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Dossier : Libéralismes économiques

Critique de la justice sociale selon Hayek


Resumé Une doctrine qui associe la liberté économique et un autoritarisme politique éventuellement liberticide.

Le « néo-libéralisme » est une catégorie vague, commode surtout pour regrouper des auteurs d’horizons théoriques et idéologiques très divers. Friedrich Hayek, dont les ouvrages ont été loués par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, préfère se présenter comme un « vrai libéral ». Il revendique l’héritage de David Hume et Adam Smith, fondateurs au xviii e siècle d’un libéralisme reposant sur le respect de « l’ordre spontané » du marché. Cette généalogie très contestable lui sert pour dénoncer les erreurs intellectuelles ayant permis la constitution d’un « faux libéralisme » au xix e siècle. Le principal responsable de cette perversion du libéralisme serait John Stuart Mill. Et le projet de Hayek – qui estime écrire en pleine période de déclin de la « civilisation » – serait de restaurer la pureté de la doctrine libérale originelle.

Pourquoi Hayek considère-t-il Mill comme un ennemi de l’intérieur ? Cette figure emblématique du libéralisme politique, auteur de On Liberty (1859) et député du parti Libéral, est reconnue pour avoir pris très au sérieux les critiques formulées par les socialistes de son époque. Mill serait doublement coupable d’avoir soutenu des revendications de « justice sociale » et de ne pas avoir défendu les bonnes libertés dans On Liberty. Deux reproches révélateurs de la spécificité du libéralisme de Hayek : il repose sur une conception très restrictive de la justice et de la liberté.

Un libéralisme sans justice sociale

Qu’est-ce que la justice sociale ? Pour Hayek, l’adjectif « social » est le mot qui prête le plus à confusion dans notre vocabulaire politique. En un premier sens, est social tout phénomène produit par l’interaction de plusieurs hommes. Mais l’on qualifie aussi une action ou une institution de « sociale » pour indiquer que l’on approuve ses effets sur un secteur particulier de la société (les pauvres, les enfants etc.). L’adjectif a ainsi acquis une connotation normative. Ce second sens s’est graduellement transformé selon Hayek en une exhortation « au service d’une morale rationaliste, considérée comme devant supplanter la morale traditionnelle » 1.

L’expression « justice sociale » possède donc deux acceptions, selon que l’on retient l’un ou l’autre des sens de l’adjectif « social ». Elle peut désigner soit la justice en société soit la justice distributive, auxquelles correspondent deux types de droits différents. D’une part, les droits généraux ou droits de base que peut exiger tout membre de la société. D’autre part, les droits particuliers qui naissent des relations spécifiques, par exemple entre parent et enfant, mari et femme, patron et salarié, etc. On utilise généralement les termes « justice » ou « simple justice » pour désigner les droits de base. L’expression « justice sociale » désigne des droits particuliers auxquels correspondent des devoirs spécifiques envers les travailleurs ou les catégories sociales défavorisées.

Hayek critique le glissement de la première vers la seconde acception, dont il impute la responsabilité à John Stuart Mill. Mais cette seconde acception est bien plus ancienne. L’idée d’une responsabilité envers les « secteurs négligés de la société » n’était pas inconnue aux auteurs antérieurs à Mill. Au xix e siècle, la question des devoirs de justice envers les pauvres prit une telle importance qu’une nouvelle expression (« la question sociale ») vit le jour. L’idée cependant n’a jamais été complètement absente des débats antérieurs. Ceux-ci portaient sur l’étendue des droits des défavorisés : faut-il, par exemple, inclure dans la justice sociale des mesures spécifiques visant à favoriser l’éducation de certains groupes sociaux ?

Les obligations morales envers les parties de la société les plus défavorisées ne se résumaient pas, dans les doctrines antérieures au xixe siècle, aux seuls devoirs de bienfaisance. Dater cette idée de justice sociale d’une période récente permet à Hayek de la présenter comme une conséquence du développement des thèses socialistes. Si Mill est pour lui une cible privilégiée, c’est parce qu’il prend à cœur les critiques des saint-simoniens et propose de mettre en place des institutions favorisant la justice sociale dans le cadre de la propriété privée et de la concurrence. Hayek estime que cette perspective est absurde : la notion de justice sociale présuppose que la société est une « organisation », un ordre « construit ». C’est seulement à cette condition que l’on peut imputer des responsabilités particulières aux individus. Hayek avance une explication anthropologique du succès de l’idée de justice sociale. Cette revendication serait une résurgence de la « morale tribale » prévalant dans le « micro-ordre primitif » où quelques individus entretiennent des relations personnelles, par opposition aux relations impersonnelles de « l’ordre de marché ». La recherche de la justice sociale est anachronique, elle exprime « une nostalgie nous rattachant aux traditions du groupe humain restreint des origines, mais qui a perdu toute signification dans la société ouverte des hommes libres » 2.

Selon Hayek, la notion de justice sociale occupe une fonction rhétorique : elle permet de blâmer le système social comme s’il s’agissait d’une personne, ou de s’en prendre à ceux qui sont supposés le contrôler. En ce sens, les revendications de justice sociale constituent un anthropomorphisme. « La société est simplement devenue la nouvelle divinité à qui adresser nos plaintes et réclamer réparation si elle ne répond pas aux espoirs qu’elle a suscités ». Le caractère anonyme de « l’ordre de marché » rendrait inopérant le concept même de justice sociale. Dans un tel ordre, la justice sociale est un « non-sens », « une superstition quasi religieuse », un concept « vide et dénué de sens » 3. Si les règles relatives à la propriété et aux contrats sont respectées, il ne peut y avoir d’injustice. Dans les situations où il n’y a pas de réponse à la question » qui donc a été injuste ? », les demandes de justice sont déclarées absurdes dans la mesure où elles font valoir un droit sur la société et non sur une personne.

Or cette idée est précisément rejetée par Mill. Il commence par faire valoir que le terme justice implique « l’idée d’un droit personnel ». C’est ce qui distingue la justice de la bienfaisance. La justice est une obligation morale corrélative au droit d’une personne. Pas la bienfaisance : « Personne n’a un droit moral à notre générosité ou à notre bienfaisance, parce que nous ne sommes pas moralement tenus de pratiquer ces vertus à l’égard d’un individu déterminé » 4.

Inversement, il suffit qu’un droit appartienne à une personne pour que l’on puisse parler de « justice ». Pour Mill, un droit est une créance sur la société : « quand nous parlons du droit d’une personne sur une chose, nous voulons dire que cette personne est fondée à exiger de la société qu’elle la protège et la maintienne en possession de cette chose, soit par la force de la loi, soit par celle de l’éducation et de l’opinion ». En d’autres termes, avoir un droit, c’est « avoir quelque chose dont la société doit me garantir la possession » 5.

Ce n’est pas le propre de la justice sociale que de faire valoir un droit supplémentaire sur la société : pour Mill, les devoirs de justice correspondent toujours à des droits, et tous les droits doivent être garantis par la société. Quand Mill accole l’adjectif « sociale » au terme « justice », ce n’est pas pour désigner le garant du droit (l’idée que le garant est « la société » est déjà incluse dans la notion de justice), mais son bénéficiaire : une partie de la société, un groupe social donné. Les droits de simple justice doivent être garantis à chacun par la société, tandis que les droits de « justice sociale » doivent être garantis à quelques personnes (les plus démunies) par la société. Rien ne s’oppose, pour Mill, à ce qu’un état de fait soit qualifié d’injuste, même lorsqu’il n’y a pas de réponse à la question « qui donc a été injuste ? ». Mill critique les inégalités de la société victorienne et soutient une partie des revendications socialistes au nom du principe de justice sociale 6.

Un libéralisme liberticide

Pour Hayek, si ces revendications sont un non-sens, elles ne sont pas pour autant inoffensives. Les droits-créance (droit à la santé, à l’emploi, à des conditions de vie décentes etc.) sont non seulement absurdes, mais incompatibles avec les droits-liberté. La poursuite du « mirage de la justice sociale » contribuerait à la destruction des règles formant « l’ordre spontané ». Or, pour Hayek, cet ordre est censé garantir la liberté. Ainsi le concept de justice sociale aurait-il « servi de cheval de Troie à la pénétration du totalitarisme » 7. Dans la mesure où ce concept n’a pas de sens dans un ordre de marché, ceux qui défendent des revendications de justice sociale n’ont que deux possibilités : abandonner leurs revendications ou transformer toute leur société en une « organisation ». Et une société dont l’économie est dirigée, même en partie, devient rapidement totalitaire, estime Hayek. Il dépeint en des termes dramatiques le sacrifice imposé par la quête absurde de la justice sociale et nous enjoint de choisir entre la restauration de « l’ordre de marché » et le glissement de l’Etat-providence vers l’Etat autoritaire.

On peut toutefois se demander si ce n’est pas le libéralisme de Hayek qui est finalement autoritaire et conservateur. Il considère que la société fonctionne mieux si le « conformisme volontaire » prédomine sur l’originalité individuelle. A l’inverse, Mill défend dans On Liberty (1859) l’originalité, la spontanéité et l’individualité contre le conformisme victorien et le despotisme de la coutume. Hayek écrit d’ailleurs que Mill « poussait probablement trop loin la défense de la liberté » 8 et aurait dû se limiter à un plaidoyer en faveur de la liberté économique. Pour quelles raisons Hayek adopte-t-il un conservatisme moral, présenté comme l’indispensable complément de la lutte contre l’intervention « arbitraire » de l’Etat ? Au nom de ses conceptions « évolutionnistes » 9. Hayek écrit que l’efficacité du fonctionnement de « l’ordre spontané » du marché est garantie par le fait que cet ordre est constitué de règles issues d’un processus « d’adaptation », ou de « sélection », par un processus évolutif non intentionnel : « Les institutions se sont développées d’une manière particulière parce que la coordination des acteurs qu’elles garantissent s’est avérée plus efficace que les autres institutions possibles avec lesquelles elles se sont trouvées en concurrence et qu’elles ont remplacées » 10.

Une telle assertion soulève immédiatement des questions : si les institutions et les règles les plus efficaces s’imposent toujours en raison même de leur efficacité, pourquoi s’inquiéter de ce qui peut arriver ? Pour parer à la critique, Hayek est obligé de reconnaître, à d’autres endroits, que toutes les règles émergentes ne se valent pas. L’évolution produit toutes sortes de règles, ou institutions, dont certaines sont qualifiées de « satisfaisantes » et d’autres de « mauvaises ». Il ne se contente donc pas de constater ce qui est, mais il émet un jugement éthique sur les règles et institutions composant « l’ordre spontané ». Il procède ainsi, quitte à être incohérent, parce que les règles et les institutions telles qu’elles sont, fruits de l’évolution historique, ne lui conviennent pas. En souhaitant corriger cette évolution, il reconnaît, en fait, à un moment ou un autre, le caractère « construit » de l’ordre de marché. Il continue pourtant de le qualifier de « spontané » ! D’un côté, Hayek explique que le libéralisme s’oppose au conservatisme. D’un autre, il fustige « l’immoralisme » de Keynes, blâme « la permissivité » de Mill ou de Freud, et fait l’éloge de Burke, l’adversaire des Lumières et de la Révolution française.

Car Hayek a un projet de société très précis, qu’il appelle « démarchie » ou « démocratie restreinte ». Il s’agit d’une architecture institutionnelle empêchant toute politique de redistribution et réduisant les libertés syndicales et politiques durement acquises par les luttes sociales. Un tel projet ne s’impose pas de lui-même. Dans un entretien accordé au journal chilien El Mercurio en avril 1981, pendant la dictature Pinochet, il expliquait « qu’une dictature peut être nécessaire pour une période transitoire ». Il précisait même dans un autre entretien : « Je préfère sacrifier la démocratie temporairement – je le répète, temporairement – que la liberté [...] Une dictature qui s’impose elle-même des limites peut mener une politique plus libérale qu’une assemblée démocratique sans limites » (19 avril 1981).

Au cours de l’histoire, le terme « libéralisme » a parfois été employé au sujet de mouvements progressistes. Il désigne ici une doctrine associant autoritarisme politique et liberté économique, une doctrine soutenant que la liberté peut « temporairement » s’accommoder de la dictature. La liberté promue par ce libéralisme est de toutes façons très abstraite puisqu’elle exclut toute justice sociale : comme le reconnaît Hayek, « être libre peut signifier libre de mourir de faim » 11. Le libéralisme est décidément un terme bien flou.



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1 / Friedrich Hayek (1988), La présomption fatale : les erreurs du socialisme , Puf, 1993, p.158.

2 / Friedrich Hayek (1976), Droit, législation et liberté vol. 2 : le mirage de la justice sociale , Puf, 1981, p. 81.

3 / Ibid. , pp. 94, 80 et 83.

4 / John Stuart Mill (1861), L’utilitarisme, Flammarion, 1988, p.132.

5 / Ibid ., p. 138 et 139.

6 / Pour Mill, ce principe découle toutefois d’un « fondement encore plus profond » : l’éthique utilitariste qui oblige de compter pour autant le bonheur de chacun. Cf. Francisco Vergara, Les fondements philosophiques du libéralisme , La Découverte, 2002.

7 / Friedrich Hayek (1976), Droit, législation et liberté vol.2, op.cit ., 1981, p 164.

8 / Friedrich Hayek (1960), La Constitution de la liberté , Liberalia Litec, 1994, p 146.

9 / Pour plus de détails, cf. Philippe Légé, « Hayek : penseur génial ou incohérent ? », L’Economie politique , n°36, octobre 2007.

10 / Friedrich Hayek, Essais de philosophie, de science politique et d’économie, Les Belles Lettres, 2007 (recueil de textes publiés entre 1944 et 1967).

11 / Friedrich Hayek (1960), La Constitution de la liberté, Liberalia Litec, 1994, p.18.


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