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Les partis politiques sont les acteurs clés des démocraties représentatives occidentales. Leur rôle consiste à socialiser et à intégrer les citoyens à la vie politique ; à agréger les demandes émanant de la société et élaborer les programmes sur lesquels ils se présentent devant les électeurs ; à former et sélectionner les élites. Il apparaît cependant que les deux premières fonctions sont parfois en déclin 1. La présidentialisation des institutions et la vedettisation du monde politique et médiatique donnent une image des partis réduits à des « écuries » préparant les candidats dans la seule perspective d’une conquête du pouvoir.
Les mutations sociales et la remise en question des identités prescrites ne permettent plus aux partis de se contenter du soutien de groupes sociaux déterminés. Ils doivent s’efforcer de séduire des électeurs dans l’ensemble de l’électorat, particulièrement au centre. Alors qu’il ne semble plus exister de solutions miracles aux grands problèmes économiques et sociaux, les partis de gouvernement s’attachent à offrir des alternatives crédibles à des citoyens de plus en plus critiques et informés, qui doutent de la capacité des gouvernants à tenir leurs promesses électorales. Pour convaincre les électeurs, ils produisent des programmes de gestion, réalistes et raisonnables, au risque d’une homogénéisation croissante de leurs propositions politiques. Leur prudence dans l’élaboration de projets explique que la compétition se soit déplacée sur le terrain de la communication et du marketing. La personnalité des candidats et la maîtrise de l’image sont les nouveaux instruments de propagande, avec le danger de privilégier la présentation sur la substance.
Avec la fin des idéologies, les contraintes de la mondialisation et la montée de l’électoralisme, les électeurs se voient offrir le choix entre des visions monocolores du développement de la société, déclinées et nuancées selon les étiquettes partisanes. D’où une certaine nostalgie pour un temps où existait un débat politique entre visions du monde. Les conflits du passé paraissent presque comme un âge d’or du débat politique : on oublie qu’il s’agissait d’une confrontation entre absolus plus que d’une délibération constructive. Quel est donc le rôle aujourd’hui des partis s’ils n’articulent plus des projets distincts entre lesquels les électeurs peuvent choisir ? Les partis ne sont-ils pas les principaux animateurs, si ce n’est les acteurs, du débat public ? 2
La question de la place du débat dans les partis politiques est d’autant plus importante que ceux-ci sont contestés et critiqués. Il leur est reproché de ne pas être à l’écoute des « gens ordinaires » et de ne rien avoir à proposer pour résoudre les problèmes de la vie quotidienne. Leur déficit de légitimité se traduit par la montée de l’abstention (qui semble battre de nouveaux records à chaque scrutin), le succès des nouveaux partis et des listes populistes, l’éclatement des revendications sectorielles. Le « 21 avril » a été l’illustration de ce malaise : 16 candidats se présentaient et les deux favoris ont mené une campagne atone, minimisant volontairement certaines de leurs différences. La réaction des électeurs a provoqué un électrochoc. La dispersion des votes et une participation en recul (71 % des électeurs inscrits contre 79 % en 1995 et 85 % en 1974) ont conduit à l’élimination du candidat socialiste, Lionel Jospin, devancé par Jean-Marie Le Pen de quelques centaines de milliers de voix.
La mobilisation citoyenne qui a suivi s’est traduite par un afflux d’adhésions que les grands partis n’ont pas vraiment su fidéliser. Pourtant, depuis une dizaine d’années, les partis français ont tenté de répondre aux critiques. Ils se sont ouverts à la société civile. Des procédures de démocratie participative y ont été introduites. Elles sont invoquées pour légitimer les orientations prises et les organisations elles-mêmes. Mais les partis sont-ils les mieux placés pour être le lieu du débat politique ?
L’approche concurrentielle met en doute l’utilité de la démocratie interne car les adhérents ne sont pas nécessairement représentatifs de l’électorat, ni donc de ses revendications. Ainsi, de telles procédures sont susceptibles d’affaiblir les organisations, non seulement parce que les militants radicaux tendent à promouvoir des propositions impopulaires mais aussi parce que la consultation limite la réactivité. Par ailleurs, quand la communication prend une place croissante dans un environnement caractérisé par une campagne quasi permanente, le débat interne risque de donner une image de division. Ce problème est familier aux Verts qui font de la démocratie interne une de leurs raisons d’être 3 .
