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Le pain quotidien du crédit et des opérations financières, c’est la durée extensible indéfiniment, flexible comme un élastique, pouvant s’allonger de zéro, l’instant présent, à l’infini des emprunts non remboursables. La farine de ce pain, c’est la promesse de recevoir, plus tard, un peu plus, en contrepartie de ce qui est cédé aujourd’hui.
Du coup, le crédit a des relents de créance, de croyance, de confiance, voire de « foi publique » selon l’expression des Conventionnels de la Révolution française. Tous ces mots ont une connotation religieuse rarement bien consciente, mais suffisamment présente pour provoquer une réaction contre ce que le vieil Hugo avait pressenti : « L’avenir n’est à personne, l’avenir est à Dieu, et chaque fois que l’heure sonne, tout ici-bas nous dit adieu. » Aussi discrète soit-elle, la coloration religieuse de ce commerce des promesses heurte de front la modernité faite de science, de maîtrise, de calcul et d’équivalence.
Dire que la finance scientifique est née au XVIIIe siècle du refus de l’interférence religieuse dans le crédit, c’est une évidence ; dire qu’elle cultive le goût de l’immédiat est une façon de dire la même chose : au siècle des Lumières, les financiers sont passés de l’arithmétique politique, comme on disait alors pour mesurer le service de la dette publique, à l’actualisation en avenir incertain. Comme toute révolution culturelle, celle-ci s’est faite par une combinaison d’outils déjà disponibles, d’une part, les intérêts composés, d’autre part, les probabilités. Ces deux outils ramènent mathématiquement l’avenir « qui est à Dieu » au présent chiffré immédiatement maîtrisable. L’actualisation, évaluation de la valeur pour aujourd’hui d’un revenu futur, relève de la même logique que celle des probabilités qui résument en un chiffre actuel des événements aléatoires qui se réaliseront peut-être dans le futur. Le premier témoignage en fut la solution du problème dit « des partis » (autrement dit de la répartition) qui permit à Blaise Pascal de poser les principes d’un calcul probabiliste rigoureux. Ce problème des partis reflétait déjà l’impératif moderne que l’on retrouve dans l’actualisation : comment en toute justice répartir la cagnotte d’un jeu de hasard lorsque le jeu est interrompu avant la fin ? En d’autres termes, comment incarner dans le paiement actuel l’avenir hasardeux ? C’est le problème même de la finance moderne.
Ces deux outils de base, intérêts composés et probabilités, portaient dès leur naissance les aspirations fondamentales de la rationalité instrumentale : neutraliser l’inconnu du lendemain, ajuster les prestations réciproques lorsque l’une d’entre elle implique une part d’inconnu. Il fallait établir scientifiquement la stricte équivalence entre la prestation actuelle et la contrepartie promise, aussi incertaine soit-elle. Si la finance consiste bien à ramener le lointain hasardeux à son évaluation d’aujourd’hui, le corollaire en est massif : le culte de l’actuel souvent reproché au financier n’est pas une question de goût ni de mode ; l’actuel est le fondement de la logique financière. Aussi lointain que soit le terme : dix ans, trente ans, indéfini, la finance le chiffre au présent. Du coup, elle devient un temple de l’immédiat qui fait feu de tout bois : jadis la malle poste, naguère le télégraphe, aujourd’hui le net. Tout indicateur économique, toute déclaration politique sont immédiatement interprétés – pas toujours intelligemment – et traduits en chiffre.
Le court-termisme du financier est donc encore trop peu dire puisque, plus court encore que le court terme, le financier ne jure que par l’actuel. Reprocher à la finance son culte de l’immédiat revient à reprocher à la modernité d’être moderne.
Les financiers, ces grands prêtres de la société de l’immédiat, pratiquent le rite de l’actualisation. Mais le contexte historique changeant a provoqué la mise au point de produits financiers nouveaux. Dans sa Brève histoire de l’euphorie financière, Galbraith prétend que les financiers réinventent à chaque génération le même instrument, le levier. Le levier financier consiste à emprunter en s’engageant à payer un taux d’intérêt prédéterminé, puis à placer l’argent ainsi emprunté en vue d’une rémunération que l’on espère supérieure. La différence des deux rémunérations se fonde sur la seule justification possible du profit financier : le risque. La remarque de Galbraith, que les financiers réinventent en permanence le levier, n’est pas entièrement fausse ; mais elle passe à côté de l’essentiel : sous les formes changeantes de produits financiers nouveaux, il s’agit toujours d’honorer la fonction traditionnelle de toute activité financière, l’actualisation, c’est-à-dire la neutralisation symbolique du risque. Pas plus que ses contemporains, le financier n’aime le risque. Et la confiance, aussi incontournable soit-elle, lui brûle les doigts. Mais, comme ses contemporains, le financier aime l’argent « cette espèce de sacrement matériel qui nous donne la domination du monde » disait Claudel. Et cet argent, c’est la loi du temps, ne peut venir sans risque.
