Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site
Dossier : Libéralismes économiques

Les identités libérales


Resumé Les différentes figures du libéralisme. Contradictions entre les valeurs de la modernité.

Quiconque se regarde dans le miroir de la modernité aperçoit une image en miettes : ici le « bon » libéral politique, pétri de contrat social et de démocratie, là le « mauvais » libéral économique où le cynique l’emporte ; ailleurs le libéral « humaniste » qui promeut, dans l’esprit des Lumières, le respect d’autrui, les sentiments moraux ou la raison partagée, plus loin le « néo-libéral » qui ne jure que par les procédures rationnelles du marché concurrentiel. Clignote aussi devant ses yeux le libéral « individualiste » qui signe un progrès moral, soucieux de la liberté d’autrui, bien éloigné du libéral « ultra » soupçonné d’égoïsme. Les Etats-Unis connaissent le « libéral » qui, à la manière d’une certaine gauche française, attend de l’État non seulement la sécurité des individus et la sûreté des transactions, mais encore la santé, un niveau de vie décent, un travail rémunérateur respectueux de l’écologie, un environnement agréable et des loisirs confortables. Face à lui se dresse le libéral pur et dur, « libertarien » comme on dit là-bas, méfiant envers l’État et ne comptant que sur la liberté individuelle procurée par la propriété privée. En Europe, le libéral de progrès, incarné jadis par le parti « radical », farouchement opposé à toute tentative de restauration venue des milieux royalistes ou cléricaux, ne se confond pas avec le « conservateur » d’aujourd’hui soupçonné de vouloir conserver aux riches leur sinécure et aux puissants leur pouvoir. Et où placer les « professions libérales » ? Et le juif « libéral », ou le protestant « libéral », qui pondèrent l’autorité religieuse par une libre interprétation des textes sacrés ?

Recherchant derrière ce miroir brisé, du côté des fondements philosophiques, l’homme de la modernité découvrira un Janus à deux têtes : d’une part, les « Droits naturels », que chaque individu obtient de la nature – de l’Être suprême, dit le préambule de la Déclaration de 1789 – avant toute idée de société, et qui ne dépendent donc pas des institutions humaines : liberté, propriété, sûreté, et résistance à l’oppression ; d’autre part, l’» utilitarisme » du xixe siècle, qui croyait en l’efficacité du marché, et qui visait, selon le mot de John Stuart Mill, le plus grand bonheur pour le plus grand nombre - autorisant ainsi l’écrasement des minorités et des individus au nom de l’intérêt de la majorité. Bref, ce miroir brisé reflète une modernité en mal d’identité morale, économique, religieuse ou politique.

L’unité libérale

Les libéraux rejettent ces oppositions qui fragmentent indûment le libéralisme. Le libéralisme du xviiie siècle se présentait comme un courant unifié autour de la défense de l’individu face à la sauvagerie des rois et des ecclésiastiques. Il exprimait une tendance naturelle de l’être humain à échanger pacifiquement des paroles, des services ou des objets, sans distinguer entre le politique, le moral, l’économique et le religieux. La division du travail et des intérêts, pierre d’achoppement de tout lien social, fut même présentée par Adam Smith comme une sorte de grâce unifiante inscrite dans la nature humaine : « La division du travail n’est pas le fait d’une quelconque politique humaine, mais la conséquence nécessaire d’une disposition naturelle tout à fait particulière à l’homme, à savoir la disposition à permuter, troquer et échanger. » dit-il dans son Cours de jurisprudence. Ailleurs, il parle de cette « propension directe dans la nature humaine », qui n’est l’effet « d’aucune sagesse humaine ».

Cette fascination pour un lien social qui ne dépende pas de la volonté d’un homme ou d’un groupe demeure commune à tous les courants libéraux jusqu’à aujourd’hui : « Entrez à la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des Cours. Vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l’utilité des hommes. Là, le juif, le mahométan et le chrétien traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de même religion, et ne donnent le nom d’infidèles qu’à ceux qui font banqueroute ; là, le presbytérien se fie à l’anabaptiste, et l’anglican reçoit la promesse du quaker… » (Voltaire, 6 e Lettre anglaise). Montesquieu renchérit, dans L’Esprit des lois : « Partout où les mœurs sont douces il y a du commerce, partout où il y a du commerce les mœurs s’adoucissent. L’effet naturel du commerce est de conduire à la paix. »

De nos jours encore, ce lien social naturel, qui ne fait appel à aucune autorité extérieure, fascine les libéraux. Jacques Rueff découvrait chez Jacques Monod les structures biologiques autogénératives. Dans l’esprit des physiocrates de jadis qui cherchaient dans les sciences naturelles le schéma des bonnes lois humaines, Jacques Rueff voyait dans les structures autogénératives le syndrome de l’organisation sociale libérale.