« Je n’ai jamais vu que l’on puisse débattre, approfondir et faire avancer des idées dans un parti politique tout simplement parce qu’on ne peut pas mélanger la réflexion intellectuelle et les stratégies de pouvoir », confiait Michel Rocard au Monde le 9 juillet 2002. Cette vision pessimiste, même si elle est réaliste, oppose réflexion (élaboration d’un projet) et action (conquête et exercice du pouvoir d’Etat). Elle soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Elle est conforme à une tendance à la « délocalisation » du débat politique : l’élaboration des propositions politiques est sous-traitée à une multitude de clubs, de fondations et thinktanks qui prolifèrent sur les marges des partis. Mais l’inconvénient est que de telles pratiques contribuent au mal-être des adhérents, qui ne se sentent pas suffisamment écoutés. Elles renforcent dans le public le sentiment que les partis ne constituent plus un lieu de débat, et qu’ils ne sont donc pas à la hauteur de leur mission démocratique.
Les partis ne renoncent cependant pas à se présenter comme des lieux de débat permettant d’élaborer des propositions politiques. Se pose alors la question des modalités : comment débattre et avec quelles conséquences ?
Le parti socialiste a traditionnellement structuré le débat interne à travers l’institutionnalisation des courants. Depuis les déchirements du congrès de Rennes en 1991, le parti s’est appliqué à contrecarrer leur développement. Malgré leur stigmatisation, les courants demeurent cependant une façon de concevoir et d’organiser la discussion. Ils constituent des réseaux alternatifs de socialisation des adhérents et d’articulation des arguments. Mais leur formation est souvent d’inspiration stratégique autant qu’idéologique, car l’utilisation de la proportionnelle de liste pour les élections internes favorise la constitution d’alliances. Les Verts ont rencontré les mêmes difficultés avec leurs « sensibilités », critiquées comme sources de division et de cristallisation de conflits. Ils n’ont pas réussi jusqu’à présent à surmonter cet obstacle. Paradoxalement, l’Ump s’est engagée à institutionnaliser des tendances, organisées sur la base d’affinités idéologiques ou de préoccupations sectorielles, et financées par l’organisation nationale. L’application de cette nouvelle règle reste aujourd’hui encore largement à préciser, mais elle s’explique par la nature même de ce nouveau parti, issu d’une fusion.
Ainsi, le débat interne demeure en France largement structuré par l’existence de groupes et d’identités intermédiaires. Néanmoins, les partis français s’inscrivent pleinement dans un courant européen d’individualisation de la société et l’évolution la plus marquante des quinze dernières années est bien la transformation des rapports partisans. Confrontés à une crise de la représentation, les partis de gouvernement ont tenté de se re-légitimer en introduisant des procédures de démocratie directe, promues par les nouveaux mouvements sociaux et pratiquées par les Verts depuis leur fondation en 1984. Les adhérents ont obtenu de nouveaux droits, dont celui d’être consultés plus régulièrement lors de scrutins internes. Alors que le parti socialiste reposait sur une structure emboîtée qui privilégiait le collectif sur l’individuel, les réformes mises en œuvre depuis 1993 privilégient l’individu-adhérent. Le premier secrétaire est élu au suffrage universel (plutôt que par le congrès ou le conseil national). La reconnaissance du secret du vote est censée libérer les adhérents du contrôle des courants. La multiplication des consultations ponctuelles, jusqu’à la reconnaissance (au congrès de Dijon, en 2003) de la possibilité d’organiser des référendums sur des questions d’actualité, conforte cette tendance. Le Rpr, puis l’Ump, ont introduit des règles similaires : le président est élu au suffrage universel depuis 1998 et certaines positions internes peuvent également être soumises à un vote. Ces procédures rompent avec une culture interne, fondée sur le respect de l’autorité des chefs et sur la nomination des responsables intermédiaires par les dirigeants nationaux.
Toutes ces réformes, présentées comme la preuve que les partis sont « à l’écoute », reposent sur une logique de légitimation par une participation « quantitative ». Les scrutins se sont multipliés, y compris au parti communiste et dans les partis de droite. Ces votes sont supposés instaurer un lien direct entre la direction du parti et la base. Ils participent de l’effort pour saper l’influence des corps intermédiaires au profit des adhérents. Bien que généralement organisés dans les groupes locaux plutôt que par la poste 4, ils renforcent une logique individualiste du militantisme. Mais dans la mesure où les résistances internes ont plus de mal à s’organiser, ils contribuent aussi à conforter le pouvoir des dirigeants et à renforcer leur capacité à obtenir la ratification de leurs décisions.
Les partis français affirment avoir répondu aux demandes de participation par l’introduction de la démocratie « participative ». Il s’agit principalement des procédures de démocratie directe qui permettent un investissement individuel intermittent, l’occasion dans la plupart des cas d’approuver des décisions prises de manière centralisée. Malgré les espoirs placés dans cette démarche, les résultats sont ambigus. Tous les partis, des communistes à l’UMP, enregistrent des taux de participation décevants, souvent en déclin (17 % des adhérents communistes lors d’un scrutin sur la participation du parti au gouvernement en juin 1997 5, 29 % des adhérents pour le congrès fondateur de l’UMP en 2002, 66 % des socialistes pour le congrès de Grenoble en 2000 mais un tiers seulement pour le vote lors des conventions thématiques, 53 % pour le congrès des Verts en 2000). Certains socialistes se plaignent que les « consultations » se bornent à l’expression d’un suffrage au détriment de l’échange d’arguments. Ce type de participation minimaliste, présenté comme « débat militant », s’avère en effet une expérience délibérative peu satisfaisante, quand les positions sont enregistrées sans qu’existe un échange dans lequel puissent s’investir les militants. Ces consultations sont parfois accompagnées de questionnaires (ouverts ou fermés) distribués aux adhérents. A l’automne 2002, le parti socialiste a ainsi interrogé ses militants sur six thèmes en préparation du congrès du printemps 2003. En mars 2003, l’UMP a distribué 50 000 questionnaires sur la réforme des retraites.
La démocratie participative est censée apporter une nouvelle légitimité aux partis mais elle ne répond pas aux demandes de débat. Or celles-ci trouvent une autre réponse dans les expériences de démocratie délibérative, réalisées dans les mouvements sociaux. Car c’est moins la quantité de participation qui est en jeu que sa qualité. Aussi les partis organisent-ils de plus en plus fréquemment des forums ouverts à la société civile 6. Ils mettent en avant la création d’espaces de discussion, mais leur influence dans les processus d’élaboration des projets reste négligeable. La délibération permet l’enrichissement intellectuel des militants, elle ne constitue ni un processus de décision, ni un processus de préparation à la décision. Le débat en congrès, par exemple, ne vise pas tant à convaincre des délégués socialistes, déjà mandatés, qu’à faire remonter les idées vers les dirigeants sans que ceux-ci ne soient soumis à une quelconque contrainte. La communication « ascendante » est encadrée ou canalisée. Dans de nombreux cas, les occasions de débattre sont aussi utilisées comme des moyens de communication « descendante » : elles permettent à l’élite partisane d’exposer devant les militants des propositions élaborées de manière autonome par des commissions s’appuyant sur des réseaux d’experts. Ces délibérations sont alors avant tout pédagogiques : elles mettent en scène les élites internes et apportent aux militants informations et arguments. L’élaboration des programmes et des projets politiques reste le domaine réservé des dirigeants et des comités de spécialistes et d’experts. Ainsi, lorsque les partis français affirment multiplier les occasions de débattre, les conditions de ces discussions restent maîtrisées par les dirigeants et leurs conséquences volontairement limitées.
1 / Pascal Perrineau, “Les renouveaux de l’action politique”, Vingtième siècle, n° 60,1998, p. 114
2 / Dominique Andolfatto, Fabienne Greffet, Laurent Olivier, dir., Les partis politiques. Quelles perspectives ?, L’Harmattan, 2001.
3 / Florence Faucher, Les habits verts de la politique, Presses de Sciences Po, 1999.
4 / Les partis britanniques utilisent systématiquement le vote postal mais les Français préfèrent organiser des scrutins lors de réunions partisanes afin de mieux pouvoir contrôler les opérations de vote et les identités.
5 / Libération, 5 novembre 1999.
6 / Laurent Olivier, « Ambiguïtés de la démocratisation partisane en France (PS, RPR, UMP) », Revue française de science politique, n° 53 (5), 2003, pp. 761-790.