Dans la classe des financiers, tous ne veulent pas assumer au même degré cette contradiction entre la durée et l’immédiat. Ce qui a conduit, outre des opérations de truands, puisqu’il faut appeler par leur nom les manipulations des cours et la créativité comptable, à de nouveaux produits financiers, les produits dérivés, qui permettent de répartir les risques selon les acteurs et les durées. L’option est, parmi tous les produits financiers nouveaux, le plus connu. La combinaison de plusieurs options, de nature différente, dans le même produit dit « structuré » permet des configurations extrêmement nombreuses. Cette inventivité financière répond au besoin de calculer – modernité oblige – et donc de limiter les risques pris par chacun. La caractéristique propre de ce type d’opération est que chaque intervenant sur le marché, tour à tour et parfois en même temps, prend et limite ses risques. Les configurations plus compliquées, utilisées notamment par les hedge-funds, littéralement les bien mal nommés « fonds de couverture », combinent, dans un but spéculatif, des produits dits alternatifs à fort effet de levier permettant des gains rapides, et des pertes aussi rapides.
Réflexe typiquement moderne, l’incertitude exacerbe le besoin de sécurité, et non pas la confiance ; ce qui renforce le culte de l’immédiat et justifie l’emprise de la logique financière. Mais le pompier qui éteint le feu du risque économique n’est-il pas également un peu le pyromane qui contribue à l’incertitude ?
Edredon qui amortit les chocs de l’économie réelle ? Ou bien levier qui fonctionne à rebours et accentue les variations erratiques ? Le débat reste ouvert. Les études commandées par les autorités de marché sur les effets de hedge-funds et autres placements alternatifs autorisent des interprétations opposées. En réalité, le dilemme n’est pas nouveau.
Depuis la plus haute antiquité, le crédit commercial, apparu bien avant la monnaie, fait assumer au vendeur les risques financiers de non-paiement. L’acheteur jouit dès maintenant du produit, alors même qu’il ne sait pas toujours s’il pourra rembourser. En revanche, le crédit permet de rendre l’activité économique du producteur plus régulière. Le producteur échappe ainsi aux variations de la demande solvable. Mais cette forme la plus simple d’opération financière a également une contrepartie ; elle conduit parfois à tromper les marchés en affichant des chiffres d’affaires artificiellement gonflés.
Guère plus compliqués que le crédit commercial, les marchés à terme, où prix, quantité et qualité sont déterminés aujourd’hui mais ne sont effectués qu’à une date ultérieure, a lui aussi des effets contradictoires. Les premiers marchés à terme furent organisés voici plus de cent vingt ans aux Etats-Unis pour couvrir les risques agricoles. Aux risques biopédoclimatiques s’ajoutent aujourd’hui les risques politiques liés à l’insécurité juridique, à l’insuffisance des contrôles, à l’opacité des procédures d’exécution, aux changements de réglementations, à l’ouverture ou à la fermeture des frontières. Sans parler des risques économiques liés à l’évolution des marchés et des revenus, ou encore aux variations monétaires. Toutes ces incertitudes sont neutralisées par le contrat à terme. Puisque le vendeur sait immédiatement ce qu’il touchera demain, et l’acheteur ce qu’il recevra. Malheureusement, le contrat à terme peut aussi alimenter la spéculation à découvert. Je vends ce que je ne possède pas dans l’espoir que, le terme échu, j’achèterai à moindre prix ce que je dois livrer. Le risque ne disparaît pas, il n’est que déplacé.
En se focalisant sur les variations des prix plutôt que sur les conditions socio-économiques à venir, le spéculateur émet de faux signaux sur les prix, biaise l’information économique et contribue à une mauvaise allocation des ressources qui pèse sur la croissance économique et finalement sur l’emploi. La bulle technologique des années 1995 laisse encore des traces. De telles spéculations sont habituellement justifiées parce qu’elles rendent le marché plus liquide. C’est possible. En revanche, elles contribuent à une évaluation non pas arbitraire, mais conventionnelle, séparant les prix du marché des conditions réelles de la vie économique, favorisant les réactions brutales et, par réaction, l’utilité des instruments de couverture. En paraphrasant Jolly Jumper, le cheval de Lucky Luke (il parlait de l’institution du mariage) des observateurs facétieux qualifient les produits dérivés « d’instruments extraordinaires qui permettent de résoudre les problèmes qui, en leur absence, ne se seraient pas posés ». Le jugement paraîtra outrancier, mais il a le mérite de rappeler à sa manière la contradiction financière fondamentale de la durée saisie dans l’immédiat.