Dialectique de la liberté et de la contrainte

Malheureusement, elle n’est que théorique cette harmonie spontanée, « fruit de l’activité des hommes mais non pas de leur dessein », selon l’expression d’un philosophe écossais au siècle des Lumières, Adam Fergusson. Car la propension naturelle au doux commerce nourrit en son cœur sa propre négation. Le moindre contrat entre deux individus en montre déjà la nécessité : si la liberté de chacun est requise pour passer un contrat, la liberté d’un seul ne peut pas suffire pour le rompre : il y faut l’accord du partenaire, ou, à défaut, l’arbitrage et la sanction d’une autorité extérieure. Dans le libre échange, chacun poursuit son propre intérêt…, qui n’est pas toujours atteint. Outre les conditions institutionnelles soulignées déjà par David Hume (triple respect des personnes, des biens et des engagements, avec ce que çela suppose de contrainte policière), il y faut des circonstances favorables, que le marché ne peut pas garantir.

En supposant même toutes les conditions réunies d’un marché de concurrence pur et parfait, le libre échange ne peut donner ses fruits économiques que s’il est en permanence encadré par l’autorité publique. En effet, un marché pur et parfait conduirait au monopole ; de plus, il n’assurerait pas à coup sûr le plein emploi, ainsi que l’a montré Keynes réfléchissant sur la crise économique de 1929. Dans la pratique, ceux qui échangent ignorent le plus souvent les conditions concrètes des co-contractants, ils doivent assumer des coûts de transaction, ils se heurtent à des productions non séparables et subissent les dissymétries d’information. Félicité sur ce point par François Perroux, Friedrich Hayek – référence obligée du néo-libéralisme – rappelle que le marché ne se contente pas de refléter les informations venues d’ailleurs, il en produit de nouvelles : en mettant en concurrence les vendeurs, l’acheteur révèle ce que le marché peut offrir de meilleur. Le vendeur, mettant en concurrence les acheteurs, révèle quant à lui les biens les plus rares. Bref, le marché « engendre un ordre spontané » dit Hayek. Cet oxymore (un ordre « engendré », toujours en devenir, c’est-à-dire un désordre permanent) fait du marché l’équivalent social de la marche à pieds qui, selon les ergonomes, est une chute perpétuellement amortie. Dans une société libérale, c’est l’organisation et ses contraintes qui servent d’amortisseurs. Contre la main invisible providentielle, Mandeville avait déjà prévenu le lecteur de sa Fable des abeilles : « Les vices des particuliers, ménagés avec dextérité par d’habiles politiques (souligné par nous), peuvent être tournés à l’avantage du public. », ce que confirmera Helvétius quelques décennies plus tard : « Des motifs d’intérêt temporels, maniés avec adresse par un législateur habile (id.), suffisent pour former des hommes vertueux. »

Le dilemme libéral

Finalement, la confusion actuelle entre les différentes figures du libéralisme provient de la contradiction entre les valeurs empilées par la modernité. Liberté depuis le xviii e siècle, efficacité depuis le xix e, justice depuis le xx e : des valeurs contradictoires. Soit le libre échange est un moyen pour atteindre la liberté, l’efficacité et la justice ; du coup ces valeurs doivent être définies en dehors de la sphère économique, par des instances politiques ou sociales. Ainsi, en toute logique, Jacques Rueff faisait de la libre fluctuation des prix le moyen respectueux des libertés individuelles, au service d’une justice qui ne dépend pas du marché, et l’État libéral peut être aussi social qu’on veut. L’autre branche du dilemme fait de la concurrence non pas un moyen mais un but qui s’identifie à la liberté. Toute la politique libérale se concentre alors sur l’organisation du libre échange et les procédures de marché : ainsi le posent Rothbard, Hayek, Robert Nozick. Du coup l’injustice se niche dans des procédures, toujours insatisfaisantes, qui ne peuvent jamais se dégager de leur contexte historique. Paul Ricœur l’a montré à propos de John Rawls. Le « voile d’ignorance », tout comme l’impératif catégorique kantien son lointain ancêtre, supposés donner accès de plain-pied à l’universel, sont en fait toujours vécus dans des situations sociales particulières et sont grevés, chacun à sa façon, de relativité historique. Quant à l’efficacité, elle demeure, elle aussi, engluée dans le bourbier social. Efficacité pour qui et pour quand ? Hayek le reconnaît avec lucidité : « Dans quelle mesure devons-nous encourager chez les jeunes l’idée que, là où ils essayent sérieusement, ils doivent réussir, ou faudrait-il plutôt insister sur le fait que rien n’empêchera que certains réussiront qui n’en sont pas dignes, alors qu’échoueront certains qui auraient mérité de réussir ?»  1. Tel est le dilemme libéral.



