécuritaire, la mobilisation militante s’affaiblit.
C’est l’élargissement de la perspective des droits de l’homme aux droits sociaux qui offre une plate-forme de travail commune pour ces acteurs associatifs souvent tournés vers la défense de personnes ou de groupes menacés et les Ong centrées davantage sur le développement.
Ces deux forums dans le Forum, appelés à se rencontrer sur le terrain des droits sociaux, sont sans doute les plus à même de contribuer au mouvement altermondialiste en aidant à faire émerger des « propositions ». Francisco Whitaker (cf. son témoignage dans le cahier) insiste sur la nécessité de ce virage, et sur un ancrage du mouvement social dans des formulations concrètes. Mais pour de nombreux groupes, le chemin est encore long : le travail de repositionnement idéologique, depuis la fin de la guerre froide, n’est qu’à peine esquissé, ou bien l’utopie constitue leur seule ambition. Cependant, un véritable déplacement pourrait survenir avec l’entrée d’autres mouvements populaires dans la dynamique même des échanges. Avec eux se joue une nouvelle « représentation », à distance des images que nous donnent les conférences des grands de ce monde.
Si la mondialisation est devenue un symbole de puissance, et d’écrasement des faibles, les images des réunions du G7, par exemple, y ont largement contribué. Or les mouvements populaires présents à Bombay, issus de l’Asie et de l’Amérique du Sud, ont présenté un autre visage. Leurs militants ne participaient pas aux tables rondes, ils défilaient dans les rues. A Porto Alegre, les années précédentes, une place importante avait été donnée aux intellectuels. A Bombay, le mouvement des dalits s’est exprimé à la fois par la voix de leaders chevronnés et par les danses de groupes entiers, par le théâtre ou la musique. La culture de chaque groupe prenait un visage humain. Les récits de lutte invitaient à une reconnaissance de la place de chacun sur notre planète. Et cette « mise en scène » donnait mieux à saisir la réalité.
Il reste qu’une formulation politique de l’altermondialisation appelle une plus grande synergie, une interpénétration des deux manières de voir, de penser, d’organiser la vie ensemble. Le risque est celui d’une simple juxtaposition des deux scènes : ceux qui interprètent et argumentent dans des discours sur les choix du monde en recourant à un faux anglais universel, et ceux qui défilent, chantent, font mémoire et dont les cultures propres imprègnent les expressions. Le pari du prochain Forum sera d’arriver à croiser ces deux scènes. C’est à ce prix qu’il peut y avoir mouvement.