Une approche bienveillante de la spéculation, qui cherche à percer l’avenir des comportements boursiers plutôt que celui des agents de l’économie réelle, est proposée par l’analyse « chartiste » ; elle table sur la régularité des graphiques. Les procédures plus élaborées n’utilisent plus les graphiques ; elles font appel au Modèle d’équilibre des actifs financiers, au Modèle d’évaluation par arbitrage, ou à leurs versions récentes. Toutes ces représentations reposent sur les probabilités, c’est-à-dire sur l’hypothèse, fragile à long terme, de la répétition des variations passées. Elles permettent de tester les corrélations entre la variation d’un actif et la variation du marché, d’évaluer la part prise par un gestionnaire à la réussite d’un portefeuille de valeurs mobilières, de comparer les résultats de divers fonds communs de placement en tenant compte des risques assumés par chacun d’eux. Mieux encore, en combinant intelligemment les régularités statistiques, certains modèles permettent de savoir si un actif est surévalué ou sous-évalué par rapport à sa tendance probable, et, couplé à un système électronique de passation des ordres de bourse, à faire de l’arbitrage, et de gagner presque à coup sûr en tablant sur les incohérences du marché. Tout se joue alors sur la rapidité et la sophistication des calculs, ce qui explique le rôle central joué ici par les mathématiciens informaticiens.
Ces modèles financiers sont l’arrière-fond scientifique de ce que les petits boursicoteurs vivent au jour le jour face à leur écran d’ordinateur. La possibilité d’acheter et de vendre directement « en ligne », mieux, de choisir l’instant où l’ordre est donné, en tenant compte de l’évolution passée et de la tendance instantanée des cours, crée l’impression d’une maîtrise immédiate. Comme dans l’analyse chartiste et les modèles statistiques, il s’agit là d’un jeu de miroir qui n’intègre que de très loin les conditions socio-économiques et conduit à des prix conventionnels. Lorsque l’avenir est parfaitement opaque, le prix se détermine en effet par une évaluation en abyme où chaque opérateur s’interroge sur l’opinion des autres opérateurs, et donc sur l’opinion que les autres se font de sa propre opinion à lui, et donc sur l’opinion que les autres se font de son opinion sur leur opinion : comme deux miroirs face à face qui se renvoient indéfiniment la même image. Dans une telle situation spéculaire le moindre indice, la moindre rumeur, cristallise le prix boursier sur un montant conventionnel, fruit de l’ignorance de chacun, et crée « l’objectivité » collective qui s’impose à tous par le prix du marché. Il est alors parfaitement rationnel d’agir par mimétisme dans ce cadre d’incertitude. On est sûr de gagner en faisant comme tout le monde, et si possible avant tout le monde afin de gagner gros en « volant le départ » comme disent les Américains.
Le goût de l’immédiat n’est pas réservé au spéculateur. L’investisseur est également piégé par son souci de saisir aujourd’hui ce qui va peut-être se réaliser demain dans l’économie réelle. En examinant les indicateurs fondamentaux de l’économie, en scrutant le taux d’endettement, le taux d’investissement, l’évolution du chiffre d’affaires, de la marge opérationnelle, etc., l’investisseur pense entrevoir le niveau futur des marchés financiers. En réalité, jamais les prix du marché ne rejoignent les prix voulus par les conditions structurelles de l’économie. La raison essentielle en est que fait partie des conditionnements de l’économie réelle l’évaluation du temps source intarissable de risque, avec son évaluation subjective. On retrouve ici l’aporie à laquelle se heurtait déjà l’économie classique du XVIIIe siècle qui prétendait mesurer la valeur économique, qui est de l’ordre de la convention sociale, à l’aune de la physique, le temps de travail. Le camion disponible aujourd’hui n’est pas le même objet économique que le même camion livrable demain. Car entre aujourd’hui et demain s’interposent le risque et ses potentialités cachées dans la durée.
Cette incidence psychosociale se reflète dans les prix boursiers à l’exemple du PER (Price Earning Ratio), cette référence un peu simpliste mais très utilisée dans l’évaluation des actions. Le PER se présente comme le rapport entre deux grandeurs objectives : le prix de l’action et le bénéfice par action. A l’analyse il est facile de montrer que cette « objectivité » se décompose, dans tous les sens du terme, sous la pression de trois éléments : la part des bénéfices distribués à l’actionnaire, qui relève d’une décision tactique, puis la croissance endogène de l’entreprise, qui demeure en grande partie aléatoire, enfin le taux d’actualisation, qui est l’évaluation
du temps et donc du risque. Le taux d’intérêt, généralement pris comme substitut au taux d’actualisation, comme toute valeur économique en milieu incertain, dépend en partie d’une appréciation conventionnelle.
Les prêtres de l’immédiat financier appréhendent le risque, dans les deux sens du mot ; ils en ont conscience et ils le craignent. L’objectivité qui leur permettrait de réduire l’incertitude de l’avenir par le calcul des probabilités leur échappe en partie. A leur corps défendant, ils sont condamnés à la confiance ; ils ne peuvent que répartir le risque, ce qui n’est déjà pas si mal, mais non le supprimer. L’appréhension du risque les conduit finalement avec juste raison, c’est-à-dire avec la rationalité instrumentale de la société moderne, à célébrer dans le sacrement de l’actualisation le culte de l’immédiat.