J'achète Le numéro !
Dossier : Libéralismes économiques
Je m'abonne dès 3.90 € / mois
Abonnez vous pour avoir accès au numéro
Les plus lus

Les Marocains dans le monde

En ce qui concerne les Marocains, peut-on parler de diaspora ?On assiste à une mondialisation de plus en plus importante de la migration marocaine. On compte plus de 1,8 million de Marocains inscrits dans des consulats à l’étranger. Ils résident tout d’abord dans les pays autrefois liés avec le Maroc par des accords de main-d’œuvre (la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais désormais aussi, dans les pays pétroliers, dans les nouveaux pays d’immigration de la façade méditerranéenne (Italie et ...

L’homme et Dieu face à la violence dans la Bible

Faut-il expurger la Bible ou y lire l'histoire d'une Alliance qui ne passe pas à côté de la violence des hommes ? Les chrétiens sont souvent gênés par les pages violentes des deux Testaments de la Bible. Regardons la Bible telle qu’elle est : un livre à l’image de la vie, plein de contradictions et d’inconséquences, d’avancées et de reflux, plein de violence aussi, qui semble prendre un malin plaisir à multiplier les images de Dieu, sans craindre de le mêler à la violence des...

Un héritage tentaculaire

Depuis les années 1970 et plus encore depuis la vague #MeToo, il est scruté, dénoncé et combattu. Mais serait-il en voie de dépassement, ce patriarcat aux contours flottants selon les sociétés ? En s’emparant du thème pour la première fois, la Revue Projet n’ignore pas l’ampleur de la question.Car le patriarcat ne se limite pas à des comportements prédateurs des hommes envers les femmes. Il constitue, bien plus, une structuration de l’humanité où pouvoir, propriété et force s’assimilent à une i...

Du même dossier

Libéralisme et socialisme

Resumé Le libéralisme et le socialisme semblent s’opposer comme deux philosophies de l’homme et de la société. Pourtant, le socialisme est aussi une philosophie de la liberté. Les penseurs libéraux ne se sont pas privés d’attaquer violemment, dès ses premières formulations, la « présomption fatale » du socialisme, aussi bien dans son idée de buts assignés à l’activité économique et à la vie sociale que dans sa philosophie de l’homme et de la liberté 1.À partir des années 1930, et plus encore apr...

Critique de la justice sociale selon Hayek

Resumé Une doctrine qui associe la liberté économique et un autoritarisme politique éventuellement liberticide. Le « néo-libéralisme » est une catégorie vague, commode surtout pour regrouper des auteurs d’horizons théoriques et idéologiques très divers. Friedrich Hayek, dont les ouvrages ont été loués par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, préfère se présenter comme un « vrai libéral ». Il revendique l’héritage de David Hume et Adam Smith, fondateurs au xviii e siècle d’un libéralisme reposant ...

L'ambiguïté historique du monétarisme libéral

Resumé L’éclairage de l’histoire sur la question de l’autonomie des Banques centrales – à qui profite-t-elle ? - et sur le rapport entre libéralisme économique et démocratie libérale. Depuis les économistes classiques, la théorie économique traite de la monnaie de manière ambiguë : d’un côté, les institutions monétaires sont l’objet de discussions détaillées, de l’autre, les ajustements des marchés réels (les biens, le travail, la terre, le capital) sont étudiés sans tenir compte de l’impact que...

Du même auteur

Finance en entreprise, la tentation de l'absolu

Resumé Pour l’entreprise et les investisseurs, l’argent offre indicateurs et objectifs : des critères qui ne sauraient être absolutisés. L’entreprise, cet ectoplasme économique, est le plus curieux de tous les événements sociaux. Organisation rationnelle servie par son mode de régulation hiérarchique, l’entreprise est également son contraire, un jeu de règles à effets de sens, où les divers partenaires combinent leurs pouvoirs en mélangeant, avec les contraintes rationalisées par les sciences, d...

L'immédiat financier

Crédit, investissement, opérations de marché..., le rapport au temps de nos sociétés est marqué par la place prise par la sphère financière et par ses paradoxes. Le pain quotidien du crédit et des opérations financières, c’est la durée extensible indéfiniment, flexible comme un élastique, pouvant s’allonger de zéro, l’instant présent, à l’infini des emprunts non remboursables. La farine de ce pain, c’est la promesse de recevoir, plus tard, un peu plus, en contrepartie de ce qui est cédé aujourd’...

Les placements éthiques dans la régulation du capitalisme

Après l’Etat et les salariés, après les consommateurs, les actionnaires, à travers des fonds communs, imposent de nouvelles normes sociales. Mais le système capitaliste montre ici sa capacité d’adaptation : il assimile les critiques sociales en les convertissant à sa logique. Les fonds éthiques jouent un rôle modeste mais effectif. Les fonds de placement éthiques, en progression rapide, représentent près de 3 000 milliards de dollars, les deux tiers d’origine américaine, un quart d’origine angla...

1 / Friedrich Hayek, Droit, législation et liberté , t.2, Le mirage de la justice sociale , Puf, 1981, p. 90.


Vous devez être connecté pour commenter cet article
Aucun commentaire, soyez le premier à réagir !
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules