Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
En 1991, Michel Albert 1 le soulignait : le libertarisme anglo-saxon n’est pas l’unique manière de penser le capitalisme. Ce dossier voudrait approfondir la question suivante : le libertarisme qui, depuis les années 80, tente de s’imposer comme l’unique figure du libéralisme économique, est-il, au fond, l’héritier légitime des libéralismes classiques issus de l’ Aufklärung ?
On peut distinguer deux conceptions concurrentes du lien social 2. La première fait fond sur la conviction que le socius anonyme de nos sociétés modernes, est un danger pour moi, la source potentielle d’une entrave à ma liberté : homo homini lupus. Le don du lien social – par lequel je reçois de vivre avec d’autres – est alors vécu comme un piège. En un sens, les traditions politiques issues du libéralisme d’un Hobbes et qui aboutissent à une intelligence de l’Etat comme gardien de la paix civile, contre les violences – des guerres de religion d’abord, puis de toute relation humaine – reposent (en partie) sur cette conviction « pessimiste ». Non seulement l’Etat n’y est pas porteur d’un projet politique autre que de défendre les citoyens contre eux-mêmes, mais cette défiance à l’égard du lien social se retourne à son tour contre lui. D’où le souci, depuis Montesquieu au moins, de la séparation des pouvoirs garantissant que l’Etat ne pourra pas non plus abuser du monopole de l’usage légitime de la violence qui lui est accordé. Un pas supplémentaire est accompli lorsque, avec Hayek entre autres, ne concevant la société civile que comme le terrain d’une lutte à mort darwinienne, on recherche dans le marché, une « seconde Nature » – la sécurité du lien qui fait défaut à toute construction humaine… D’où une vision sacrificielle de la régulation des relations sociales 3 : si le vivre-ensemble est un piège, y a-t-il d’autre issue, pour en sortir, que de sacrifier quelques-uns sur l’autel d’un bien-être collectif exclusivement régulé par le marché ? De là, encore, le mythe de la « main invisible » : prétendument appuyé sur la mécanique d’une Nature marchande intangible, il entend être soustrait du débat public, fondement du projet démocratique…
Cette acception pré-moderne d’une Nature comme seul fondement sûr du lien est aux antipodes du projet politique libéral du xviiie siècle. Celui-ci s’élève contre l’obscurantisme des harmonies préétablies et comprend le lien social comme une promesse. Promesse dont beaucoup, de Rousseau à Rawls, en passant par Stuart Mill, Walras, Habermas, Keynes, Walzer, Stiglitz ou Sen, se font l’écho. Promesse qui demande, pour lui être fidèle, d’inventer ensemble un projet politique plus juste, d’accorder un crédit vigilant à l’Etat comme « gardien de la promesse », de débattre publiquement de nos options (sur l’impact du droit, la socialisation de la production, la monnaie…). Comment nous situons-nous au sein de ces héritages contrastés du libéralisme ? Croyant que le don du lien social est le lieu d’une expérience « théologale » 4, ressourcés à la memoria passionis d’un Galiléen sacrifié pour l’intérêt du plus grand nombre (Jn 11,49), nous ne saurions nous en remettre à une logique qui travestit ce don en mensonge et s’efforce de justifier le sacrifice des « vaincus ». Encore faut-il élaborer des propositions en vue de réaliser la promesse, toujours fragile, du vivre-ensemble. C’est ce à quoi ce dossier voudrait contribuer.
1 / Capitalisme contre capitalisme , Seuil, 1991.
2 / Paul Ricœur, Lectures 1, autour du politique , Seuil, 1991, p. 196 sq.
3 / Jean-Pierre Dupuy, Le Sacrifice et l’envie – Libéralisme et justice sociale , Hachette, Pluriel, 1992.
4 / Christoph Theobald, Le Christianisme comme style , Cogitatio Fidei, Cerf, part. IV, chap. 2, p. 731, 2007.