Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
De l’horloge qui sonne au clocher du village à la montre bracelet qui obéit à la pulsation des quartz, de la clepsydre aux cadrans omniprésents sur nos appareils domestiques ou dans les lieux publics, se dessine une histoire des représentations du temps. Les instruments de mesure, et les principes qui les sous-tendent, sont le reflet d’époques dont certaines nous paraissent révolues. Le temps a une histoire dans laquelle se conjuguent les rythmes individuels, familiaux, collectifs. Est-il pour autant, ce temps qui nous échappe, négociable, choisi, malléable ou adaptable ? N’est-il pas sans cesse réinterprété, recomposé, re-conjugué ?
Le temps : nous l’habitons et il nous habite, il nous est à la fois extérieur et intérieur. Il rythme les séquences de nos existences. Comme le remarquait Norbert Elias, les mots changent pour le qualifier. « A certaines époques, les hommes utilisaient la notion de “sommeil” là où nous parlerions de “nuit”, celle de “lune” là où nous parlerions de “mois”, celle de “moisson” ou de “récolte” là où nous parlerions d’“année” » (Du temps, page 51). Le sens des mots s’inscrit dans un rapport entre l’homme et la nature, il est connoté par les activités quotidiennes de l’homme. Quand celles-ci changent, les désignations du temps sont transformées.
Une période n’est-elle pas en train de s’achever ? A la société agricole et rurale avait succédé une société industrielle et fordiste, qui a organisé le temps comme elle a structuré l’activité économique. Le Charlot des Temps modernes est présent dans toutes les mémoires : ses mains vissées sur la chaîne de production poursuivent les mêmes gestes alors même que la machine s’est arrêtée. Dans les années 50, les congés payés et les colonies de vacances ont amplifié la structuration du temps social. Quittant l’usine le même jour, on se retrouvait sur la route le lendemain.
L’évolution récente des loisirs, la réduction du temps de travail et sa flexibilisation ont poursuivi un mouvement déjà largement amorcé. Dans tous les domaines, loisirs, familles, et, dans une certaine mesure, travail, une plus grande place est accordée à l’individu et à ses choix. Le temps serait-il devenu une marchandise, que l’on négocie, que l’on s’approprie ? Objet de rapports de force parfois mal identifiés, le temps pourrait aussi bien faire l’objet de conquêtes.
Qu’en est-il désormais des temps collectifs, de ces moments passés ensemble où l’on se frotte, où l’on sait que l’on poursuit la même route parallèle, où l’on se rencontre régulièrement ? Leur érosion certaine n’a pas que des conséquences pratiques. Certes, que d’énergie dépensée à harmoniser les temps familiaux ! Que de fatigue accumulée dans les transports publics ou sur les autoroutes ! Que de difficultés pour se rencontrer et travailler ensemble au sein d’une même entreprise ! Devant cette complexité, on voudrait pouvoir négocier les rythmes communs, aménager les temps passés ensemble. Villes et collectivités qui ont créé un « bureau des temps » veulent en tenter l’expérience.
Mais l’enjeu n’est pas encore limité à la définition d’une instance politique ou sociale qui pourrait permettre de conjuguer ce qu’aucun acteur ne peut à lui seul maîtriser. Vivre ensemble, inscrire dans la vie de chacun des temps personnels et collectifs, ouvre peut-être à la reconnaissance d’une interdépendance, d’un monde partagé. Evénements, dates, anniversaires, tous les instants qui s’inscrivent dans une mémoire, prennent sens quand ils sont reliés, articulés les uns aux autres. L’univers religieux l’avait parfaitement saisi, reliant par le prisme du calendrier une mémoire chrétienne au quotidien des saisons. En Occident, le monde partagé renvoyait au récit d’un homme, Jésus, figure d’une humanité en devenir.
Quand l’engagement dans le monde, engagement politique, social ou religieux, se singularise ou s’atomise, le sens de l’être au monde se dilue ou s’atrophie. La fragmentation des temps collectifs contribue à ce mouvement de sécularisation. Dans un mouvement inverse, tenter de renouer les fils des rythmes sociaux, n’est-ce pas contribuer à retisser la trame qui lie le passé d’une mémoire collective à l’espérance d’un monde commun ?